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Joanne Leighton : « Nous nous donnons une mission : être présent et regarder le vivant »

Les veilleurs de Capdenac
©Kristof Guez-WLDN
Le 10 août 2023

Joanne Leighton est chorégraphe et pédagogue. Après avoir dirigé le Centre chorégraphique national de Franche-Comté, à Belfort, pendant cinq ans, elle est à la direction la compagnie WLDN, depuis 2015, installée à Paris, dont la démarche artistique compose pièce après pièce, une danse originale et évolutive. Ses créations sont liées les unes aux autres, comme sa récente trilogie, pour grand plateau, autour des gestes universels : 9 000 pas, Songlines et People United. Joanne Leighton s’engage aussi dans des créations d’œuvres in situ, hors des salles de spectacle, dans des lieux patrimoniaux ou encore pour des espaces naturels et urbains.

Votre travail de chorégraphe est reconnu internationalement et très riche. À l’origine de ma sollicitation, une œuvre en particulier m’a interpellé. Cette pièce s’appelle Les veilleurs et elle a ceci de particulier qu’elle ne se joue pas sur la scène d’un théâtre, mais à l’extérieur, dans un territoire, entre ville et campagne, et que son objet, est la relation, l’attention qui se jouent entre les interprètes, Les veilleurs et le territoire qu’ils veillent. Pouvez-vous me parler de cette œuvre ?

Les veilleurs est une pièce qui a été montée et jouée pour la première fois à Belfort en septembre 2011 et que l’on n’a jamais arrêtée depuis. Nous en sommes à la douzième réalisation dans autant de lieux différents, comme Capdenac1 en France, ou Munich2 en Allemagne, notamment. La pièce se déroule sur trois cent soixante-cinq jours et va impliquer pas moins de 730 personnes sur une année. Chacune d’entre elles, va, un jour donné, prendre position dans la ville, tenir une présence pendant une heure, le matin, au lever de soleil ou le soir à son coucher. Chaque jour, 2 personnes vont veiller la ville et la région. Cette personne va-t-elle regarder la performance de la ville ou est-ce qu’il y a quelque chose dans la ville, quelqu’un qui regarde le spectacle du veilleur ? La question reste ouverte. Au-delà de ces rendez-vous, Les veilleurs est aussi une chorégraphie et une performance. Les veilleurs participent seuls, une fois, et forment une chaîne collective. Il y a une scénographie avec un espace, un abri, créé par Benjamin Tovo, qui s’adapte à chaque site, placé en position culminante dans la ville où le veilleur va prendre place.

Le choix du site se fait avec la structure culturelle qui porte le projet. À partir d’une première sélection de sites, nous allons échanger, parler de la pièce, choisir ensemble la meilleure implantation de l’abri qui nous sert de scène, puis le construire en s’attachant à ce que la forme de cet abri et le lieu retenus fassent sens localement. Cet abri est composé d’un exosquelette en bois et d’un couloir central avec deux fenêtres, des ouvertures vers l’autre, pour tendre vers plusieurs horizons : la ville et la campagne. À Belfort, par exemple, l’abri est au-dessus des citadelles de Vauban, sur le précipice, presque dans le vide avec vue sur la ville de Belfort. De l’autre côté, on aperçoit l’autoroute. Cette alternative est importante pour casser le formalisme de la frontalité. Les veilleurs sont libres de passer d’une fenêtre à l’autre, à volonté, ils peuvent tenir cette présence avec des points de vue différents.

Une autre caractéristique des veilleurs est qu’ils sont à la fois spectateurs et sur scène jouant la pièce. Votre équipe et vous, techniciens et danseurs, êtes là pour concevoir la scène, former Les veilleurs, mais pas pour interpréter. Tout le monde peut donc s’improviser veilleurs et venir « danser » ?

Nous ne faisons pas de sélection et tout le monde peut devenir veilleur. Mais avant d’aller veiller, il faut suivre une formation, une préparation sous forme d’atelier. C’est là qu’on forme Les veilleurs pour les semaines à venir. Un danseur ou un artiste va former ces personnes. On va se placer en cercle et faire les gestes simples pour se préparer à être veilleur, pour que la veille soit la plus naturelle possible, qu’elle respecte le corps. On apprend à se tenir debout, mais sans rechercher l’immobilité. Pour moi, il n’y a pas d’immobilité, il y a toujours un mouvement dans le corps, dans le vivant, comme un battement de cœur, comme le flux des pensées. On ne peut pas figer le temps qui est une dimension importante de la pièce. Sur une année, on voit passer toutes les saisons. Mais le passage du temps ne s’interrompt pas durant l’heure de veille : il n’est plus le même entre le moment où on entre et celui où on sort. On doit s’y préparer. L’atelier, son organisation sont pensés en termes horaires. Il faut arriver une demi-heure avant la rencontre : une petite annexe permet de recevoir la personne qui va veiller. Chaque veilleur est accompagné : il doit enlever sa montre et déposer son téléphone mobile. La présence se fait sans autre appui que le corps. L’accompagnateur est aussi là pour veiller sur le veilleur : ce dernier doit se sentir en sécurité pour pouvoir être présent, face à cette immensité qu’il trouve devant ou en eux. Une lumière s’allume durant la veille pour que le temps soit affiché, comme une icône du projet, visible à l’intérieur et à l’extérieur de l’abri.

« Se tenir debout », c’est imprimer le corps dans l’espace et dans le temps. « Se tenir debout », c’est tenir le corps sur son centre, les pieds par terre. Les genoux sont détendus et il y a une énergie qui traverse le corps et envahit le thorax. Le corps est actif et vivant, attaché à son environnement. Les pensées vont aller et venir. Le corps est disponible, ouvert à tout ce qui va se passer comme un récepteur et un transmetteur. Il y a une énergie, une tonicité, des petits mouvements. C’est vraiment le sens du corps, dans l’espace et dans le temps, dans le vivant, une fluidité faite de vibrations très intenses qui nous permettent d’être très actifs dans cette présence. Nous allons travailler le regard. L’écoute aussi qui est importante quand on danse avec quelqu’un, car c’est cette écoute de l’autre qui nous permet d’être en phase. En été, par exemple, Les veilleurs vont être là très tôt dans la matinée, dès 5 h 00 du matin. Aller sur le site si tôt le matin est déjà une expérience. Nous avons l’impression que la ville aussi veille. Il y a des petits mouvements, quelque chose qui se réveille dans la ville et en eux-mêmes, en phase. Nous avons perdu le sens de ce qu’est un lever de soleil : être là pour une certaine durée, laisser le corps s’adoucir, s’accorder avec ce début de journée. Le soir, c’est encore autre chose.

Dans Les veilleurs, il y a donc une scène, une scénographie, des personnes volontaires – habitants ou de passage –, qui, par la chorégraphie et la puissance de leur corps, sont présents aux territoires, à leurs paysages, à la nature qui les composent, à eux-mêmes, à la ville et aux autres. Mais vous ne vous contentez pas de rendre possible cette expérience esthétique, vous la documentez également.

Au-delà de cette position à tenir deux fois par jour pendant trois cent soixante-cinq jours, Les veilleurs se rencontrent, à l’ouverture du projet puis a minima chaque trimestre. Ils partagent des moments ensemble avec l’équipe de la compagnie WLDN3. Nous nous regroupons pour réfléchir à ce qu’est que cette présence des veilleurs dans la ville. Tous n’habitent pas le territoire qui accueille la pièce : chaque personne ayant envie de veiller, d’où qu’elle vienne, peut participer. Après chaque veille, l’accompagnateur va prendre deux photos : un portrait du veilleur dès qu’il sort de l’abri et une photo du paysage de son choix. Nous allons ainsi documenter la veille et faire ressortir à chaque fois quelque chose de particulier. Cela peut être les gros bâtiments, les tours qui sont négligées sur la périphérie de la ville ; cela peut être certains arbres parce qu’ils sont en danger ; cela peut être, comme à Belfort, la cour d’une maison d’arrêt située en plein centre-ville. Ils vont se focaliser sur des endroits différents. Chaque veilleur est aussi incité, après chaque séance, à partager la manière dont il a vécu ce moment. Ils peuvent écrire un mot, une phrase ou un paragraphe, pas plus d’une page. Nous avons donc des images et des écrits. Cette documentation citoyenne, qui va former le regard de la ville, est très importante. Ces traces sont collectées et mises en ligne sur un site web dédié au projet, créant ainsi une fenêtre sur la performance au-delà du site d’implantation de l’objet-abri, permettant à toute personne qui le souhaite de suivre l’année de présence sur sa ville. Aussi, pour chaque projet, une publication est éditée et permet de conserver ces traces pour les personnes qui participent ou celles qui s’intéressent de plus loin au projet.

Les veilleurs de Capdenac

Une grande fête de clôture est organisée après l’année de veille, un grand rassemblement, une marche convergente, des paroles, un souffle, un joyeux moment d’être ensemble pour célébrer le passage de l’année sur la ville.

Ces échanges – les écrits et photos – révèlent-ils ce qu’éprouvent ces veilleurs ? Pourquoi sont-ils là ? Qu’y trouvent-ils ? Quelle est la nature de leur expérience « esthétique » ?

S’engager dans ce projet artistique est pour nous un acte citoyen. Nous nous donnons une mission : être présent et regarder le vivant. C’est notre tâche. Mais chaque personne va aller veiller pour des raisons qui lui sont propres. Il y a un lieu, une proposition et ce qui importe c’est que la présence soit maintenue : nous pouvons réfléchir à ce que nous avons fait, nous pouvons célébrer un événement, être ensemble, etc., mais tout ce qui compte, c’est de maintenir cette présence durant les trois cent soixante-cinq jours. Les textes des veilleurs indiquent souvent que cette expérience a lieu à un moment charnière dans leur vie. Ils racontent leurs expériences intimes, parfois revivent des choses terribles : se remémorer un proche décédé durant la pandémie de covid-19, par exemple. D’autres s’interrogent sur leur connexion avec la ville et expriment leurs mécontentements sur la place de la nature, sur la manière dont nous vivons ensemble, etc. Je trouve magnifique la manière dont cette expérience convoque les histoires dans les différents courants de vie, portent les citoyens, comme si quelque chose de collectif était semé qui va s’organiser. À Hull4 au Royaume-Uni, par exemple, c’est l’histoire d’une ville liée à l’industrie maritime anglaise, les désirs et les événements qui s’y sont passés, qui s’exprime dans la présence et ressort dans des textes. À Laval5 en France, où Les veilleurs se rassemblent chaque dimanche pour lire à haute voix, dans un café, leurs textes, c’est autre chose. À Capdenac, nous sommes frappés par la lucidité des veilleurs au travers de ce qu’ils écrivent dans les textes et ce qu’ils partagent.

Quelque chose qui se trouve en commun, à la fois personnel et collectif, qui se libère, qui s’exprime avec une poésie, une profondeur, qui forme un désir d’activation de la communauté. Veiller, ce n’est pas passif en fait, c’est actif et c’est la raison qui donne envie de continuer ce projet artistique.

Les veilleurs est un travail esthétique sur la présence, sur l’attention à soi et aux autres, mais c’est aussi l’instauration d’une relation avec un lieu et tout ce qui le compose. C’est en quelque sorte l’expérimentation par l’art d’un autre régime d’habitation du monde. Paradoxalement, faut-il éprouver sa solitude face au monde pour le considérer autrement et faire face collectivement à l’enjeu écologique qui est le nôtre ?

Quand on veille, on semble seul, mais on ne l’est jamais. Ce qui m’intéresse, c’est de rassembler, de rendre actifs les participants et de les rattacher les uns aux autres, c’est de proposer une œuvre artistique dont la poésie nous transporte vers les autres, vers le corps du site, de la nature, dont nous avons été séparés, tout en restant nous-mêmes. J’ai grandi concernée par la nature. En Australie, avec la sécheresse, les incendies, les fragilités propres à ses paysages, il faut sans cesse que l’on s’en occupe, nous y sommes sans cesse confrontés. Nous avons créé un grand écart entre la culture et la nature et il faut donc maintenant renforcer ce lien. Cette notion reste intacte en moi et cela me conduit à y dédier mon travail. C’est quelque chose de crucial qui m’oblige à trouver des réponses artistiques à la crise que l’on vit. Le monde s’est transformé durant les douze années passées avec Les veilleurs. Les préoccupations ne sont plus les mêmes. Nous avons traversé des épreuves, comme celles du Bataclan ou du covid-19, sans arrêter le projet, en restant debout, actifs, reliés et responsables. Aujourd’hui, nos préoccupations sont écologiques, mais il ne s’agit pas de s’enfermer artistiquement ou de « politiser » une œuvre que l’on veut la plus libre possible.

L’essentiel est de permettre à toute personne de prendre place dans notre abri, de s’inscrire dans cette chaîne humaine, de « se tenir debout » et de produire du sens.

Vous vous présentez comme chorégraphe et pédagogue. N’est-ce pas finalement cette dimension qui l’emporte à ce niveau de notre échange ? L’art tel que vous le pratiquez, ne serait-il un chemin nécessaire à emprunter pour refonder notre relation au monde, transformer nos sensibilités et le travail sur le corps, sur l’attention, sur la présence, une éducation visant à considérer, reconsidérer l’altérité qui composent nos territoires et dont nous dépendons pour vivre, à produire en quelque sorte une nouvelle culture au sens anthropologique du terme de l’habiter ?

J’ai toujours été fascinée par le volet anthropologique de cette pièce. Qu’est-ce qui fait que les gens s’inscrivent dans ce projet ? Les veilleurs ont toujours été complets dès les premières veilles. À l’ère anthropocène, je tente d’activer ou de réactiver des sensibilités avec cette proposition artistique, de lier l’humain à son environnement. Cela en devient finalement politique d’être là. Il y a d’autres endroits pour parler de la crise écologique, monter des conférences, débattre, faire de l’activisme. Ici, nous ne cherchons pas directement cette confrontation, mais au contraire avec cette poésie à éveiller la sensibilité, à susciter la volonté pour se sentir concerné et s’activer pour la suite. C’est effectivement une œuvre artistique et pédagogique.

Nous avons d’ailleurs choisi de la poursuivre avec les enfants en leur dédiant des journées. C’est une idée que nous avons eue depuis le début du projet même si le souhait de participer vient avant tout directement d’eux : quand les enfants découvrent Les veilleurs, ils veulent y participer. Pour moi, il est important de les associer. Nous venons d’ailleurs de créer un autre spectacle pour le jeune public qui s’appelle Le chemin du wombat au nez poilu. Nous allons raconter la terre-mère, en partant de la flore et de la faune d’Australie. Le wombat est en fait un marsupial qui vit dans mon état d’origine, au sud de l’Australie. Pendant les incendies de 2018 qui ont ravagé l’Australie, le wombat partageait son terrier avec d’autres espèces et leur sauvait la vie. Nous avons décidé de raconter cela dans une forme de conte chorégraphique. Au travers de cette exploration artistique, ce que je souhaite, c’est raconter ces histoires de faune et de flore pour toucher les gens, pour qu’ils prennent la responsabilité de protéger leur environnement et qu’ils se sentent concernés ; peut-être que les enfants seront à l’écoute et déjà dans ce doux partage. Comment traiter cette question sans se dédier à la jeunesse quand on considère le monde qu’on leur laisse ?

  1. https://www.lesveilleursdecapdenac.fr/
  2. https://www.thevigil.org/index.php/precedenteseditions/die-tuermer-von-muenchen/
  3. https://www.wldn.fr/index.php/demarche---project/
  4. https://www.thevigil.org/index.php/precedenteseditions/the-hull-vigil/
  5. https://www.thevigil.org/index.php/precedenteseditions/les-veilleurs-de-laval/
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