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DossierLa robustesse pour continuer à habiter nos territoires

Compétitivité débridée, flux tendu, agriculture de précision, smart cities, etc. Paradoxalement, l’âge de l’optimisation, de la performance et du contrôle rend notre monde toujours plus fluctuant : mégafeux, dérive sécuritaire, guerre mondialisée. En nous inspirant des êtres vivants, nous pourrions apprendre une autre façon d’habiter la Terre. Alors que les sociétés humaines modernes ont mis l’accent sur l’efficacité et l’efficience au service du confort individuel, la vie se construit plutôt sur les vulnérabilités, les lenteurs, les incohérences, etc., c’est-à-dire des contre-performances au service de la robustesse du groupe. Un contre-programme ? Entretien avec Olivier Hamant, biologiste à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), chercheur à l’École normale supérieure (ENS) de Lyon et auteur d’Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant1.
Nous sommes manifestement entrés dans un cycle de crises multidimensionnelles et systémiques, qui constitue désormais non seulement notre quotidien mais aussi notre horizon. Quel regard portez-vous sur cette instabilité qui caractérise notre époque ?
Oui, ça va tanguer très fort au xxie siècle. Il est en effet trop tard aujourd’hui pour éviter les fluctuations. Mais si on veut aller au nœud du problème, ce n’est pas une crise écologique que l’on vit, ce n’est pas une crise sociale, ce n’est pas une crise géopolitique, c’est avant tout une crise culturelle. Nous sommes drogués à la performance. Et le piège, c’est que, face aux perspectives de rupture ou de crise, on tombe précisément dans le piège de la performance. Quand on fait face à une crise, quand on optimise un peu, ça peut marcher. On passe la crise mais, comme on a encore plus optimisé, on est encore plus fragile. Et dans cette dynamique, la prochaine crise pourra être fatale. La performance c’est la somme de l’efficacité et de l’efficience ; l’efficacité, on atteint son objectif, l’efficience, avec le moins de moyens possibles. L’optimisation c’est l’augmentation des performances, on atteint son objectif encore plus vite et avec encore moins de moyens. On est dans ce monde-là, qui est, comme je vous le dis, drogué à la performance. C’est pour cela qu’il y a des ruptures partout.
Mais pourquoi le recours à la performance ne marcherait pas ou plus ?
Parce qu’il y a des problèmes systémiques à la performance. Premièrement, optimiser fragilise. Quand on optimise un système, on fragilise toutes les autres fonctions. Imaginez un mégafeu dans les landes alors que tous les arbres sont alignés pour optimiser la récolte du bois : ce sont des autoroutes pour le feu ! Deuxièmement, il y a la problématique de l’effet rebond. Ça, c’est la critique de l’efficience énergétique. Quand on fait des avions qui consomment moins de kérosène, on pense que l’on fait de la sobriété. En fait, on les rend plus attractifs, moins chers, et on les multiplie. Du coup, on fait du low cost, du surtourisme, et, à la fin, on consomme encore plus de kérosène. C’est vrai pour la lessive concentrée, pour le pot de Nutella familial, tout cela pousse à la surconsommation… Troisièmement, la performance renvoie à la loi de Goodhart, qui dit que, quand une mesure devient une cible, elle cesse d’être fiable. Ce qui veut dire que tout indicateur de performance est toxique. Un indicateur de performance c’est très attractif pour le cerveau humain, mais, quand on ne voit plus que cet indicateur de performance, on oublie tout le reste. Le quatrième argument, c’est une équation, celle de la compétition. Quand on met l’accent sur la performance définie comme la somme de l’efficacité et de l’efficience, c’est toujours une performance relative. Quand on fait de la performance, on soutient la compétition. Or, dans une compétition, ce sont toujours les plus violents qui gagnent. Les sportifs sont, par exemple, violents envers leur corps. Aujourd’hui, pour être plus performant, on est violent contre les plus défavorisés, les écosystèmes, etc. Pour moi, notre quête de performance fait tout simplement une guerre à la vie, à notre monde, au climat, aux ressources naturelles, à la biodiversité, etc.
C’est avant tout une crise culturelle. Nous sommes drogués à la performance. Et le piège, c’est que, face aux perspectives de rupture ou de crise, on tombe précisément dans le piège de la performance.
En effet, on ne questionne sans doute pas assez la performance et cela aboutit à une dégradation accélérée de notre environnement, de notre habitat.
Tout à fait. Il y a deux points à mettre en avant : sur la question socioécologique, ce qui domine dans les médias, c’est le climat, réduit à une question de CO2. On passe notre temps à faire des bilans carbone. Or, le CO2 n’est qu’un symptôme, celui de notre activité, de notre hyper performance. Donc que fait-on ? On va faire des usines de capture du CO2. C’est de l’énergie, des métaux, ça ne sert à rien mais ça permet une opération financière. Des entreprises peuvent vendre des quotas carbone à des entreprises qui vont continuer de polluer. C’est une opération purement financière. Mais, je le concède, c’est aussi notre faute à nous scientifiques qui avons trop mis l’accent sur le climat. Il y a une crise climatique, mais c’est le plus mauvais levier pour changer la donne. Quand on essaie de réduire la quantité de CO2 dans l’atmosphère, on aggrave l’effondrement de la biodiversité et on aggrave les pollutions globales. C’est l’exemple typique de la batterie au lithium. Or, le levier le plus systémique c’est la biodiversité. La biodiversité, c’est positif pour la pénurie de ressources, pour le climat, c’est positif pour les pollutions globales. Ça ne coûte rien et, au niveau planétaire, le levier le plus important en la matière c’est l’agriculture. Et on a toutes les solutions : agroforesterie, permaculture, agroécologie, etc. On peut le faire aujourd’hui, on sait quel est le levier le plus systémique et pourtant on fait des usines de capture directe du CO2. Vous voyez bien le problème : ça ressemble beaucoup à une dérive sectaire où on ne questionne plus rien en restant sur les mêmes rails de la performance, quoiqu’il arrive…
Mais alors comment faire pour continuer à habiter nos territoires, notre monde ?
La performance fait tanguer le monde. Nous sommes dans un monde en rupture, ça casse de tous les côtés, les mégafeux, les méga-inondations, les méga-tempêtes, les remous sociaux, les crises géopolitiques, etc. Alors, oui, comment fait-on pour habiter ce monde-là, ce monde fluctuant ? C’est la première question que les territoires doivent se poser. La réponse on l’a sous nos yeux, les êtres vivants ça fait des années qu’ils vivent dans un monde fluctuant. Donc ils ont développé des recettes qui leur permettent de vivre dans un monde qui fluctue. Le mot clef, c’est celui de « robustesse ». Les êtres vivants sont robustes. La robustesse c’est maintenir le système stable malgré les fluctuations. C’est le roseau dans le vent qui est robuste parce qu’il est stable malgré les fluctuations. Dans le temps, c’est maintenir le système viable malgré les fluctuations. Ce qui est sélectionné au cours de l’évolution c’est la robustesse. Les êtres vivants qui ne sont pas robustes disparurent au cours de l’évolution. Ce qui est autour de nous, ce qui marche, c’est robuste.
Mais comment fait-on pour être robuste ?
Les êtres vivants sont robustes parce qu’ils ne sont pas performants ! Ils n’ont pas d’objectifs, ils ne sont pas efficaces, ils ne sont pas efficients, ils gâchent énormément de ressources ; il faut arrêter avec cette idée du vivant qui est sobre et économe ! La chaîne alimentaire ça commence avec de la photosynthèse, qui a un rendement énergétique de 1 %. Les plantes gâchent 99 % de l’énergie solaire ! Un herbivore qui mange une plante, c’est 90 % de perte. C’est un carnage de ressources. C’est beaucoup de ressources qui passent en flux, qui nourrissent l’écosystème et qui, en retour, nourrit la plante ou les êtres vivants. Un exemple, c’est la température corporelle. On est à 37 °C mais à 37° nos enzymes ne fonctionnent pas très bien. Nous n’avons pas un niveau de performance métabolique très élevé. En revanche, quand on a la grippe, on monte en température. 38°, 39°, 40°… Là nos enzymes commencent à avoir une très forte performance. Et comme c’est très performant, ça nous épuise. Mais c’est là que notre système immunitaire est le plus performant. À 37 °C, on n’est pas très performant, mais on a des marges de manœuvre qu’on peut utiliser en cas de crise. Là, on bascule en mode hyper performant. En revanche, c’est transitoire, trois jours maximum à 40 °C. Après c’est mortel, on fait un burnout moléculaire. C’est pour cela que l’on revient à 37 °C. Nous, les humains du xxie siècle, on fait de la performance tout le temps et, quand il y a une crise, on se pose la question de la robustesse. Les êtres vivants font le contraire, ils font de la robustesse tout le temps et, quand il y a une crise, ils font de la performance mais sur dérogation. Les êtres vivants n’excluent pas la performance, il l’autorise. Il peut y avoir de la violence, mais c’est restreint dans le temps.
Nous sommes dans un monde en rupture, ça casse de tous les côtés, les mégafeux, les méga-inondations, les méga-tempêtes, les remous sociaux, les crises géopolitiques, etc. Alors, oui, comment fait-on pour habiter ce monde-là, ce monde fluctuant, c’est la première question que les territoires doivent se poser.
Qu’est-ce que ça peut nous dire à nous, êtres humains du xxie siècle ?
Ça nous dit qu’il faut revoir notre conception du progrès. Ça fait 10 000 ans, depuis que l’on a inventé l’agriculture, que le progrès est défini par des gains de performance. On a augmenté l’efficacité des individus, des collectifs, des entreprises, des organisations, etc. Ça a marché pendant un temps, mais nous sommes rentrés dans l’ère de la performance contre-productive. Plus nous améliorons notre performance et plus nous détruisons la viabilité de nos habitats terrestres. La nature menacée devient menaçante. On ne peut plus poursuivre dans cette voie, c’est thermodynamique. Si on continue, on va être encore plus violents avec les autres, avec les écosystèmes, on va condamner la viabilité de l’humanité sur Terre. C’est Elon Musk qui envoie sa constellation de satellites, or chaque satellite c’est 30 kilos d’aluminium, et, quand chacun redescend sur terre, il produit de l’oxyde d’aluminium en brûlant et cela augmente le trou dans la couche d’ozone.
Le progrès, si ce ne sont plus les gains de performance, qu’est-ce que c’est ?
Dans un monde de plus en plus fluctuant, ce seront les gains de robustesse. En étant de plus en plus performant, on s’est enferré dans une voie de plus en plus étroite, on s’est canalisé sur le rapport efficacité/efficience. Dans un monde fluctuant, si on est canalisé, c’est le suicide. La robustesse c’est pluriel. On diversifie, on expérimente, on explore, en permanence. Le monde qui vient c’est celui de la richesse des interactions, on quitte le monde de la pauvreté des interactions. Le monde de la performance c’est le monde de l’autoroute, on va très vite à destination mais on n’a rencontré personne sur la route. Le chemin ; c’est la vie, ce n’est pas la destination qui compte. Dit autrement, on quitte le néolithique, le moment où les humains veulent contrôler la nature, c’est ça le début du monde de la performance. Alors, dire qu’on va quitter le monde de la performance en 2025 ça paraît utopique, mais en réalité nous y sommes d’ores et déjà. Pour l’illustrer, je peux utiliser une analogie, celle de la nuée d’oiseaux. C’est un système qui bascule constamment. Ce sont toujours les oiseaux à la périphérie du groupe qui guident le groupe. Parce que les oiseaux qui sont à la périphérie du groupe, ce sont eux qui sont exposés aux fluctuations du monde, ce sont eux qui voient le prédateur arriver, la bourrasque. Ils vont se synchroniser et ils vont contaminer le cœur de la nuée. C’est comme ça que la nuée tourne. C’est la même chose pour un banc de poisson ou pour un empire. C’est toujours la périphérie qui voit les signaux faibles du monde qui vient. « La marge, c’est ce qui fait tenir les pages ensemble », comme disait Godard.
Ça veut dire que si on veut voir le monde basculer de la performance à la robustesse, il ne faut pas regarder le cœur du système ?
C’est tout à fait ça. Total, McKinsey, etc., c’est le monde d’avant qui construit des futurs obsolètes. Il faut regarder la périphérie, les collectifs de citoyens, les territoires qui sont exposés à de fortes fluctuations. Et qu’est-ce qu’on voit ? Ils sont déjà dans la robustesse. C’est l’agroécologie, par exemple. Quand on est un petit paysan à Montpellier ou aux franges d’une grande agglomération, on ne peut pas faire de l’agriculture intensive, c’est trop cher. On ne cherche plus le rendement maximal mais d’abord le rendement stable. Il faut rendre sa parcelle autonome en augmentant sa biodiversité cultivée, ce qui permet de réduire les dépendances aux engrais, à l’irrigation, aux pesticides. C’est la biodiversité locale qui fournit tous ces services, gratuitement, par les interactions. Un autre exemple, c’est le tout réparable. Aujourd’hui, il n’y a pas une entreprise qui ne se pose pas la question de la réparation de ses produits. On a pensé pendant très longtemps que ce qui stimulait l’innovation c’était la concurrence. Mais ça, ça ne marche que dans un monde stable et abondant en ressources. Dans un monde qui est instable et en pénurie chronique de ressources, le stimulant ce ne sont pas les concurrents mais… le monde fluctuant. La « concurrence libre et non faussée » c’est un reliquat du monde stable, abondant en ressource, c’est le monde du pétrole, mais c’est délirant aujourd’hui. Dans un monde instable, ce qui marche c’est l’entraide. Pour l’illustrer, on peut prendre l’exemple des districts italiens. Ce sont des PME spécialisées qui seraient très fragiles si elles étaient seules sur leur niche économique. Depuis les années 1970, elles ont mutualisé leurs moyens, elles ont fait de la coopération territoriale. Dans les années 1980, on trouvait les districts industriels ringards, c’étaient les années Reagan et Thatcher, le libéralisme flamboyant. Aujourd’hui, ils ont le vent en poupe parce que ces districts du nord de l’Italie n’ont pas délocalisé, ils ont vraiment réindustrialisé le territoire grâce à la coopération. Quand on entend en France que l’on veut allier réindustrialisation et compétitivité, il y a une vraie contradiction dans les termes. Parce que si on stimule la compétitivité, on va délocaliser forcément. Il faut stimuler la coopération territoriale, c’est ça qui réindustrialise.
Comment fait-on pour habiter ce monde-là, ce monde fluctuant ? C’est la première question que les territoires doivent se poser. Le mot clef, c’est celui de « robustesse ». Les êtres vivants sont robustes. La robustesse c’est maintenir le système stable malgré les fluctuations.
La robustesse, c’est donc le monde la richesse des interactions ?
Oui. On quitte le monde de l’abondance matérielle. C’est beaucoup plus intéressant. C’est un monde plus joyeux. Et les déclinaisons seront différentes dans chaque territoire. Un dernier exemple du basculement à ce propos : Saint-Martin-d’Auxiny, petit village du Centre-Val de Loire qui avait subi le remembrement, canalisé ses rivières, augmenté ses surfaces agricoles. Ça c’est de la performance. Mais quand on canalise ses rivières, on fait des autoroutes à eau. Et du coup, quand il pleut beaucoup, la rivière inonde la ville. Ils se font inonder une fois, dix fois et, au bout d’un moment, ils ont reméandré la rivière, ils l’ont ralentie, ils ont desoptimisé le paysage pour augmenter la robustesse territoriale. Aujourd’hui, quand il pleut, cette rivière lente inonde les parcelles environnantes mais pas la ville. Ce qui m’intéresse c’est que cela arrive aux marges et qu’on en parle au journal de France 2 à 20 h. Ça veut dire que la robustesse des marges commence à contaminer le cœur. On est dans ce monde-là et ça va très vite. On bascule dans le monde de la robustesse. Sans naïveté toutefois : il y aura beaucoup de conflits parce que les ultraperformants si obsolètes vont résister très fort.
Si c’est une révolution culturelle et pas technique, comment fait-on, dans son territoire, pour monter en robustesse ?
Tout d’abord, comprendre l’opposition entre robustesse et performance dans un monde fluctuant, donc ringardiser la performance. C’est une méthode proche de la déprise sectaire. On peut aussi faire un audit interne de la robustesse de son organisation : on liste les contre-performances de son territoire, et on voit en quoi cela ajoute des marges de manœuvre et en quoi cela nourrit la robustesse. C’est le principe de la pause-café : pas de performance mais un rituel important pour le lien social, le sentiment d’appartenance et l’échange d’idées. Une autre méthode, c’est le « stress test ». Cela répond à la faillite des indicateurs, qui ne marchent que si le monde est stable. Si demain est différent d’aujourd’hui, les indicateurs sont peu pertinents. Il s’agit de chahuter le modèle de son organisation en faisant fluctuer les paramètres de façon aléatoire. Par exemple, l’an prochain, on a un mégavirus informatique planétaire ou une inondation… Si on fait le stress test sérieusement, on implémentera des changements dans l’organisation pour augmenter les marges de manœuvre. La robustesse implique également de changer la posture du décideur. Dans le monde stable, c’est un meneur, qui va dire : « Je veux et je sais comment faire. » Dans un monde instable, en pénurie de ressource, le décideur ne doit pas être un meneur, mais plutôt un facilitateur, qui dit : « J’ai envie et je ne sais pas comment faire. ». Et cette ouverture peut fédérer un collectif dans la durée.
Le monde est malade de la performance. La robustesse c’est une pulsion humaine profonde, celle de durer et de transmettre, qui peut non seulement nous permettre de traverser les fluctuations à venir mais aussi donner du sens au monde qui vient.
- Hamant O., Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant, 2023, Gallimard, Tracts, no 50.