L’art et la manière de changer les systèmes (partie 1)

Learning festival shift the system
Le Learning Festival, dédié à la transformation des systèmes, associe des experts et praticiens du monde entier. Son objectif est de montrer comment des actions concrètes produisent des changements au sein des systèmes publics et de proposer des axes de théorisation de ces principes et méthodes.
©DR
Le 14 mars 2023

Du 28 novembre au 1er décembre 2022 a eu lieu un Learning Festival dédié à la question de la transformation des systèmes. Cet événement 100 % à distance était organisé au Danemark avec le soutien de la fondation caritative Rockwool, et animé par Charles Leadbeater et Jennie Winhall. L’occasion de prendre la mesure de la réflexion internationale sur la manière de transformer les systèmes, qui constitue sans doute l’une des frontières conceptuelles les plus importantes de l’innovation publique de demain. Voici la première partie de cette enquête1.

Charles Leadbeater est co-responsable de la « System Innovation Initiative » de la fondation danoise Rockwool2, qu’il a contribué à créer avec Jennie Winhall, spécialiste du design de service et de l’innovation sociale. La fondation se consacre notamment au financement de programmes de recherche visant à assurer la viabilité des aides sociales. Charlie Leadbeater est un auteur, consultant auprès de gouvernements et d’organismes privés. Son parcours atypique l’a amené à faire le constat que l’innovation publique et sociétale était souvent contrecarrée par des systèmes en place, et que les idées les plus puissantes étaient des combinaisons inhabituelles provoquées par des personnes travaillant à la périphérie des institutions.

Le Learning Planet Festival3, dédié à la transformation des systèmes, associe des experts et praticiens du monde entier. Son objectif est de montrer comment des actions concrètes produisent des changements au sein des systèmes publics et de proposer des axes de théorisation de ces principes et méthodes. Il vise en particulier les systèmes de santé, d’éducation, la sécurité, le travail, et la défense des minorités. Ses sessions ont abordé les raisons pour lesquelles les systèmes doivent changer, des expériences de terrain et leurs stratégies, la question de l’évaluation des enjeux et changements, les questions d’investissements et moyens nécessaires à la transformation des systèmes.

Pourquoi les systèmes doivent changer ? Des clés de départ

En préambule, Charles Leadbeater explique que tous les systèmes n’ont pas besoin de changer. Par exemple, au Danemark, le système de protection sociale est robuste, mais d’autres sont soumis à rude épreuve, notamment dans le domaine de l’emploi et du social. « Il y a aujourd’hui autant de jeunes déconnectés du monde du travail qu’il y a 20 ans », ce qui montre une limite structurelle. Au regard de ces questions, les théories systémiques sont bien documentées. Ce dont il manque surtout, ce sont des connaissances pratiques à partager, pour comprendre comment modifier les systèmes existants ou bien en créer de nouveaux.

Pour Charles Leadbeater et Jennie Winhall, co-auteurs du « livre vert sur l’innovation systémique » 4, innover de façon systémique est possible quand la société doit faire face à un défi de nature systémique (par exemple la rénovation énergétique). Pour Jennie Winhall, « les changements de système se produisent non seulement à la faveur de changements plus profonds, de crises et pandémie, mais aussi lors d’une évolution des normes et des valeurs sociales ». Par ailleurs, les systèmes peuvent changer quand il existe une opportunité d’en créer un nouveau. Or, bien souvent les innovations sociales se heurtent aux systèmes préexistants. Si la question du portage des solutions innovantes à grande échelle est devenue le « Saint Graal » de l’entrepreneuriat social, le constat est fait que très peu d’innovations sociales atteignent l’ampleur que leur innovateur espère. À ce jour, l’innovation doit soit se conformer au système tel qu’il est, trouver une place au sein de celui-ci. C’est pourquoi l’innovation impose de travailler au-delà des frontières organisationnelles conventionnelles, et qu’il est aussi nécessaire de changer les principes, hypothèses et modèles mentaux sur lesquels les systèmes sont construits.

La création d’un nouveau système s’inscrit ainsi dans le temps long et a pour effet de déplacer l’attention du symptôme vers les causes profondes. Les transformateurs peuvent être des services publics, des entreprises, des acteurs de la société civile, qui ont en commun de passer de l’opposition et la critique à la proposition et la créativité. On remarque que fréquemment les pionniers sont différents des développeurs et des assembleurs. Le changement de système n’est donc jamais l’œuvre d’une seule personne ou organisation, mais d’une « coalition », dont l’enjeu va être de parvenir à poser les bases « d’un nouveau système minimal viable ».

L’innovation publique et sociétale est souvent contrecarrée par des systèmes en place. Les idées les plus puissantes résultent le plus souvent de combinaisons inhabituelles provoquées par des personnes travaillant à la périphérie des institutions.

Pour les animateurs il existe quatre clés sur lesquelles agir. La première consiste à repenser les finalités, buts et objectifs d’un système, en se demandant de nouveau à quoi il sert, quel mode de vie cherche-t-il à soutenir ? La seconde consiste à changer les structures de pouvoir, en les déplaçant notamment vers les destinataires des services ou actions. La troisième est de mettre en place une nouvelle architecture des relations entre acteurs, par exemple entre producteurs et utilisateurs. Enfin, la quatrième consiste à faire changer les flux de ressources et notamment les moyens financiers. Jennie Winhall explique que l’on peut démarrer de n’importe quelle clé, mais qu’agir sur les quatre en même temps est un impératif de la transformation des systèmes.

De nombreux cas d’école dans le monde

La première journée du programme est dédiée aux cas d’école et à leurs enseignements. Des exemples emblématiques sont exposés dans les discours liminaires. Le premier est celui de Kary MacCluskey de la police de Glasgow en Écosse. Cette ancienne sage-femme intègre les services de police et crée une unité de réduction de la violence. Lorsqu’elle prend ses fonctions, les quartiers de Glasgow comptent plus de soixante décès par arme blanche par an au sein de la jeunesse. Kary MacCluskey comprend que traiter la violence d’un point de vue strictement sécuritaire et par la sanction est une impasse : elle y voit plutôt l’équivalent d’un problème de santé publique, une « maladie infectieuse », qu’elle qualifie même de récréative pour une partie des jeunes. Elle constate qu’une clé est de traiter la violence comme un phénomène de groupe. Aussi, pendant l’audience d’un mis en cause, ce sont tous les membres d’un gang qui sont montrés en photo. Ces derniers, souvent présents dans la salle, « ne rigolent plus ». Une autre clé est de faire travailler ensemble les services de police, du judiciaire, les services sociaux, les parents, et de mettre en place de réels moyens de coordination. Des membres des gangs sont engagés pour faire de la prévention. L’impact en quelques années aura été très sensible, faisant chuter notamment la possession d’armes de 85 % et la violence de 46 %.

L’université de Vancouver Island au Canada était bien placée dans le classement PISA5, mais en observant ce qui se passait dans la communauté étudiante, les dirigeants de l’université ont réalisé « qu’ils gagnaient, mais en respectant les règles d’un jeu » qui s’avère ne plus être pertinent sur le plan éducatif, explique Rod Allen. « Plutôt que de chercher à réparer le système actuel, nous avons préféré rêver un avenir désirable. » Après de longs débats, ils se sont mis d’accord autour de l’idée que les jeunes doivent devenir « les meilleurs pour le monde, et non pas les meilleurs au monde ». Tout le projet d’établissement a été repensé autour de cette idée. Valérie Hannon, du Global Education Leaders Partnership6, explique que : « Les imaginaires classiques de l’éducation (centrés autour de la réussite individuelle, de nature académique, conçue pour la compétition) sont puissants. » C’est pourquoi, renchérit-elle, « nous devons inventer une nouvelle histoire organisée autour des gens, des situations et de la planète ».

La question de la réorganisation des relations entre acteurs est illustrée à travers plusieurs exemples, dont ceux du Costa Rica et de l’Inde. L’espérance de vie au Costa Rica est supérieure à celle de la Grande-Bretagne, alors que son produit intérieur brut (PIB) est six fois inférieur. Alvaro Salas, ex-président de la Sécurité sociale du Costa Rica, a convaincu les partis politiques, tous bords confondus, de changer les représentations classiques de la santé, prisonnières « des quatre murs de l’hôpital » et d’une vision strictement médicale. L’idée a, à partir de 1948, de décider de placer la santé au centre de tous les enjeux (le social, l’emploi, le logement, l’approvisionnement en eau, l’éducation). Par la suite, une vision distribuée des ressources en santé a été adoptée en s’appuyant d’abord sur les communautés de terrain pour promouvoir la santé publique et la prévention. Les maladies chroniques (hypertension, drogue, alcool) sont abordées en amont, au sein des communautés, par un travail d’éducation dans les entreprises ; en bref, là où les gens vivent. Alvaro Salas explique que, pour construire un système de santé plus communautaire, il a fallu faire du porte-à-porte, jour après jour. « Il n’y avait pas de raccourci à prendre, juste mille conversations. Mille histoires à entendre. » Des techniciens de santé ont été recrutés pour animer ces communautés.

En Inde, Madhav Chevan, fondateur de Pratham7, a créé un programme préscolaire à faible coût dans un bidonville de Mumbai (Bombai) à l’origine d’un mouvement de transformation du système éducatif indien, s’appuyant sur des communautés de mères. À l’échelle du pays, il constate que des centaines de milliers d’enfants ne sont pas scolarisés, car la moitié de la population est dépendante de l’agriculture. Pour Madhav Chavan, le système n’est pas adapté à ces populations. L’échec des politiques éducatives est notamment dû selon lui à une trop forte distance entre l’école et la maison. Il note alors que pendant la pandémie un progrès a eu lieu, car des enseignants ont dû travailler avec des parents.

Le développement de l’économie collaborative est aussi un levier de progrès global. La Guilde8 est un projet basé à Atlanta, inspiré du community wealth building et du community ownership. Elle se fonde sur une approche systémique pour créer des communautés collaboratives, inclusives et durables, dans le but de s’attaquer aux causes profondes de l’inégalité économique, en améliorant la capacité des communautés à accroître la propriété des actifs, en ancrant les emplois localement et en assurant la résilience économique locale. Au Ghana, TROTRO Tractor9 est un modèle de location de tracteurs inspiré d’Uber, pour faire des tracteurs des ressources partagées entre les fermiers, mais aussi encourager une meilleure exploitation de la terre cultivable dont la surface diminue, changer la mentalité des fermiers pour qu’ils adoptent une agriculture plus durable.

Après Loomio, outil collaboratif en ligne créé en 2012, puis The Hum, un réseau de conseil pour les organisations sans managers créé en 2016, l’entrepreneur social Richard D. Bartlett a co-créé en 2018 Microsolidarity, une communauté d’entraide entre pairs. Chaque groupe est composé de 4 à 5 personnes, ce qui peut sembler peu, « sauf que dans la réalité beaucoup de gens n’ont même pas autour d’eux une personne à qui demander de l’aide », souligne Richard D. Bartlett. L’objectif premier est de créer des structures d’appartenance, car « nous sommes plus courageux et plus créatifs lorsque nous trouvons les nôtres ». Le second est d’accompagner les participants vers un travail valorisant, qu’il soit d’ordre professionnel, familial ou pour la communauté, en partant du principe que « la vie a plus de sens lorsque nous sommes utiles aux autres ». Près de 200 communautés seraient actives à ce jour.

L’importance de repenser les philosophies d’investissement

La question des moyens et des investissements pour un changement de système a fait l’objet d’une journée complète. Un intervenant note qu’il y a une différence radicale entre ceux qui concèdent de voir le monde dans sa complexité et ceux qui le voient à travers des feuilles de tableur Excel. Aussi, Erica Barbosa de SecondMuse Capital10 rappelle que les systèmes actuels ne sont en rien cassés, « ils font exactement ce pour quoi ils sont censés fonctionner », bien qu’ils aient pu être conçus sur des hypothèses erronées. Il est noté que la philanthropie peut aussi être coincée dans le système actuel.

En matière de bonnes pratiques, un intervenant explique que le financement des communautés autochtones en Australie doit intervenir après que les objectifs aient été définis et non avant. Une approche proposée par Steve Waddell, de Bounce Beyond11 et Catalyst 203012, est d’aider les investisseurs à participer à la construction de nouveaux systèmes de financement. Mais le sens et les questions de long terme sont aussi déterminants chez les bailleurs. Joe Nelson, responsable de Sealaska13, en écoutant ces débats, se demande s’il ne devrait pas commencer son prochain conseil d’administration par la question : « Où est notre plan sur 100 ans ? » Zita Cobb, responsable de Shorefast14 en Islande, résume par une anecdote le défi qu’il y a à renverser les imaginaires : « Mon père et d’autres ont finalement compris que la seule logique [dans leur communauté de pêcheurs sur l’île Fogo] était qu’ils devaient transformer le poisson en argent […] Mais si mon père était encore vivant, je lui dirais que je passe désormais mon temps à essayer de comprendre comment transformer l’argent en poisson. »

  1. La seconde partie de cette enquête sera publiée dans le numéro 33 (mai-juin 2023), et abordera les questions de l’évaluation des enjeux et du changement, et la place du design et de la narration dans les processus de transformation des systèmes.
  2. https://www.rockwool.com/fr/a-propos-de-rockwool/notre-histoire/la-fondation-rockwool/
  3. https://festival.learning-planet.org/
  4. Leadbeater C. et Winhall J., Building Better. Systems A Green Paper on System Innovation, 2020, The Rockwool Foundation.
  5. Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA).
  6. https://education-reimagined.org/resources/global-education-leaders-partnership/
  7. https://www.pratham.org/
  8. https://la-guilde.org/
  9. https://www.trotrotractor.com/
  10. https://www.secondmuse.com/capital/
  11. https://www. bouncebeyond. global/
  12. https://catalyst2030.net/
  13. https://www.sealaska.com/
  14. https://shorefast.org/
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