Revue
DossierAction économique des collectivités territoriales : de l’orthodoxie aux ruptures ?
Aménagement de zones d’activités, cession de terrain, garanties d’emprunts, etc. Responsabilisées par l’État il y a plus de quarante ans, à l’issue de la promulgation des premières lois de décentralisation, les collectivités territoriales se sont, depuis, largement emparées de la compétence « développement économique ».
On peut bien sûr comprendre le souci initial des élus locaux de donner des opportunités d’emploi à leurs concitoyens tout en renvoyant une image positive, séduisante et mobilisatrice de leur territoire ; au-delà, c’est la logique « redistributive » qui les a incités à accueillir toujours plus d’entreprises pourvoyeuses, via l’impôt, de nouvelles ressources financières susceptibles d’être réinvesties dans la construction d’équipements ou le déploiement de politiques publiques jugées essentielles aux yeux des habitants. Pour autant, ce modèle qui a pu être décrit comme « vertueux » en son temps est aujourd’hui bousculé par l’émergence de nouveaux enjeux liés aux questions écologique et énergétique ainsi qu’à de nouveaux modes de faire et de penser en matière de développement territorial. Recherche de circuits d’approvisionnements plus restreints, volonté de lutter contre l’étalement urbain et de revitaliser les centres-villes, ambitions portées par les principes de l’économie circulaire, etc. Autant de défis visant à limiter l’empreinte carbone de nos activités et qui invitent les acteurs locaux à redéfinir le contenu de leurs stratégies et de leurs interventions économiques.
Des collectivités historiquement mobilisées
Priorité à l’aménagement économique
30 000 zones et parcs d’activités recensés en France métropolitaine recouvrant près de 500 000 hectares : les chiffres illustrent bien les options privilégiées au cours des dernières décennies par les communes, les départements, les régions puis les intercommunalités en matière d’action économique. Dans le contexte spécifique de leur montée en compétence, celui de l’augmentation du chômage du début des années 1980, les collectivités s’attachent à reproduire le modèle de développement porté par l’État et qui passe essentiellement par l’aménagement de l’espace. Pourquoi ce « mimétisme » 1 ? Parce que, comme pour les États, l’activité économique des territoires est alors évaluée à l’aune de leur capacité à générer de la richesse et donc le degré de compétitivité de leur système productif. Consécutivement, les différents échelons de collectivités se vivent d’emblée en concurrence les uns avec les autres pour attirer des entreprises et capter la taxe professionnelle qui leur permet d’élargir la palette des services dispensés à la population et ainsi d’accroître leur attractivité. Largement décriés au regard de leur dégradation et de la faible attention portée initialement à leur qualité architecturale et paysagère, les zones et parcs d’activités n’en demeurent pas moins, encore aujourd’hui, le principal instrument mobilisé par les élus locaux dans leur stratégie économique même si les collectivités se sont attachées, au cours de ces dernières années, à davantage ajuster leur offre immobilière à l’évolution des besoins et aux « cycles de vie » des entreprises2.
30 000 zones et parcs d’activités recensés en France métropolitaine recouvrant près de 500 000 hectares : les chiffres illustrent bien les options privilégiées au cours des dernières décennies par les communes, les départements, les régions puis les intercommunalités en matière d’action économique.
Bien sûr, dans le même temps, d’autres leviers d’intervention se sont progressivement juxtaposés à l’aménagement stricto sensu. Parmi ceux-ci, la mise à disposition des entrepreneurs d’un véritable arsenal de dispositifs d’accompagnement et de financement de leurs projets portés notamment par les plateformes d’initiatives locales. Enfin, dans la gamme des outils dont dispose les collectivités pour dynamiser le développement de leur territoire, on ne saurait oublier la commande publique, partie intégrante désormais de leur stratégie économique3. Des achats de marchandises à la réalisation ou la maintenance d’infrastructures en passant par les délégations de services publics, la commande publique « pèse » plus de 71 milliards d’euros en 20204, année a priori peu propice aux dynamiques d’achat, puisque marquée par la crise du covid-19 et les élections locales. Ce faisant, les collectivités irriguent en continu le tissu entrepreneurial de leur territoire et contribuent à sa vitalité.
Conjugué aux interventions de l’État et de l’Union européenne, l’activisme local apparaît donc comme l’un des moteurs de la « performance » économique des territoires.
Régions et intercommunalités aux manettes
Si la question du développement économique a été historiquement investie par l’ensemble des échelons territoriaux – régions, départements, intercommunalités et communes – et par leurs « satellites » – agences de développement, entreprises publiques locales – au point d’apparaître comme un attribut propre à la fonction d’élu local, la promulgation le 7 août 2015 de la loi no 2015-991, relative à nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe », est venue mettre un terme à l’exercice d’une compétence jusque-là largement partagée. En effet, le nouveau dispositif législatif entérine le retrait des départements du champ de l’action économique et conforte le rôle de chef de file de la région dans ce domaine dans la mesure où celle-ci se voit confier l’octroi des aides aux entreprises et la définition de la stratégie économique globale à l’échelle de leur territoire via l’élaboration d’un schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII). Les communautés et métropoles voient également leur capacité à intervenir renforcer par la loi NOTRe, puisque l’aménagement des zones et parcs d’activités, le soutien à l’immobilier d’entreprises, l’animation de proximité et la promotion du tourisme relèvent alors de leur prérogative, les communes voyant leur responsabilité se recentrer sur la politique locale du commerce. En d’autres termes, c’est bien le couple régions-intercommunalités qui affirme son « pouvoir d’agir » en matière de conception et de territorialisation de l’action économique locale.
L’action économique locale est encore fortement marquée par un certain nombre de croyances, dont le fait que le développement est exogène et qu’il repose sur la capacité des territoires à attirer des entreprises venues de l’extérieur.
La crise du covid-19 a pu ainsi constituer un test grandeur nature pour les deux dépositaires de la compétence de développement économique qui se sont mobilisés dès les premières heures de la pandémie auprès des entreprises de leur territoire. Après avoir diffusé et décrypté les mesures de soutien prises par l’État, tranquillisé leurs prestataires et délégataires en annonçant l’accélération des délais de paiement, voire la suspension des loyers des sociétés hébergées dans les pépinières et autres incubateurs, les conseils régionaux, les communautés et les métropoles ont souvent déployé des dispositifs complémentaires, dont la constitution de fonds d’appui, aux trésoreries des entreprises confrontées à l’arrêt brutal de leur activité. S’attachant à protéger puis à remettre en route les circuits économiques locaux, régions et intercommunalités ont su affirmer un réel « leadership » économique durant de la crise sanitaire.
Un interventionnisme aux effets discutés
Un développement « forcément » exogène
Au-delà de la mobilisation générale décrétée durant la pandémie de covid-19, on peut plus largement questionner les effets et résultats des interventions des collectivités locales en matière d’économie. En effet, l’action économique locale est encore fortement marquée par un certain nombre de croyances5, dont le fait que le développement est exogène et qu’il repose sur la capacité des territoires à attirer des entreprises venues de l’extérieur. Or, l’observation objective de ces implantations met en lumière le fait qu’il s’agit presque exclusivement d’entreprises déjà installées dans la même zone d’emploi6. Les conséquences de ces migrations sur périmètre restreint des entreprises : un usage immodéré du foncier, l’émergence des friches, le gaspillage de la ressource publique et, surtout, une création effective d’emplois particulièrement faible. Fondamentalement, la territorialisation de la fiscalité économique7 à l’échelle des intercommunalités apparaît comme un frein à la coopération entre les territoires situés pourtant au sein d’une même zone d’emploi8.
Dans ce contexte, comment jauger alors véritablement de l’efficacité réelle de l’action locale sur l’attractivité et la croissance de l’emploi, autrement dit, comment expliquer que certains territoires surperforment et pas d’autres ? Au-delà du « profil sectoriel », c’est-à-dire des différents types d’activités recensés sur un territoire, Denis Carré et Nadine Levratto9 postulent l’existence d’un « effet local » qui renvoie à des modes d’organisation promues par les collectivités et les réseaux d’entreprises plus efficaces parce que plus collaboratifs. Pour ces deux économistes, les acteurs territoriaux ne doivent pas nécessairement s’évertuer à être les plus « forts » dans un champ donné ou une technologie spécifique ; la « bonne » démarche doit davantage procéder de la mise en cohérence et de la coordination entre leurs différentes composantes économiques et territoriales, d’un agencement des compétences, des savoir-faire et des ressources locales et, selon leur contexte, prioriser des logiques de diversification, de spécialisation ou de spécification.
Capter plutôt que produire ?
La montée en puissance des activités tertiaires – désormais 80 % des emplois en France – tout au long de ces deux dernières décennies a aussi poussé les territoires à réinterroger leurs pratiques en matière d’action économique et à envisager d’autres modèles de développement en marge de l’économie productive et de la construction de zones d’activités dédiées. En effet, la dynamique de tertiarisation a engendré une spécialisation fonctionnelle des territoires, concentrant l’emploi dans les petites et grandes agglomérations tandis que, dans le même temps, la population se desserrait en périphérie des pôles urbains. Dès lors, un des enjeux pour les territoires qui environnent les villes et bourgs centres n’est plus tant de produire de la richesse que de capter et de fixer certaines populations et donc certains types de revenus sur leur sol (pensions de retraite, salaires publics, économie du loisir et du tourisme, etc.). Les travaux de Laurent Davezies10 ont largement contribué à diffuser les principes de l’« économie résidentielle » et à leur intégration dans les stratégies de développement des collectivités, conscientes du large éventail des emplois offerts par les activités de services. Surtout, l’action publique s’avère ici « clef » : plutôt que de s’attacher à « remplir » tant bien que mal des zones d’activités, l’essor de l’économie résidentielle donne aux collectivités une véritable fonction proactive dans la construction de l’attractivité de leur territoire structurée autour des aménités qu’elles sont en mesure de déployer – équipements, habitat, qualité du cadre de vie, etc.
Pourtant, le développement de l’économie résidentielle révèle une certaine fragilité puisque la captation de revenus mobiles repose de fait sur la promotion du territoire et de ses qualités et, in fine, sur sa fréquentation. La crise du covid-19, crise de la demande autant que de l’offre, a en effet touché de plein fouet les territoires pourvoyeurs d’emplois liés aux services ainsi qu’au tourisme hivernal. Ces risques, dont les acteurs locaux sont bien conscients, invitent à considérer l’économie résidentielle non pas comme l’alpha et l’oméga d’une stratégie de développement local, mais plutôt comme un moteur complémentaire de leur dynamique productive concurrentielle.
Le temps des ruptures
Décarboner la réindustrialisation
La crise sanitaire qui a frappé la France et le monde au printemps 2020 et, plus récemment, la guerre en Ukraine, ont éclairé d’un jour nouveau les enjeux liés à la sécurisation et à la diversification de nos chaînes d’approvisionnement, réinterrogeant le modèle économique national et posant l’impératif d’une réindustrialisation de notre pays. Sans doute, avons-nous trop facilement accepté, au regard d’une division du travail mondialisée, de délocaliser nos activités de production à l’autre bout de la planète et de nous concentrer essentiellement sur les activités de service. Sans doute aussi, avons-nous eu tort de croire que notre bilan carbone était bon parce que la France se désindustrialisait, ignorant les émissions de gaz à effet de serre (GES) que génère la production dans les pays à bas coûts des biens que nous consommons. La pandémie a ainsi contribué à changer notre regard sur l’industrie, jusque-là trop souvent ringardisée, et à nous faire prendre conscience qu’elle pouvait être salvatrice en période de crise sans compter qu’elle ne se résumait pas aux « usines » et qu’elle entretenait un écosystème comprenant notamment la recherche et le développement, la maintenance, la logistique, etc. Dans cette dynamique de réindustrialisation du pays, les territoires ont un rôle central et déterminant à jouer11. Situés au plus près des entreprises et du tissu industriel, ils sont en effet incontournables pour faire atterrir les politiques lancées par l’État au niveau local – notamment le programme Territoires d’industrie – et pour créer l’environnement favorable à la relance de nos activités productives – stratégies foncières, formation, logement, mobilités, etc.
Dans ce contexte, il s’agit de repenser dans leur globalité les procédés de notre économie industrielle en envisageant sur un mode systémique nos consommations individuelles et collectives et les chaînes de production et les circuits qui en découlent. À côté des dispositifs d’économie circulaire d’ores et déjà investis par les collectivités et qui présupposent de réduire les flux de matière entrants dans un territoire via la réutilisation des ressources, l’enjeu de la décarbonation appelle à opérer une véritable rupture énergétique et à glisser progressivement vers des solutions de type « hydrogène vert ». Dans ce dessein écologique, c’est bien sûr notre tissu industriel lui-même qu’il s’agit de miser et sa capacité à produire des véhicules énergétiquement sobres, des systèmes intelligents de gestion de l’eau et des déchets, à fabriquer et à faire usage d’éco-matériaux, etc. En bref, la qualité des coopérations entre acteurs locaux et industriels et des ingénieries de développement conditionneront la trajectoire productive écologique de nos territoires.
Se développer sans consommation foncière
Cette ambition de réindustrialisation, portée par les autorités centrales et locales, doit aussi composer avec la mise en œuvre de la zéro artificialisation nette (ZAN) qui apparaît comme une autre « révolution » dont nous commençons à peine à mesurer les conséquences sur notre pensée aménagiste considérant qu’elle appelle les décideurs locaux à résoudre une équation a priori complexe : comment se développer sans consommer de foncier12 ? L’ambition systémique du ZAN incarnée dans l’accroche « éviter, réduire, compenser », la contrainte affichée – baisse de 50 % de l’artificialisation des sols en dix ans – annonce un bouleversement de notre manière d’appréhender les politiques publiques dans les domaines de l’urbanisme et donc, de l’aménagement économique, et promet de véritables choix cornéliens pour nos édiles s’ils veulent faire de la lutte contre la consommation foncière le moteur de leur mandat. Et ce, sans oublier que les ressources financières et fiscales des collectivités se fondent en partie sur le nombre d’habitants et, jusqu’à présent, d’entreprises présentes sur le territoire13, incitant les décideurs locaux à s’engager dans une logique de développement « traditionnelle » qui se heurte aux principes du ZAN ; la création de zones d’activités a, en effet, jusqu’à présent, conduit à l’artificialisation de 30 % des terres agricoles dans notre pays.
Alors que le rebond industriel semble s’opérer aujourd’hui essentiellement dans les centres urbains14, favorisant l’apparition de friches dans leur périphérie, l’adoption d’autres trajectoires en matière d’aménagement économique, plus à même d’offrir aux entreprises des formes d’immobilier adaptés à leur type d’activité et aux besoins de leurs salariés, mobilisant davantage les capacités et les ressorts de leur territoire et s’attachant à protéger la biodiversité des sols, appellent les élus et leurs équipes à s’armer en matière de stratégie et de prospective territoriales. L’épuisement effectif des ressources de notre pays et de notre planète exige en effet de rendre aujourd’hui davantage compatibles les politiques économiques et d’emploi déployées par les collectivités et garantes de la cohésion sociale du territoire, avec la lutte contre le changement climatique.
Une bifurcation écologique urgente et cruciale
Le processus de décentralisation, qui postule la libre administration des collectivités, a induit le droit de tous les territoires au développement, quelles qu’en soient les modalités. Or, sans changement radical de nos façons d’aménager et de fabriquer, mais aussi, bien sûr, de consommer, nous allons droit dans le mur environnemental comme l’annoncent les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). À l’aune de la crise énergétique qui s’annonce, la « bifurcation écologique » 15 apparaît d’autant plus urgente et cruciale ; elle présuppose que l’État prenne ses responsabilités et fixe des perspectives et des programmes de recherche et d’action cohérents et ambitieux tout en veillant aux impacts sociaux des ruptures à opérer. À charge pour les collectivités de promouvoir localement une nouvelle grammaire économique, associant toutes les parties prenantes privées et publiques, préservant les ressources du territoire – l’eau, l’air, le sol – et permettant avant tout de répondre aux besoins vitaux de la population – alimentation, santé, énergie, mobilités, etc.
- Béhar D., « L’action publique locale à l’épreuve de l’économie résidentielle », Pour 2008/4, no 199, p. 148-153.
- Portier N., « Développement économique : l’affirmation des responsabilités locales », L’économie politique 2020/1, no 85, p. 60-73.
- Ibid.
- Intercommunalités de France et Banque des territoires, Baromètre de la commande publique, résultats 2020, 2021 (https://www.adcf.org/articles-barometre-de-la-commande-publique-une-reprise-tonique-qui-se-confirme-au-premier-trimestre-2021-6038).
- Locatelli D., « Fiscalité économique : comment faire bon usage de la ressource ? », in Demain, quelle fiscalité et quelles ressources pour les territoires ?, 2022, ADGCF, p. 5-9.
- Ibid.
- La fiscalité économique perçue par les intercommunalités relève aujourd’hui de la cotisation foncière des entreprises (CFE) et d’une part de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).
- ADGCF, Quel monde territorial demain ? Pour un aggiornamento de l’action publique locale, étude, 2019.
- Carré D. et Levratto N., Les entreprises du secteur compétitif dans les territoires. Les déterminants de la croissance, 2013, AdCF/Caisse des dépôts.
- Davezies L., La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, 2008, Seuil, La République des idées.
- AdCF, Stratégies d’écologie industrielle et territoriale. Analyse de 80 fiches actions portées par les intercommunalités du programme Territoires d’industrie, fiche no 2, 2019.
- ADGCF, 2022-2027 – Changer le modèle de l’action publique locale, 2022.
- Notons que le Gouvernement a annoncé la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), nourrissant la critique de nombreux élus locaux qui pointent le risque d’un désintérêt des communautés et métropoles à accueillir de nouvelles entreprises et une baisse à terme des investissements économiques susceptibles de pénaliser l’emploi.
- Gros-Balthazard M. et Talandier M., « Les villes, premiers moteurs de la réindustrialisation en France », The Conversation 7 sept. 2022.
- Veltz P., L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile, 2021, Seuil, La République des idées.