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Questionner le renouvellement des politiques funéraires

Le 16 janvier 2025

Dans le cadre de sa thèse La mort « ordinaire », un problème public ? Étude des politiques publiques de gestion de la mort en France1, Alèxe Duvaut remet en perspective les politiques publiques liées à la mort. Elle revient sur la notion de « services publics funéraires » et interroge la capacité d’innovation des collectivités territoriales en matière de politique funéraire.

La mort est un phénomène qui implique une réflexion collective sur la manière dont on doit en disposer, et sur la nature du lien entre les vivants et les morts. Comment la société française traite-t-elle la mort ? Prendre pour objet de recherche les politiques publiques de la mort, c’est d’abord considérer que la mort est sujette à l’intervention du pouvoir politique. En effet, si certains auteurs parlent de « déni de la mort » 2, en termes de politiques publiques, il serait réducteur de parler de déni, ou même de tabou. Que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle locale, la mort est l’enjeu de réglementations, d’actions publiques. Pendant la crise sanitaire, c’est bien le recours à des récits sur les morts de masse qui a justifié les mesures de protections et de confinements. Cela étant dit, la multiplication des expérimentations à l’échelle locale ces dix dernières années, et l’échec de certaines initiatives, comme la création de forêt cinéraire à l’échelle nationale, questionnent la capacité des autorités publiques – à différentes échelles – à être initiatrices d’innovations. La recherche que je mène depuis quatre ans me pousse à défendre l’idée que la prise en charge politique des différents enjeux du funéraire dépend directement des représentations du service public des acteurs à l’origine de la fabrique de l’action publique3. Cet argument permet d’expliquer l’apparente inertie nationale, et l’émulation locale en matière d’innovation funéraire qu’elle soit liée à l’écologie, la justice sociale, ou plus globalement à l’égalité.

Le service public une notion floue appropriée par les professionnels

Qu’est-ce que le « service public funéraire » ? Dans un contexte de missions de service public parfois déléguées, de services publics locaux, de service public funéraire concurrentiel4, répondre à cette question n’a rien d’évident. Globalement, on peut considérer que les notions de « service public » et d’« intérêt général » sont floues, que les acteurs de ce que j’appelle la « chaîne mortuaire » s’approprient en fonction de leurs représentations. Dans ces définitions, certains éléments vont avoir plus ou moins d’importance en fonction des profils des acteurs concernés. Mon travail de thèse montre que l’écologie, par exemple, est davantage un enjeu au centre des représentations du service public des acteurs locaux. Un autre exemple est lié aux représentations du prix des obsèques entre ceux qui considèrent que le service public implique un désintéressement économique et des prix bas, et d’autres pour qui la recherche de rentabilité n’est pas incompatible avec la poursuite de l’intérêt général.

Prendre pour objet de recherche les politiques publiques de la mort, c’est d’abord considérer que la mort est sujette à l’intervention du pouvoir politique.

L’échelle nationale et le service public concurrentiel

Revenons à notre questionnement sur la place de l’innovation dans la fabrique de l’action publique liée à la prise en charge des morts. Ma recherche montre que la loi de libéralisation du marché funéraire de 19935 marque un tournant dans la prise en charge politique de la mort avec une légitimation du marché et d’une définition du service public prônant l’adéquation morale entre l’intérêt général et la marchandisation de la mort. Depuis 1993, les politiques publiques nationales relèvent davantage de la régulation de marché, de normalisation des pratiques pour les rendre compatibles avec ce dernier, que de remises en cause du cadre de celui-ci. Certaines propositions de parlementaires, comme l’expérimentation de l’humusation en 2023, ou encore sur les forêts cinéraires en 2021, se sont soldées par une certaine forme d’inertie politique, comme si cette échelle du politique ne permettait pas, dans le cadre permis par la loi no 93-23 de 1993, l’innovation.

L’échelle locale : les territoires d’innovation

La fabrique de l’innovation dans l’action publique funéraire à l’échelle locale n’a rien d’évident, d’autant plus lorsque l’on considère les nombreux enjeux saisis par les autorités locales, la polyvalence des agents des collectivités, et les relations parfois ambiguës entre les différents acteurs du service public sur les territoires. Pourtant, ma recherche me pousse à défendre une certaine forme d’autonomie politique des territoires en matière de politiques funéraires, et une propension du local à être à l’initiative d’innovations sociales. Depuis une dizaine d’années, force est de constater que les acteurs locaux sont à l’origine de l’émergence de problèmes publics alternatifs, et de solutions innovantes ; avec au premier plan, des représentations du service public liées à des valeurs d’égalité, de justice sociale, ou d’écologie. L’émergence de régie de recyclage solidaire de monuments funéraires dans les villes est un exemple de ce type d’innovations. À ce titre, la ville de Niort est également pionnière avec la construction du premier cimetière écologique en 2014. Nous pouvons aussi citer les initiatives d’ouverture de salles de cérémonies républicaines, à Bordeaux très récemment, mais aussi sur d’autres territoires.

Les conditions de l’innovation locale

Comment expliquer que l’innovation est davantage présente à l’échelle locale ? D’abord, le maillage territorial entre les professionnels favorise les projets conjoints et l’émergence de problématiques territorialisées6. Dans les grands centres urbains, la mutualisation des compétences a enclenché la mise en place de véritables stratégies funéraires qui incluent des enjeux économiques de redistribution, techniques comme la place dans les cimetières, mais aussi écologiques et sociaux. D’autre part, d’un point de vue politique, le funéraire constitue à l’échelle locale une ressource politique. Politiser les funérailles, autour, par exemple, de la justice sociale, c’est plaider pour une certaine vision politique du rôle des collectivités comme garantes du service public local. On ne peut que se réjouir de cette appropriation des enjeux funéraires par les acteurs locaux parce qu’elle permet de faire émerger des lieux de discussions et de débats relativement ouverts, notamment aux acteurs de la société civile, sur les enjeux profondément politiques de la prise en charge des défunts.

Politiser les funérailles, autour, par exemple, de la justice sociale, c’est plaider pour une certaine vision politique du rôle des collectivités comme garantes du service public local.

Le prix des obsèques : quand la justice sociale s’immisce dans les représentations du service public local

L’histoire funéraire est marquée par la persistance du prix comme catalyseur des enjeux de régulation publique. En effet, la contestation du marché7 est directement liée à une controverse morale avec d’un côté l’image du consommateur fragilisé par le deuil, et de l’autre le marchand cupide. La réforme de libéralisation du marché funéraire avait pour objectif de faire baisser le prix des obsèques pour les familles en ouvrant le secteur au marché, et à la concurrence, et de réduire les écarts de tarification. Or, le constat de nombreuses enquêtes est une progression de l’indice des prix des services funéraires systématiquement supérieure à celle de l’indice des prix à la consommation (hors tabac). Notre étude montre que cette augmentation est valable sur toute la chaîne mortuaire, des prix des concessions dans les cimetières, aux prix pratiqués par les acteurs dits « alternatifs », comme les coopératives sur les services funéraires. Les services publics locaux, notamment la crémation, ne sont pas épargnés, que leurs compétences soient exercées par des acteurs publics ou privés en délégation.

Historiquement, la politique du prix des obsèques était directement en lien avec la prise en charge des indigents, avec un système de classes notamment. Il y avait cohabitation entre, d’une part, un idéal égalitaire, et, d’autre part, une consommation ostentatoire des plus riches. Ainsi, la justification des prix pratiqués était non seulement politique, mais aussi morale avec l’idée de reconversion des profits de la pompe au bénéfice des plus pauvres. En 1875, les indigents à Paris représentaient environ 26 000 convois gratuits par an. En 2015, ils en représentent environ 300. Les politiques des prix, polarisées sur la qualité de service et la dignité, se doivent de répondre à des enjeux d’égalité si l’esprit du service public est véritablement au cœur de l’économie des funérailles.

On peut même considérer que la justice sociale tend à retrouver sa place dans la prise en charge politique des défunts sur les territoires.

Depuis 1993, le prix a été un enjeu pris en charge par l’État à de nombreuses reprises, avec, par exemple, la réglementation des contrats obsèques, la mise en place de devis types, et la suppression de certaines taxes. Si le problème du prix des funérailles est reconnu à cette échelle, il est défini comme un problème de transparence des prix, et non comme un problème de fixation des prix, ou d’égalité. Cette définition explique pourquoi aucune loi depuis trente ans n’a eu pour objet le niveau de fixation des prix. On peut même considérer que la redéfinition de la catégorie des personnes démunies de ressources incluant les ressources de leurs proches8 a favorisé une moins bonne prise en charge des plus pauvres à l’échelle nationale. En effet, ces dispositifs ont pour conséquence la baisse du nombre de bénéficiaires légitimes.

À l’échelle locale, d’autres définitions que celles de la transparence des prix trouvent des débouchées en termes d’actions publiques. On peut même considérer que la justice sociale tend à retrouver sa place dans la prise en charge politique des défunts sur les territoires. Que ce soient des démarches de tarification sociale des concessions, ou de mise en place de syndicats intercommunaux qui permettent aux familles les plus pauvres de bénéficier de tarifs préférentiels, elles sont toutes liées à une définition du service public alternative qui considère que les prix doivent être bas, et que c’est le rôle de l’État de garantir ces prix par des politiques publiques de régulation. La politique tarifaire, exercée par les communes sur les opérateurs funéraires publics ou semi-publics, peut aussi être un angle afin d’aborder à l’échelle locale cet enjeu du prix. Certaines initiatives allient même l’orientation de justice sociale et celle de l’écologie, comme la création d’une régie de marbrerie de recyclage de monuments. La mairie de Bordeaux a ainsi créé une régie qui récupère les monuments abandonnés, les recycle en nouveaux monuments et les revend à des prix « très attractifs » à ses usagers. Cette « marbrerie solidaire », décrite comme « un service à caractère social et environnemental, économique et écologique » par ses promoteurs, est caractéristique de ces initiatives locales dont les orientations constituent des véritables leviers de changements cognitifs et pratiques de la gestion des défunts.

Les limites de l’autonomie locale

Cette autonomie politique locale, si elle peut avoir un effet bénéfique sur la capacité d’innovation sociale des territoires, présente toutefois des limites. Une limite est liée à la portée des actions publiques locales, qui n’engagent véritablement que les acteurs publics, et qui n’ont qu’un d’impact limité sur les pratiques des acteurs privés non contraints par ces actions publiques.

Les initiatives liées au prix des obsèques et à des idéaux de justice sociale sont plutôt rares, et portées par les acteurs publics, principalement de gauche et écologistes, et elles n’ont pas pour objet de contraindre en termes de prix les opérateurs, mais d’inciter. Des politiques contraignantes ne pourraient advenir qu’à l’échelle nationale. À l’échelle locale, le poids des réformes sociales pèse exclusivement sur les administrations publiques, notamment les mairies, qui n’ont souvent pas de garanties de la répercussion de leurs efforts sur les familles. Les mairies des grandes villes ont des avantages et plus de latitudes pour opérationnaliser le problème de fixation des prix. Mais, pour les plus petites communes, l’innovation est plus compliquée à mettre en place, notamment parce que cela demande la mobilisation de moyens, financiers et humains.

Une autre limite tient dans une conséquence de l’autonomie de l’échelle locale : le maintien de certaines inégalités face à la mort entre les territoires. On peut prendre comme exemple les carrés confessionnels. Si la pratique du regroupement par religion dans les cimetières existe, la construction de carrés n’est pas légale, elle est tolérée par le recours à des jurisprudences datant de plus d’un siècle. À l’échelle nationale, l’enjeu est érigé en « non-problème » 9. On considère ainsi que la pratique ne peut pas être inscrite dans la loi sans être qualifiée d’inconstitutionnelle vis-à-vis du principe de laïcité, et que cette impossibilité légitime une gestion locale, au cas par cas du problème. Ce bricolage législatif, fragile, met les collectivités dans une situation d’incertitude, et permet une politisation de la mort autour du fait religieux à l’échelle locale. Résultat, on considère normal qu’en fonction de la commune de décès, certains puissent être inhumés selon leurs croyances, et d’autres non. La question ici n’est pas de savoir s’il faudrait moralement les autoriser ou les interdire, mais bien de montrer que l’autonomie locale peut avoir un contrepied : l’inégalité dans la mort entre territoires pour les familles.

La nécessité d’une véritable cohérence entre échelles du politique

Pour conclure, l’autonomie des échelles du politique, pour le funéraire, favorise les initiatives locales d’innovation. Qu’elles soient basées sur des idéaux de justice sociale, d’écologie, d’égalité, les actions publiques locales dont il est question dans ce numéro sont intrinsèquement liées à des représentations du service public alternatives et inclusives. Toutefois, cette autonomie présente certaines limites, notamment en termes d’efficacité et d’égalité face à la mort. Ces éléments plaident donc en faveur d’une véritable cohérence et d’une imbrication des échelles du politique pour le funéraire, afin de permettre au service public de la mort d’être un vrai terrain d’innovations, pour les familles, les professionnels, et les collectivités.

  1. Les éléments présentés ici sont issus d’un travail de recherche effectué dans le cadre d’une thèse sur les politiques publiques funéraires mené à Sciences Po Bordeaux. Les résultats sont élaborés sur la base d’une recherche documentaire, et d’un travail de terrain de trois ans, d’observations, et d’entretiens auprès d’une centaine de professionnels et d’acteurs politiques de premier plan.
  2. Ariès, P., Essais sur la mort en Occident, 1975, Seuil ; Thomas L.-V., « Le renouveau de la mort », in Cornillot P. et Hanus M. (dir.), Parlons de la mort et du deuil, 1997, Éditions Frison-Roche.
  3. Muller P., « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde », in Mazet P.-A., Faure G., Pollet P. et Warin P. (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, 1995, L’Harmattan ; Neveu E., Sociologie politique des problèmes publics, 2002, Armand Colin.
  4. Trompette, P. « Une économie de la captation : les dynamiques concurrentielles au sein du secteur funéraire », Revue française de sociologie 2005 ; Le marché des défunts, 2008, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
  5. L. no 93-23, 8 janv. 1993, modifiant le titre VI du livre III du Code des communes et relative à la législation dans le domaine funéraire.
  6. Pinson G., « La gouvernance des villes françaises. Du schéma centre-périphérie aux régimes urbains », Métropoles 2010.
  7. Steiner, P. et Trespeuch M. (dir., Marchés contestés : quand le marché rencontre la morale, 2020, PUM.
  8. L. no 93-23, 8 janv. 1993, op. cit.
  9. Henry E., « La fabrique des non-problèmes. Ou comment éviter que la politique s’en mêle », Lectures. Les livres 2021.
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