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Quand la bifurcation écologique bouscule l’action publique

Le 3 juin 2025

Didier Locatelli, directeur du cabinet NewDeal, et Martin Vanier, géographe et cofondateur de la coopérative Acadie, ont accompagné en 2023-2024 l’Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF) dans la conception du film Et si l’écologie était la matrice des politiques intercommunales ? 1. Ils ont alors entrepris un petit tour de France pour projeter ce film en public dans une douzaine de territoires2 et proposer le débat aux élus, aux agents des collectivités, aux partenaires locaux, aux citoyens parfois. Dialogue à partir de ce qu’ils en ont retenu.

Martin Vanier (M. V.) – Avec le recul de quelques mois par rapport à cette douzaine de rendez-vous passionnants, ce que j’en retiens est paradoxal. D’un côté, ce qui m’a frappé c’est à quel point le film saisissait les salles, avec des participants qui retenaient leur souffle au moment où la lumière se rallumait, comme s’ils étaient un peu submergés par l’ampleur des enjeux. Et de l’autre, le fait que, dans le débat ensuite, on a pu mesurer rapidement les divergences entre celles et ceux qui trouvaient qu’on n’avançait pas assez vite dans la « grande bifurcation » et d’autres plus dubitatifs ou mesurés à son égard ; si bien que le « Et si… ? » ne conduisait pas d’emblée à un « alors… » évident pour tout le monde. Nous recherchions clairement un effet « électrochoc » avec ce film. Il a eu lieu, mais de là à faire entrer tout le monde dans l’étape d’après ?

Didier Locatelli (D. L.) – On a effectivement ressenti à la fois une accélération de la prise de conscience, un élargissement des préoccupations (le climat mais aussi la biodiversité et les ressources), un sentiment de vertige face à l’ampleur des transformations à entreprendre et, dans le même temps, un raidissement des positions tant ces transformations remettent en cause des modèles, des intérêts, des situations acquises. Mais, il me semble qu’il y avait au moins un consensus sur un point : la question environnementale était un sujet dont il était impossible de ne pas se saisir. Les questionnements portaient alors beaucoup sur le comment : comment adapter le modèle pour certains, comment organiser la bifurcation pour d’autres ? Quelle prise en compte des limites ? Quelle gouvernance des ressources ? Comment prendre en compte la dimension sociale ? Comment politiser les renoncements ? Quelque mois plus tard, on a le sentiment d’un formidable bond en arrière.

Il me semble important de prendre la mesure de l’enjeu démocratique et de l’enjeu social que pose la bifurcation environnementale, et le fait que les renoncements qu’elle implique viennent percuter des intérêts particuliers et que c’est cela que l’on a tant de mal à affronter.

M. V. – Une hirondelle ne fait pas le printemps. Tu fais référence à l’offensive récurrente du Sénat contre l’application du zéro artificialisation nette (ZAN), qui déclenche autant d’avancées et de bifurcations que de rejets et de tactiques d’évitement. D’où l’on voit que tous les « comment ? » que tu viens de rappeler, qui interpellent le passage à l’acte, vont être et sont déjà autant de moments de médiations conflictuelles, à la fois urgentes et patientes. Non pas du tout de simples solutions techniques et organisationnelles qu’il suffirait de proposer à la bonne volonté de tous comme autant de « bonnes pratiques », mais bien des processus à activer dans chaque territoire et pour chaque enjeu de redirection, afin d’amener à franchir les étapes franchissables ici et maintenant. Mais peut-être suis-je trop pragmatique et pas assez radical dans mon propos ?

D. L. – Le ZAN mais aussi la réintroduction de certains pesticides, la mise en accusation par des élus des agents de l’Office français de la biodiversité (OFB), le renoncement du transfert obligatoire de la compétence eau/assainissement aux intercommunalités, l’impossibilité d’organiser un débat véritablement démocratique sur l’utilisation de la ressource en eau, etc. Pour autant, je suis convaincu par le propos de ton dernier ouvrag3 sur la radicalité : on a fait de la fracture la principale grille d’analyse et de la radicalité la principale posture politique, et c’est effectivement une impasse.

Ce qui m’interpelle c’est plutôt le manque d’éthique de certains responsables, au sens de la capacité à être à la hauteur et d’affronter les enjeux auxquels on est confrontés. Il est évident que la bifurcation environnementale vient percuter un certain nombre d’intérêts particuliers ou catégoriels, mais il me semble que l’habitabilité de la planète constitue un enjeu supérieur qui doit conditionner tous les autres. Prenons l’exemple de l’eau. La prise de conscience de la finitude de la ressource ouvre un front politique : dès lors que l’on admet que la ressource est limitée et que l’ensemble des activités humaines menacent sa pérennité, il est forcément nécessaire d’organiser son contingentement à l’échelle globale mais aussi à l’échelle locale. Aujourd’hui, chaque composante de la société, chaque agent économique, dont le modèle traditionnel est potentiellement menacé par une limitation de l’accès à la ressource, s’estime légitime à revendiquer l’usage des ressources pour son propre compte et pour ses propres intérêts, et fait pression sur l’État et les gouvernements locaux pour faire reconnaître son droit légitime. L’impossibilité d’organiser un processus délibératif permettant de limiter et de répartir, entre les différents besoins et entre les différents usages, une ressource contingentée et de sortir de la logique actuelle du « coup de force » catégoriel montre qu’en réalité on n’arrive toujours pas à sortir du logiciel de la croissance et du culte de la performance, et à s’émanciper ce cette logique d’asservissement de l’environnement mais aussi du social à l’économie.

M. V. – Je repense à ce qu’écrivait Edgar Morin dans Où va le monde dès 1981 : « La première difficulté de penser le futur est la difficulté de penser le présent […]. C’est le changement qui doit changer […]. Nous sommes dans l’errance et ne sortirons pas de l’itinérance. » 4 Ou, de mémoire, à cette belle phrase de Michel Serres dans Le temps des crises : « L’importance d’un tournant se mesure à la longueur de l’ère qu’il achève. » 5 Je crois qu’on a compris désormais que le grand réajustement écologique qui s’impose aux logiques économiques dominantes ne pouvait pas être séparé d’une nouvelle promesse sociale qui fasse contrat entre nous au moment où il faut le ré-énoncer avec la nature. Dans le compromis social / productiviste, qui nous imprègne encore et toujours, on voyait bien la promesse sociale, même si l’on était bien conscient de son inégalité et parfois en bataille avec elle. Dans le nouveau compromis à construire, qui implique des renoncements, ce n’est ni clair ni rassembleur encore. On pourrait d’ailleurs dire que même nos conflits ne le sont pas, contrairement à ceux de l’époque que j’évoque. Or, je crois que nous faisons, toi et moi, partie de ceux qui pensent qu’on peut avancer dans cette construction en passant par les territoires, c’est-à-dire ces scènes situées et ancrées où il peut y avoir des engagements transformateurs concrets, y compris à travers des conflits. Sans mythifier le local mais en tentant d’y réactiver le sens de la responsabilité. Qu’en penses-tu ?

Le grand réajustement écologique qui s’impose aux logiques économiques dominantes ne peut pas être séparé d’une nouvelle promesse sociale qui fasse contrat entre nous au moment où il faut le ré-énoncer avec la nature.

D. L. – Il me semble en effet important de prendre la mesure de l’enjeu démocratique et de l’enjeu social que pose la bifurcation environnementale et le fait que les renoncements qu’elle implique viennent percuter des intérêts particuliers, et que c’est cela que l’on a tant de mal à affronter.

Paul Ricœur disait : « Une société démocratique est une société qui se reconnaît divisée, c’est à dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui associe à parts égales chacun à l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions en vue d’arriver à un arbitrage. » 6

Au cœur de la démocratie, il y a le débat public, la contradiction, la controverse, le conflit même. Il y a la reconnaissance du fait que tout le monde n’est pas du même avis, tout le monde ne partage pas les mêmes valeurs, tout le monde n’a pas les mêmes intérêts, mais tout le monde s’accorde à gérer ces avis divergents, ces contradictions, ces conflits dans un cadre apaisé et avec des règles communes qui ne sont pas celles du plus puissant, du plus brutal ou du plus cynique. De ce point de vue, il me semble en effet que le territoire est une échelle à laquelle l’expression et la prise en compte de tous les intérêts divergents ; la mise en débat et la mise en délibération en vue de s’accorder sur les nécessaires renoncements à consentir et définir « des engagements transformateurs concrets » est plus opérante.

Mais il me semble qu’il y a davantage que cela et tu l’évoques avec la nécessité « d’une nouvelle promesse sociale qui fasse contrat entre nous ». Dans toute démocratie, l’intervention de la puissance publique s’exerce au nom de l’intérêt général. Mais entre la conception anglo-saxonne et la tradition républicaine française, deux visions bien différentes s’affrontent. La conception anglo-saxonne, d’inspiration utilitariste, ne voit dans l’intérêt commun que la somme des intérêts particuliers. Cette approche non seulement laisse peu de place à l’arbitrage de la puissance publique mais elle traduit au contraire une méfiance de principe envers l’État. La liberté est alors la valeur cardinale qui supplante toutes les autres. On voit bien aujourd’hui, avec les dérives libertariennes, la tentation des élites économiques de s’émanciper du contrat social, du contrat environnemental et même peut-être demain du contrat démocratique.

La tradition républicaine française ne se satisfait pas de cette approche de l’intérêt général et d’une conjonction provisoire d’intérêts particuliers qu’elle juge incapable de fonder durablement une société. L’intérêt général ne se limite pas à la somme des intérêts particuliers, mais se conçoit alors comme un intérêt propre de la collectivité qui transcende celui de ses membres. Au cœur de la tradition républicaine française réside l’ambition d’une régulation publique permettant d’assurer un équilibre entre les intérêts particuliers et l’intérêt général, qui se conçoit comme un intérêt propre de la Nation ou du territoire qui transcende celui de ses membres.

Dans cette conception, la liberté seule ne suffit pas. Au cœur de la tradition républicaine française réside la volonté de concilier justice et liberté, donnant ainsi envie à tous de s’inscrire dans le projet collectif. Camus disait : « Si l’homme échoue à concilier justice et liberté, alors il échoue à tout. » 7 L’acceptation du changement est conditionnée par le sentiment d’une juste répartition des efforts à consentir et par le sentiment que les bénéfices de ces efforts seront équitablement partagés. Donc, en effet, si l’on ne rétablit pas le contrat social, on ne rétablira pas le contrat politique permettant la bifurcation. Il me semble que deux choses font aujourd’hui obstacle à la bifurcation :

  • le sentiment que certains arbitrages, notamment sur l’utilisation des ressources, se jouent sur des scènes que le citoyen peine à identifier et qui échappent largement au débat démocratique ;
  • le sentiment que la bifurcation environnementale ne se traduira pas par davantage de justice sociale, alors même que le sentiment d’injustice ressenti par un nombre croissant de nos concitoyens agît déjà comme un frein à toute tentative de refondation économique, politique ou sociale.

L’impératif des transitions ou redirections repose la question de la justice sociale et spatiale.

De ce point de vue, le concept de robustesse que développe aujourd’hui Olivier Hamant8 m’apparaît beaucoup plus opérant que les logiques de développement durable, de résilience, et même de sobriété et de décroissance traditionnellement mobilisées par les territoires pour se saisir de la question environnementale : il montre, comme d’autre avant lui, que l’injonction à une croissance infinie dans un monde fini est un non-sens, mais, au-delà, il démontre que la logique de performance est un accélérateur des inégalités.

M. V. – Finalement l’impératif des transitions ou redirections repose la question de la justice sociale et spatiale. Je voudrais ajouter quelque chose à ce que tu viens de dire, que je partage, et qui me semble aujourd’hui le cœur du problème. Notre indispensable référentiel collectif de la justice, censé définir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas pour tout un chacun, est sérieusement perturbé désormais pour une somme de raisons, sur fond de débat universel dont tu as bien rappelé les positions. Aujourd’hui, on ne s’entend plus entre ceux qui estiment qu’est juste ce qui garantit les libertés, entendues comme les libertés personnelles, ceux qui estiment qu’est juste ce qui garantit l’égalité, en premier lieu l’égalité des droits, et ceux qui estiment qu’est juste ce qui respecte les différences, les spécificités des groupes, des territoires, des situations, qui appellent des réponses publiques adaptées. Ce choc entre la liberté, l’égalité et, somme toute, la fraternité (parce qu’il faut de la réciprocité dans le traitement différencié auquel croit la troisième conception de la justice) n’est certes pas nouveau dans l’histoire singulièrement en France, nous y sommes de nouveau plongés avec la grande transformation en cours.

En suivant les travaux d’il y a quelques années de Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas sur la justice spatiale9, je suis assez convaincu qu’on ne rétablira une certaine unité de conceptions de la justice, qui vont rester distinctes, qu’à condition d’impliquer les « justiciables » dans l’énoncé de ce qui est juste et injuste. En somme, sera accepté comme juste demain ce qui permettra de s’en sentir responsable, et c’est particulièrement évident avec les transitions. Plus qu’une justice par les droits, une justice par les devoirs, mais je préfère dire par les capacités et les responsabilités. C’est très difficile à formaliser à l’échelle de la Nation tout entière, on le voit bien avec la bataille sur les retraites. C’est davantage réalisable à l’échelle territoriale sur des sujets comme le ZAN, le zéro émission nette (ZEN) et tout ce qu’Alexandre Monnin appelle judicieusement la « politisation des renoncements » 10. Mais cela bouscule considérablement l’action publique locale dans ses sentiers de dépendance par lesquelles elle produit « l’intérêt territorial », à savoir aujourd’hui les politiques de transition.

  1. Film réalisé par Raphaël Lassablière, produit avec le soutien d’Intercommunalité de France, de la Banque des territoires, de la Caisse des dépôts et des éditions Weka (https://www.youtube.com/watch?v=Y4_ngVhBbmA). Lire aussi notre hors-série « Et si… la transformation écologique était la matrice des politiques intercommunales ? », Horizons publics hors-série automne 2023.
  2. Métropole Rouen Normandie, Mauges Communauté (Saint-Florent-le-Vieil), Rennes Métropole, CA du Pays de Landerneau-Daoulas, Val de Garonne Agglomération (Marmande), Pays Voironnais, Orléans Métropole, Agglomération du Pays de l’Or (Mauguio), Métropole Grand Nancy, Métropole Aix-Marseille-Provence, Communauté urbaine d’Arras, Carcassonne Agglo, Le Grand Chalon Agglomération, Communauté de communes Le Grésivaudan (Crolles), INSET d’Angers, etc.
  3. Vanier M., Le temps des liens. Essai sur l’anti-fracture, 2024, Éditions de l’Aube.
  4. Morin E., Où va le monde, 1981, L’Herne.
  5. Serres M., Le temps des crises, 2012, Le Pommier.
  6. Ricœur P., L’idéologie et l’utopie, 1997, Seuil.
  7. Camus A., Carnets, 1913-1960.
  8. Hamant O., Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant, 2023, Gallimard, Tracts, no 50.
  9. Lévy J., Fauchille J.-N. et Póvoas A., Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste, 2018, Odile Jacob.
  10. Monnin A., Politiser le renoncement, 2023, Éditions Divergences.
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