Revue
DossierAménagement du territoire : sortir du vide doctrinal
La lutte contre les « fractures territoriales » a constitué le moteur de l’action publique territoriale depuis cinquante ans. Ce mantra a suscité un modèle spécifique d’aménagement axé sur le développement économique et l’attractivité. L’enjeu écologique contemporain, porté notamment par la mise en œuvre de la zéro artificialisation nette (ZAN) et la zéro émission nette, implique un changement radical de modèle et de contenu des politiques publiques clés pour les territoires (foncier, logement, économie et mobilité).
C’est en 1971, à l’occasion de son premier grand exercice de prospective territoriale qui imaginait la France de l’an 2000, que la délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR)1 a livré son fameux « scénario de l’inacceptable ». Rappelons que celui-ci frappe les esprits en présentant une carte de notre pays écartelé entre deux catégories de territoires : des aires métropolitaines toujours plus dynamiques et plus riches d’un côté, et, de l’autre, des espaces interstitiels laissés littéralement à l’abandon. En présentant une évolution tendancielle et repoussoir, en rupture avec l’idéal républicain, le « scénario de l’inacceptable » interpelle l’opinion et les pouvoirs publics ; il appelle le volontarisme politique et la révision des objectifs assignés jusque-là à l’aménagement du territoire.
La « noblesse » de la fracture
Le 12 avril 2023, Élisabeth Borne, alors Première ministre, a lancé, devant un parterre composé de représentants des principales associations d’élus, l’Agenda territorial, dispositif qui doit établir le programme de travail commun entre le Gouvernement et les collectivités au cours de la mandature. À cette occasion, elle a annoncé des « plans d’ampleur » pour les quartiers identifiés comme politique de la ville et pour les territoires ruraux. Faut-il être surpris ? Non, car depuis plus de cinquante ans maintenant, et les premiers travaux prospectifs de la DATAR, la thématique de la fracture s’est imposéecomme le topic permanent de l’action publique territoriale, voire comme sa noblesse.
Bien sûr, les inégalités existent et perdurent, malheureusement, dans notre pays. Force est aussi de constater la fonctionnalité du discours sur la fracture, autorise une rhétorique politique assez simple : la mission principale de l’action publique locale est précisément de la réduire, de lutter contre les écarts de richesses et de potentiel fiscal, de juguler l’hémorragie démographique qui touche certains espaces ruraux, si ce n’est de combattre l’hypertrophie parisienne pour aller vers davantage d’« équilibre territorial », notion là aussi insaisissable au demeurant.
Il ne s’agit pas de décroître, ou de stopper net le développement des territoires, mais plutôt de repenser ce qui caractérise l’attractivité d’un territoire à l’aune de ses ressources.
Or, ne l’oublions pas : c’est la fracture sociale qui engendre la fracture territoriale, et pas l’inverse. Ne pas réaffirmer cette évidence, prioriser systématiquement une entrée territoriale et institutionnellement fragmentée – c’est-à-dire non systémique – dans le traitement des politiques de cohésion, c’est favoriser la défense catégorielle des territoires, comme si ceux-ci – qu’ils s’agissent des espaces à faible densité, des villes moyennes ou des grandes agglomérations – existaient en tant que tels, en dehors de leur population. Autrement dit, on ne peut que constater aujourd’hui le vide conceptuel des politiques d’aménagement du territoire comme si les gouvernements successifs n’avaient pas su intégrer l’analyse fine des grandes évolutions socio-économiques contemporaines à leur lutte pour « l’égalité territoriale » et à leur travail permanent de remodelage de l’administration locale. Car c’est bien au moment où la société française s’inscrit moins que jamais dans les territoires et plus que jamais dans les réseaux que, paradoxalement, prospère encore et toujours l’idéologie de la fracture territoriale.
Un glissement sémantique
Comment rendre compte de cette constance ? Rappelons que, précisément, sous couvert de lutte contre les fractures territoriales, l’aménagement du territoire « à la française » a su opérer un glissement sémantique, à partir du milieu des années 1990, passant de « l’égalité territoriale » au nécessaire « développement territorial ». En 1995, le préambule de la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire2, dite « loi Pasqua », définit la politique d’aménagement du territoire comme « la mise en valeur et le développement équilibré du territoire », qui « corrige les inégalités des conditions de vie des citoyens » et « compense les handicaps territoriaux ». La loi Voynet de 19993 modifie ce préambule en intégrant la notion « d’efficacité économique », et en instaurant des « projets de territoires » en matière de logement, de mobilités, de développement économique pour les aires urbaines de plus de 50 000 habitants et les intercommunalités.
Pour autant, cette conception économiciste de l’aménagement du territoire, qui tend à confondre développement territorial et développement économique, présuppose que les territoires détiennent tous, d’une part, les mêmes capacités à se développer, c’est-à-dire à attirer des habitants et des entreprises et, d’autre part, que chaque territoire soit auto-suffisant, voire constitue une sorte d’isolat. Or, force est de le constater : dans ce processus global de mise en concurrence, tous les territoires n’ont pas tiré leur épingle du jeu. Des travaux de recherche ont démontré les interdépendances entre les territoires et les limites d’une vision aménagiste du « ruissellement » 4. C’est pourquoi on voit revenir dans le champ lexical de l’aménagement du territoire – depuis la fin des années 2010 – la notion de « rééquilibrage » ou de « cohésion des territoires », voire de « différenciation territoriale ». L’État se positionne dorénavant comme un accompagnant ou un amortisseur pour les territoires qui peinent à s’inscrire dans la dynamique du développement. Ce positionnement prend deux formes : une approche clientéliste (par strate), et une approche paternaliste (soutien en ingénierie).
Il est temps que l’État se repositionne en donneur d’ordre d’une politique nationale d’aménagement qui soit en phase avec les enjeux climatiques et écologiques et le cadre européen.
Entre clientélisme et paternalisme
Depuis les lois MAPTAM5 de 2014 et NOTRe6 de 2015, avec un fort mouvement d’accélération depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, l’État a fait le choix d’un aménagement du territoire par strate, c’est-à-dire par taille de collectivités territoriales. Cette approche répond aux demandes des élus locaux, organisés au sein d’associations nationales définies par la taille des collectivités (en fonction du nombre d’habitants), faisant de fait fi de toutes les interdépendances territoriales. C’est pourquoi, par exemple, le programme Action cœur de cille, imaginé en partenariat avec l’association Villes de France, a visé les villes moyennes entre 10 000 à 100 000 habitants, présupposant qu’elles font face à des problématiques identiques. Cette logique clientéliste s’est ensuite déclinée sur d’autres strates : le programme Petites villes de demain pour répondre aux demandes de l’Association des petites villes de France (APVF), l’Agenda rural puis France ruralités pour l’Association des maires ruraux de France (AMRF), etc.
Le processus de rétractation de l’État en matière d’aménagement du territoire s’est traduit également par un mouvement de recul des services déconcentrés dans les territoires depuis 2010, d’une part et, d’autre part, de la délégation de la conception et du financement de la politique d’aménagement du territoire à de grands opérateurs nationaux comme la Banque des territoires, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), Action logement ou l’Agence de la transition écologique (ADEME), échappant ainsi au pilotage interministériel. C’est le sens de la création de l’Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT), créée en 2020, qui « a pour mission, en tenant compte des particularités, des atouts et des besoins de chaque territoire, de conseiller et de soutenir les collectivités territoriales et leurs groupements […] dans la conception, la définition et la mise en œuvre de leurs projets », tel que définit dans la loi du 22 juillet 20197 portant sa création. L’ANCT n’est donc pas placée sous le commandement du Premier ministre, comme l’étaient auparavant le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) et la DATAR – ce qui leur conférait la légitimité interministérielle pour faire converger les différentes politiques sectorielles menées par les ministères au service d’une approche territorialisée des politiques publiques – mais d’un conseil d’administration présidé par un élu local. De fait, l’État prescripteur s’est effacé, au profit d’un État garant des particularismes territoriaux, sourd aux dynamiques socio-économiques structurelles, qui vise à donner les moyens aux acteurs territoriaux de s’armer dans la compétition territoriale afin de les aider à renforcer leur attractivité. En ce sens, la logique émancipatrice des territoires se rapproche de celle qui préside la politique de soutien aux acteurs économiques et industriels.
Réflexion aménagiste pour le xxie siècle
Si le champ lexical de l’aménagement du territoire à la française a continué à évoluer au cours de ces dernières années, du « développement équilibré » au « développement durable », en passant par la « cohésion territoriale » ou la « différenciation », il ne se conçoit toujours pas en dehors d’une logique de croissance, de développement et d’attractivité. Or, cette vision de l’aménagement ne fonctionne pas dans un monde fini et n’est pas à la hauteur des enjeux écologiques, énergétiques et sociaux que nous connaissons. Comment repenser alors les politiques d’aménagement du territoire, ou plutôt des territoires désormais, à la matrice des grandes transitions ? Trois pistes de réflexion.
Comment repenser alors les politiques d’aménagement du territoire, ou plutôt des territoires désormais, à la matrice des grandes transitions ?
Tout d’abord, il faut conditionner le développement aux limites physiques du territoire. Le droit au développement, un des principes fondateurs du processus de décentralisation, a conduit les territoires à se développer au prix de ressources naturelles disponibles et souvent bon marché, comme le foncier, par exemple, et d’externalités négatives sur les écosystèmes, la biodiversité, la qualité des sols, de l’eau ou de l’air qu’il convient aujourd’hui de protéger. Il ne s’agit pas de décroître, ou de stopper net le développement des territoires, mais plutôt de repenser ce qui caractérise l’attractivité d’un territoire à l’aune de ses ressources. Il s’agirait alors de redessiner une nouvelle géographie de la France autour des ressources disponibles (bassins versants, reliefs, réservoirs de biodiversité, qualité des sols, etc.) et de la soutenabilité des territoires face aux changements climatiques et aux risques majeurs. En ce sens, l’attractivité des territoires se définirait davantage par leur habitabilité plutôt que par leur capacité à attirer des entreprises ou des ménages. Pour cela, il est nécessaire de donner les moyens aux collectivités de sortir de ce modèle en changeant la nature de leurs recettes : plus de fiscalité redistributive qui ne soit plus assise sur le foncier (taxe foncière 2024 sur les propriétés bâties [TFPB], cotisation foncière des entreprises [CFE], etc.) et sur la consommation (fonds de compensation de la taxe sur la valeur ajoutée [FCTVA], etc.) ; rémunérer le « vide » en donnant les moyens d’entretenir les ressources naturelles (forêts, littoral, espaces naturels sensibles, etc.) ; renforcer les centralités, en particulier dans les territoires ruraux, pour maintenir un niveau de service de qualité tout en limitant l’artificialisation des sols, etc.
Il est temps que l’État se repositionne en donneur d’ordre d’une politique nationale d’aménagement qui soit en phase avec les enjeux climatiques et écologiques et le cadre européen.
Ensuite, il est temps que l’État se repositionne en donneur d’ordre d’une politique nationale d’aménagement qui soit en phase avec les enjeux climatiques et écologiques et le cadre européen. Sans porter atteinte au principe de libre administration des collectivités, l’urgence des enjeux nécessite, au nom de l’intérêt général qui transcende les intérêts territoriaux particuliers, une forme de verticalité dans la conduite de cette politique. Cela passe, par exemple, par la délimitation de zones prioritaires pour l’accélération d’infrastructures de transition énergétique ou de mobilités décarbonées, la sanctuarisation de certains espaces terrestres ou maritimes nécessaires à la préservation des ressources, ou encore une capacité de préemption élargie. Si les contentieux s’intensifient ces dernières années autour de ces sujets, le juge ne peut – et ne doit –pas définir seul les mots d’ordre d’une politique nationale d’aménagement du territoire. Il est temps de renforcer l’outil contractuel comme vecteur de cette nouvelle donne aménagiste. Dans l’esprit originel des contractualisations État-collectivités et de la conduite des politiques territoriales dans des états fédéraux ou régionalistes, par exemple, il s’agirait pour l’État, garant de l’unité nationale, de fixer les grandes orientations stratégiques en matière d’aménagement et de cohésion des territoires, en concertation avec les collectivités, et de laisser ces dernières le choix des moyens pour atteindre ces objectifs. Cette logique permettrait de recentrer les aides à l’investissement vers les collectivités en mesure d’assurer la solidarité territoriale, en premier lieu les intercommunalités, mais également de repenser le cadre de co-construction des politiques d’aménagement du territoire, qui ne soit plus uniquement « à la carte » comme aujourd’hui, mais qui s’inscrive dans une vision globale et concertée des enjeux.
L’enjeu écologique contemporain implique un changement radical de modèle, mais aussi de contenu des politiques publiques clés pour les territoires (foncier, logement, économie, mobilité).
Enfin, une politique nationale d’aménagement du territoire revisitée ne peut faire l’impasse sur l’angle mort de la transition écologique, c’est-à-dire la question sociale. L’effet clientéliste des politiques d’aménagement du territoire, sous-tendu par la logique de développement des territoires, a eu pour principal effet de mettre en concurrence les territoires entre eux sans résoudre les effets de bords du développement. Il est désormais essentiel de travailler au renforcement de la coopération et de la solidarité territoriales. Une politique nationale d’aménagement du territoire revisitée ne peut, en effet, faire l’impasse sur le renforcement des coopérations interterritoriales, qu’elles soient horizontales (entre collectivités de même échelon) ou verticales (entre différents échelons de collectivités), et intégrer des méthodes de mesure d’impact des politiques de transition sur l’environnement et la population.
Pour conclure
La lutte contre les « fractures territoriales » a constitué le moteur de l’action publique territoriale depuis les Trente Glorieuses. Ce mantra a suscité un modèle spécifique d’aménagement, reposant sur une énergie et une mobilité à bas coût, un foncier abondant et peu cher, et sur une logique de spécialisation fonctionnelle des espaces et de développement par les franges dans un contexte d’évolution rapide de la population et des ménages. L’enjeu écologique contemporain, porté notamment par la mise en œuvre ZAN et la zéro émission nette, implique un changement radical de modèle, mais aussi de contenu des politiques publiques clés pour les territoires (foncier, logement, économie, mobilité). C’est ce changement tout à la fois conceptuel et opérationnel qui peut seul permettre l’élaboration d’une nouvelle grammaire territoriale, partant des réalités d’aujourd’hui et anticipant celles de demain.
- Délégation créée le 14 février 1963.
- L. no 95-115, 4 févr. 1995, d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, dite « loi Pasqua ».
- L. no 99-533, 25 juin 1999, d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire et portant modification de la loi no 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, dite « loi Voynet ».
- Davezies L., La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, 2008, Seuil ; Davezies L. et Talandier M., L’émergence des systèmes productivo-résidentiels. Territoires productifs-territoires résidentiels. Quelles interactions ?, 2014, La Documentation française, CGET ; Bouba-Olga O. et Grossetti M., La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence : comment s’en désintoxiquer ?, 2018, CRIEF, LISST.
- L. no 2014-58, 27 janv. 2014, de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dite « loi MAPTAM ».
- L. no 2015-991, 7 août 2015, portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe ».
- L. no 2019-753, 22 juill. 2019, portant création d’une Agence nationale de la cohésion des territoires.