Revue
DossierFrédéric Hocquard : «Il devient urgent de penser le développement de la vie nocturne au-delà des limites administratives de Paris»

Paris renoue avec sa réputation festive, portée par une politique de la nuit dédiée depuis dix ans. Frédéric Hocquard, adjoint à la maire de Paris en charge du tourisme et de la vie nocturne, revient sur les avancées notables, les défis et les mutations de la nuit parisienne, un espace-temps où la ville se révèle autrement.
Pourriez-vous, pour commencer, nous présenter votre parcours et la nature précise de votre engagement pour la vie nocturne parisienne ?
Mon cheminement auprès de la nuit parisienne remonte à 2014. J’ai alors été élu conseiller de Paris, délégué à cette question. L’impulsion venait d’une volonté forte de l’équipe municipale, mais elle répondait aussi à une demande pressante des acteurs du réseau nocturne eux-mêmes. Cette démarche s’inscrivait d’ailleurs dans la continuité des États généraux de la nuit qui s’étaient tenus dès 2010. Mon rôle a ensuite évolué : en octobre 2017, j’ai été nommé adjoint de la maire de Paris, Anne Hidalgo, avec une délégation plus large incluant les industries culturelles, les métiers d’art, les musiques actuelles, les arts de la rue et les lieux interstitiels, en plus de la vie nocturne. Un mandat renouvelé en juin 2020, où j’ai conservé la vie nocturne tout en embrassant la responsabilité du tourisme. Cela fait donc maintenant dix ans que je me consacre à ces enjeux, un engagement qui a permis de poser la vie nocturne comme une véritable politique publique à part entière pour la ville de Paris.
Cette décennie d’action a-t-elle structuré l’approche municipale selon des axes précis ?
Absolument. Dès les premières années, nous avons articulé notre action autour de trois objectifs fondamentaux. Le premier, le plus urgent et peut-être le plus délicat, fut celui de la régulation et de la cohabitation des usages. Dans une ville aussi dense que Paris, avec ses 11 000 habitants au kilomètre carré, l’enjeu majeur est de permettre aux différents usagers de la nuit de se côtoyer sans friction. Cela passe par le dialogue et des outils concrets. Nous avons ainsi mis en place le Conseil de la nuit, une instance où se retrouvent deux fois par an la ville, les exploitants de lieux festifs – bars, clubs – et la préfecture de police. Des dispositifs comme les comités de régulation des débits de boisson (CRDB) et l’élaboration de chartes spécifiques ont également été déployés pour favoriser cette indispensable cohabitation.
Le deuxième axe fort fut de travailler à une vie nocturne qui soit inclusive, diversifiée et sûre. Le terme anglais « safe » résume bien cette ambition. Nous avons intégré les questions de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, les initiatives de réduction des risques sanitaires et même les défis de la transition climatique, notamment avec l’arrêt du plastique à usage unique. Il s’agit de faire de la nuit un espace accessible et accueillant pour toutes et tous.
L’autre défi majeur, c’est l'échelle métropolitaine. L'usage festif de la nuit ne s'arrête plus au périphérique. De nombreux établissements ouvrent aujourd'hui dans la première couronne, à Pantin, Montreuil ou Saint-Denis.
Enfin, le troisième pilier fut de reconnaître et de promouvoir la diversité des activités nocturnes. La nuit n’est pas seulement synonyme de fête ou de « teuf ». C’est un temps où l’on travaille, où l’on pratique une activité physique comme la course à pied, où l’on cherche un peu de répit ou même un abri. Pour cela, il était essentiel de dégager et de repenser l’usage de l’espace public. L’une des mesures emblématiques fut l’ouverture nocturne des parcs et jardins durant l’été. L’idée n’est pas d’y organiser des fêtes – d’ailleurs, les sound system y sont interdits –, mais d’offrir aux Parisiens des lieux de respiration, des havres de fraîcheur pour échapper à la chaleur des appartements, pour contempler les étoiles ou simplement écouter la ville dans une relative quiétude. C’est une autre manière d’habiter l’espace public nocturne, loin des dynamiques purement consuméristes comme le shopping de nuit. Nous défendons cette philosophie pour d’autres lieux, même si ce n’est pas sans bataille, comme l’accès nocturne aux abords de Notre-Dame.
Malgré ces avancées indéniables, la politique de la nuit à Paris se heurte-t-elle à des obstacles ou de freins ?
Oui, des freins importants demeurent. L’un des principaux est lié aux limites de notre périmètre de compétence. La question des transports nocturnes, par exemple, est cruciale pour permettre aux gens de se déplacer facilement, en toute sécurité. Or, cette compétence relève de la région, et les discussions pour améliorer la desserte la nuit sont malheureusement bloquées. C’est un point noir persistant.
L’autre défi majeur, c’est l’échelle métropolitaine. L’usage festif de la nuit ne s’arrête plus au périphérique. De nombreux établissements ouvrent aujourd’hui dans la première couronne, à Pantin, Montreuil ou Saint-Denis. Des services comme les VTC (Uber, Hitch, etc.) ont facilité ces déplacements, intégrant pleinement ces territoires dans la géographie nocturne du Grand Paris. Cependant, il n’existe pas, à ce jour, de politique publique coordonnée à cette échelle pour accompagner cette réalité. Il devient urgent de penser la régulation et le développement de la vie nocturne au-delà des limites administratives de Paris.
La pression foncière au sein de Paris intra-muros représente aussi une menace pour les lieux de vie nocturne traditionnels, comme les clubs. Leur modèle économique, centré sur l’usage nocturne, les rend moins compétitifs face à d’autres activités pour les baux immobiliers les plus chers. C’est l’une des raisons pour lesquelles on voit de nouvelles boîtes de nuit s’installer sous le périphérique ou dans des zones plus périphériques où l’espace est plus accessible et plus compatible avec les besoins créatifs et logistiques. La crise du covid a certes marqué une pause, mais n’a pas enrayé ce dynamisme, grâce en partie aux aides publiques qui ont soutenu le secteur.
Enfin, et c’est peut-être la fragilité la plus profonde, la vie nocturne est constamment sur une ligne de crête. Elle reste vulnérable aux changements de majorité ou aux réactions sécuritaires. On l’a vu récemment avec des propositions de loi visant à durcir la législation sur les rassemblements festifs. Pour pérenniser ce qui a été construit, il faudrait une intégration plus poussée de la vie nocturne dans les politiques publiques nationales, qu’il s’agisse d’urbanisme ou d’autres domaines. Même si à Paris des acquis comme le Conseil de la nuit ou les CRDB semblent établis, leur fonctionnement dépend aussi de la volonté des acteurs, y compris les représentants de l’État comme le préfet de police.
On cite souvent Berlin comme la référence mondiale de la vie nocturne. Paris peut-elle rivaliser ou même se positionner comme un nouveau modèle ?
Berlin est une référence historique, certes. Mais aujourd’hui, je pense que Paris, par la diversité et le dynamisme de ses lieux, ainsi que par la politique volontariste que nous avons mise en place, est peut-être la meilleure référence actuelle. Nous avons cette capacité unique à offrir une multitude d’expériences : des péniches sur la Seine aux anciens hangars transformés, des clubs chics aux tiers-lieux innovants comme la Gare des mines ou La Flèche d’Or.
Plus encore, ce qui caractérise la nuit parisienne, c’est sa capacité à se réinventer, à déplacer ses géographies festives au fil du temps. Des quartiers comme Oberkampf, désertés la nuit il y a trente ans, sont devenus des épicentres festifs, tout comme les zones situées sous le périphérique aujourd’hui. À l’inverse, des lieux historiques comme Saint-Germain-des-Prés connaissent un déclin nocturne. Cette vitalité, cette capacité à voir naître de nouveaux lieux est une force. Elle implique, de la part des élus, une indispensable tolérance et une bienveillance pour accompagner ces dynamiques plutôt que de les entraver par peur du désordre.
Au-delà de la fête et des lieux dédiés, vous avez évoqué une vision plus large de la nuit. Quels sont ces autres usages qui vous tiennent à cœur et que la politique publique devrait davantage embrasser ?
Effectivement, mon engagement n’est pas né d’une culture des clubs. Ce qui me passionne dans la vie nocturne, c’est ce rapport différent qu’elle crée entre les gens et avec la ville elle-même. C’est l’acte simple mais profond de pouvoir marcher dans la rue, de rencontrer l’autre dans une ambiance différente, de prendre le frais lors des chaleurs croissantes. Ouvrir l’espace public, comme nous l’avons fait avec les parcs ou les rives de Seine, n’est pas forcément pour y organiser des événements, mais pour permettre ces moments de partage et de connexion informelle.
La nuit, c’est un temps distinct du jour. Il ne faut pas chercher à y reproduire les usages diurnes. Personnellement, je suis très critique vis-à-vis de l’ouverture des magasins la nuit ; je trouve que c’est un contresens total par rapport à l’essence de ce temps. La nuit, c’est un temps pour dormir, bien sûr, mais c’est aussi un temps pour sortir, pour explorer, pour rencontrer différemment. Les sensations, la perception de l’autre et de l’espace sont altérées par l’obscurité ouvrant d’autres possibilités. Ma philosophie a toujours été de défendre cette ouverture, cette exploration des usages possibles, même si cela mène parfois à des arbitrages difficiles, comme ce fut le cas pour l’accès nocturne aux abords de Notre-Dame, où la demande des riverains de laisser fermer les grilles du square derrière la cathédrale a primé.
Enfin, un terme revient souvent en parlant de la vie nocturne dans les grandes villes : celui de « maire de la nuit ». Quelle est la réalité derrière cette appellation et comment se positionne Paris ?
Il est important de préciser que je ne suis pas « maire de la nuit », mais adjoint à la maire de Paris en charge de la vie nocturne. Le concept de « maire de la nuit » est né à Paris en 2010, lors des États généraux, comme une revendication portée par les acteurs pour avoir un interlocuteur politique identifié. En 2013, une élection symbolique a même eu lieu pour « forcer la main » à la municipalité. Depuis, l’idée a essaimé dans de nombreuses grandes villes, mais sous des formes très variées. À Londres ou à Paris, c’est une nomination politique, un adjoint au maire. À Amsterdam ou Bruxelles, c’est un statut mixte, avec une élection impliquant les clubs et les internautes. Berlin n’a pas de « maire de la nuit » officiel, mais un collectif puissant comme le Clubcommission, qui agit comme un syndicat des établissements. Aux États-Unis, à Orlando par exemple, cette fonction est assurée par un responsable de la police. L’appellation importe moins que la fonction : l’essentiel est d’avoir quelqu’un qui soit spécifiquement en charge de ces questions et qui dispose de l’autorité nécessaire pour agir. C’est ce que nous avons cherché à garantir à Paris depuis 2014.