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La nuit vue par un écologue

Le 31 juillet 2025

La pollution lumineuse s’est aujourd’hui imposée comme un sujet de haute importance qui capte l’attention de nombreux acteurs. Au fil des années, éclairagistes, concepteurs lumières, médecins, écologues, urbanistes se sont emparés de cette problématique initialement portée dans la société par les astronomes. Cet intérêt collectif est une victoire dont les pionniers du sujet ont rêvé ! Dans le même temps, cette situation engendre une pluralité de visions, saine, mais complexe à mettre en musique. Des notions « évidentes » en vérité ne le sont pas et peuvent se traduire par des objectifs hétérogènes. Pollution lumineuse, besoins, sobriété, paysage nocturne, trame noire : comment l’écologue se positionne-t-il dans ce panorama de termes clefs ? Loin de vouloir présenter la vision de tous les écologues, je présente ici la mienne. Il est important que la voix des écologues soit portée et à un niveau ambitieux, pour la biodiversité, en quelque sorte « au nom des non-vivants », tout en sachant qu’une concertation, un arbitrage, un compromis sera ensuite fait par les humains à l’aulne de critères variés dans les projets développés.

La nuit des non-humains

Ce qui caractérise le jour et la nuit peut sembler évident pour chacun. Pourtant, il existe de nombreuses représentations et des réalités divergentes. Pour certains la nuit sera le moment où l’on dort, pour d’autres le moment où l’on travaille, pour d’autres encore un moment de loisirs et de fête. Et pour les non-humains ? Factuellement, la nuit est le moment naturel qui découle de la rotation de la Terre, qui génère depuis des milliards d’années une alternance continuelle de période lumineuse (jour) et de période sombre (nuit) sous nos latitudes. Un moment où les espèces nocturnes sont actives et les espèces diurnes au repos.

La nuit est ainsi un moment d’obscurité pour nos yeux d’espèces diurnes qui ne perçoivent qu’une partie du spectre des ondes électromagnétiques, la partie visible que l’on appelle justement « lumière ». Il y a donc déjà un premier changement de référentiel à opérer : la nuit n’est pas uniquement celle que l’on voit. Pour les espèces nocturnes, la nuit est composée d’ultraviolet, d’infrarouge, et même de « lumière visible » pour elles, parce qu’elles sont capables d’optimiser la luminosité naturelle grâce à des gros yeux ou des cellules photoréceptrices nombreuses, et donc d’y voir « normalement ».

Si la nuit n’est pas totalement noire, elle reste tout de même, au mieux, une pénombre 200 000 fois plus sombre que le jour. En effet, sous nos latitudes, l’éclairement au sol le jour (mesuré là encore par des outils et des unités définies par les humains) est autour de 100 000 lux en été par temps dégagé à midi alors que – lors d’une nuit de pleine lune en été par temps clair et dans un endroit dégagé – le sol reçoit maximum 0,5 lux1.

Ce contraste très fort a structuré l’évolution du vivant, la formation des systèmes sensoriels et la répartition des niches écologiques temporelles avec, chez certains taxons, une dissymétrie au profit de l’activité nocturne. Franz Holker estime qu’environ 28 % des vertébrés et 64 % des invertébrés aujourd’hui sont nocturnes2. Faut-il y voir là un argument au fait que la vie nocturne pourrait en réalité être la situation par défaut plutôt que la forme adaptative ? Il est en effet plausible que la vie ait d’abord été nocturne, provenant de l’océan profond éternellement sombre, puis montant dans la colonne d’eau, puis sur la terre ferme pour se confronter à la possibilité d’un « choix » entre jour et nuit. À ce titre, la nuit présente divers intérêts au regard des risques que représente la lumière du soleil (altération de l’ADN, dessiccation, visibilité par des prédateurs).

la lumière artificielle nocturne peut être vue comme un perturbateur de la perception temporelle des organismes, animaux et végétaux.

Cette « nocturnité » est néanmoins variable. Certaines espèces sont nocturnes toute l’année quand d’autres le sont épisodiquement. On constate aussi que de nombreuses espèces – ex. : rapaces nocturnes, chauves-souris, mammifères non volants, insectes – ne sont pas strictement nocturnes, elles présentent plutôt un rythme d’activité dit « bimodal » exprimant deux pics marqués au crépuscule et à l’aube, les deux moments où le niveau photopique de l’environnement est de moyenne intensité. En effet, être nocturne implique d’être doté de systèmes visuels performants valorisant la faible lumière naturelle disponible ou de mobiliser d’autres sens parfois complexes (écholocation, thermoréception), alors que les périodes charnières du jour et de la nuit constituent une forme de compromis jour/nuit.

La lumière artificielle nocturne : un perturbateur temporel et sensoriel

De nos jours, l’ajout de lumière artificielle la nuit vient perturber cet équilibre en surpassant d’un facteur 100, voire 1000, la luminosité maximale offerte par une pleine Lune. En effet, il n’est pas rare en France de mesurer plus de 100 lux et même plusieurs centaines de lux sous un lampadaire de rue ou de parking… Quel organisme peut supporter 1 000 fois le maximum de luminosité qu’il rencontre naturellement ?

L’alternance jour/nuit joue le rôle de synchronisateur des horloges biologiques, un mécanisme mis en place au cours de l’évolution permettant aux êtres vivants d’être en permanence au diapason avec leur environnement selon le cycle journalier et annuel. De ce fait, la lumière artificielle nocturne peut être vue comme un perturbateur de la perception temporelle des organismes, animaux et végétaux. Par ailleurs, la lumière artificielle nocturne vient brouiller la perception visuelle des animaux. La pollution lumineuse se rattache ainsi à la famille des polluants sensoriels, qui inclut notamment les sons et les odeurs d’origine anthropique. Cette problématique des pollutions sensorielles est aujourd’hui clairement posée par la communauté scientifique3.

En effet, nos activités humaines produisent un ensemble de stimuli artificiels de nature à interférer avec les stimuli naturels auxquels les espèces sont habituées et dont elles se servent pour se repérer dans l’espace, trouver des habitats favorables, éviter des dangers. Dans leur paysage, les espèces côtoient généralement deux grands types de stimuli : les stimuli attractifs (ressource favorable, habitat, partenaire, etc.) et les stimuli aversifs (danger, prédateur, ressource inadaptée)4. La lumière artificielle nocturne joue sur les deux tableaux. Elle peut attirer des individus, phénomène de phototactisme positif à l’origine de perte d’énergie, de pièges et de mortalité, par exemple chez les oiseaux ou les insectes. Elle a aussi un effet répulsif (espèces lucifuges), ce qui perturbe entre autres la navigation ou l’occupation de l’espace chez les amphibiens, vers luisants, chauves-souris, mammifères non volants, certains poissons. Enfin, elle peut masquer les étoiles qui servent d’indices géographiques à de nombreux animaux nocturnes, comme le bruit routier masque la communication acoustique. Ceci entraîne notamment des désorientations et une perte de temps dans la recherche de nourriture.

Éclairer juste, mais cela veut dire quoi au juste ?

Un chemin incroyable a été parcouru en France depuis une dizaine d’années dans la préservation de l’environnement nocturne. Aujourd’hui l’idée fait consensus : tout le monde est d’accord pour dire qu’il est inutile d’éclairer pour rien, de gaspiller l’énergie. Néanmoins, nous rentrons maintenant dans le dur et lorsque nous parlons de ramener l’éclairage au juste besoin, de quel besoin parlons-nous au juste ?

La littérature montre des impacts sur des organismes à des quantités très faibles de lumière. Quelques exemples : les anguilles évitent les zones éclairées à 5 lux5, l’appariement des crapauds devient plus précaire dès 0.1 lux6 et la production de mélatonine chez certains vertébrés est stoppée dès 0.03 lux7 ! Partant de là, on comprend que toute addition de lumière artificielle dans l’environnement est susceptible de générer des dommages biologiques et écologiques. L’écologue préconisera donc d’éclairer le moins possible, en nombre, en durée et en quantité.

Toutefois, un deuil est à faire. L’éclairage répondant à des besoins humains, il est évident que le supprimer totalement n’est pas une option réaliste et tout écologue, en tant que citoyen, le sait bien. C’est ainsi qu’émerge la notion de sobriété lumineuse qui peut être définie comme un usage réfléchi et raisonné de l’éclairage nocturne.

Cela sous-entend de s’en tenir aux besoins réels d’éclairage, mais cette notion de « besoins » reste très subjective. Elle dépend des capacités visuelles, de la confiance en soi, du genre, de l’âge, mais aussi du référentiel de chacun par rapport à ce que doit être la nuit. Ici l’écologue (en tant que scientifique) atteint en quelque sorte ses limites, car il n’est pas là pour dire si tel ou tel besoin est avéré ou superflu, illégitime ou non, réel ou fantasmé. Dans le même temps, il est là pour dire si assouvir tel besoin va engendrer tel ou tel impact sur la biodiversité. Ce faisant il permet une prise de décision consciente et assumée. Il donne ainsi à réfléchir et à responsabiliser pour que la société s’interroge sur ses besoins.

À ce sujet, la mise en valeur – et plus généralement les éclairages non fonctionnels – est un bon support de discussion. De nombreuses communes attachent encore aujourd’hui une importance particulière à la mise en valeur par la lumière de leur clocher ou de leur mairie. Cette habitude se comprend facilement, en particulier en France, de par notre culture et notre histoire, où la lumière est historiquement connotée « progrès » et « rayonnement ». Néanmoins, ces pratiques ne sont pas sans incidence sur la biodiversité. Rappelons que les clochers sont fréquentés par des chauves-souris et chouettes effraies. L’éclairage d’un clocher peut diminuer significativement la présence et les effectifs de colonies de chauves-souris8. La mise en valeur des arbres aussi reste encore assez répandue et totalement autorisée. Pourtant, les arbres sont des êtres vivants sensibles à la lumière et non pas du mobilier urbain9. En effet, comme chez les animaux, la lumière joue le rôle de vecteur dans la perception temporelle des végétaux, régulant leur phénologie (tombée des feuilles, ouverture des bourgeons, etc.). Chacun a déjà pu observer les arbres exposés à des lampadaires repoussant la chute du feuillage à l’automne.

Éclairer des monuments, est-ce indispensable ? Est-ce même réellement utile par rapport à l’argument d’attractivité touristique et économique des territoires ? Une approche purement fonctionnelle pourrait consister à dire que seuls les éclairages de sécurité sont nécessaires, pour protéger des personnes ou des biens. Néanmoins, la beauté et l’esthétique sont des vertus qui participent indéniablement à l’épanouissement et au bien-être des humains. En revanche, certains trouveront jolie une église éclairée, d’autres un ciel constellé sans pollution, d’autres les deux ! En soulevant ces sujets, il existe un risque fort que l’écologue passe pour le « rabat-joie », qui retire la magie nocturne en préconisant l’extinction des monuments et des jardins.

Éclairer des monuments, est-ce indispensable ? Est-ce même réellement utile par rapport à l’argument d’attractivité touristique et économique des territoires ?

Si l’on analyse la réglementation française10 sur les nuisances lumineuses, le constat est clair. Rappelons que la réglementation en France est basée sur les usages des éclairages (sécurité, mise en valeur, chantier, vitrines, etc.). À chaque usage sont associées (ou non) des règles temporelles ou techniques. Or, l’une des catégories les plus réglementées est au contraire celle des éclairages de sécurité des personnes et des biens : on y restreint l’orientation des éclairages, la température de couleur ou encore la quantité de lumière et parfois la temporalité (espaces liés à une activité économique clos non couverts). À l’inverse, les éclairages purement esthétiques restent encore très libres à condition d’être éteints à 1 h 00. Le beau a en réalité l’avantage sur le fonctionnel !

Il est très important que les écologues poursuivent leur travail d’information et de sensibilisation des effets de l’éclairage nocturne sur le vivant. Car la bonne ou mauvaise compréhension des enjeux autour de la pollution lumineuse – enjeux éminemment pluriels et pourtant parfois réduits à des questions d’énergie – influence la prise de décision. La notion de sobriété énergétique a fortement imprégné la société, notamment depuis 2022 avec la flambée du prix de l’énergie. De nombreuses communes, commerces, particuliers ont restreint leur éclairage dans l’objectif d’effectuer des économies. On constate ainsi un décrochage net des émissions de lumière artificielle depuis 2022 grâce aux données du satellite de la NASA11. Mais la plupart des acteurs n’ont pas éteint pour moins exposer la biodiversité à la lumière artificielle, ils ont avant tout éteint pour faire des économies. On pourrait se dire que, peu importe l’argument, seul le résultat compte. Néanmoins, cela fait une vraie différence, car nous voyons aujourd’hui de nombreuses communes rallumer en utilisant des éclairages plus économes ou en avançant des arguments sécuritaires parfois peu étayés. Certaines initiatives poussent au maximum ce décalage entre sobriété lumineuse et sobriété énergétique. Par exemple, les bandes réfléchissantes commencent à se répandre sur les pistes cyclables dans des contextes périurbains, voire naturels, avec potentiellement de forts enjeux écologiques (forêts, bords de cours d’eau, etc.), amenant de la lumière dans des endroits jusqu’ici épargnés. Et ces initiatives d’être présentées comme des innovations écologiques : le paradoxe est à son comble !

Écologie du paysage et paysages nocturnes

Le terme de paysage est également un terme polysémique, appréhendé aussi bien de manière esthétique que culturelle, historique, patrimoniale, écologique. De par son côté « malléable », il a attiré l’attention de diverses disciplines avec des définitions diverses. Accolé à la nuit, le résultat est encore plus ambigu ! Qu’est-ce qu’un paysage nocturne ?

Si l’on prend la définition de la Convention européenne du paysage (Florence, 2000), le paysage est un territoire perçu par une population avec son filtre culturel, esthétique, historique. Dans ce cas, le paysage est éminemment subjectif. L’archétype du paysage nocturne sera alors, pour certains, une place parisienne éclairée de ses lanternes orange et de ses enseignes clignotantes, et, pour d’autres, un ciel étoilé dénué de toute pollution, surplombant les montagnes qui se décrochent à contre-jour de la Lune.

En écologie, la notion de paysage est définie objectivement, comme un cadre dans lequel les organismes évoluent, se déplacent, échangent des gènes entre eux. Cette échelle dépend de la question posée, afin d’étudier la dimension spatiale du vivant de manière plus opérante que l’écosystème (plutôt pratique pour étudier les cycles de l’eau, de la matière et les fonctions/interactions des espèces).

La notion de paysage nocturne existe depuis des siècles, notamment dans le domaine de l’art pictural, mais, étonnamment aucune définition ne semble avoir été posée pour l’instant, notamment pas en écologie. Ceci est d’autant plus étonnant que, parmi les autres paysages basés sur la perception sensorielle, on retrouve bien des définitions du paysage sonore ou du paysage olfactif en écologie. Depuis 2016, la distinction entre paysages diurnes et nocturnes est même faite par le Code de l’environnement pour qualifier les paysages faisant partie du patrimoine commun de la nation (art. L. 110-1). Mais nulle part ces paysages diurnes et nocturnes ne sont définis.

Le paysage nocturne se distingue par son niveau d’obscurité, il est nécessairement moins lumineux qu’un paysage diurne, et donc par des attributs qui font référence à la vision. Le paysage nocturne fait ainsi partie des paysages sensoriels. C’est dans le même temps un paysage temporel (et temporaire), qui existe uniquement par contraste avec le paysage diurne, projeté le cycle nycthéméral. Le paysage nocturne pourrait ainsi être défini comme « le paysage résultant de la rotation de la Terre, pendant la phase non éclairée par le Soleil, et existant par contraste avec le paysage diurne. Il est ainsi caractérisé par un haut degré d’obscurité, comprenant néanmoins des stimuli lumineux naturels ponctuels à la fois abiotiques (constitués avant tout par le ciel étoilé) ou biotiques (organismes capables de bioluminescences) ».

Préserver les paysages nocturnes pour l’écologue, c’est donc préserver cette obscurité naturelle avec sa périodicité, qui permet le bon déroulement des cycles biologiques des espèces nocturnes et diurnes et une perception visuelle optimale des espèces nocturnes dans le déroulement de leurs activités nocturnes.

Notre aménagement du territoire consomme de grandes surfaces de milieux naturels. La perte de surfaces se traduit par une diminution des ressources pour les espèces.

De la trame verte et bleue à la trame noire

La notion de paysage en écologie permet de décrypter les dynamiques spatiales et temporelles du vivant – telles que les flux de gènes et d’individus – en cherchant à les expliquer au regard de la nature et de l’organisation des éléments naturels et/ou anthropiques qui composent ce paysage. Historiquement, l’émergence de l’écologie du paysage a répondu à la montée de préoccupations environnementales liées à la disparition et à la fragmentation des habitats sous l’influence des activités humaines (urbanisation, déforestation).

Notre aménagement du territoire consomme de grandes surfaces de milieux naturels. Elle génère également une grande division des habitats naturels restants, qui se retrouvent isolés les uns des autres. La perte de surfaces se traduit par une diminution des ressources pour les espèces et la fragmentation complique la capacité des espèces à se déplacer dans le paysage avec possiblement à moyen/long terme un manque de brassage génétique.

Une nouvelle politique publique française est née en 2007 (Grenelle de l’environnement), la trame verte et bleue, pour lutter contre ces phénomènes paysagers. La France s’est inscrite (assez tardivement) dans la lignée de nombreux États du monde à identifier des réseaux écologiques. Les trames vertes et bleues ont donc des racines ancrées dans la préservation et la restauration de la biodiversité avec cette volonté de l’intégrer à l’aménagement du territoire.

Aujourd’hui la notion de trame noire a pris une place importante. Si le terme apparaît pour la première fois dans le schéma directeur d’aménagement lumière (SDAL) de Rennes réalisé par l’agence de concepteurs-lumière Concepto en 2012, il a « ré-émergé » peu de temps par un autre canal, dans la filiation directe de la trame bleue et bleue, par exemple sur la métropole européenne de Lille ou dans le parc national des Pyrénées12. La trame noire se positionne ainsi comme la prise en compte de la pollution lumineuse dans la trame verte et bleue, afin de lutter contre la perte et la fragmentation des habitats nocturnes par la lumière artificielle. Une approche donnant priorité à la préservation et la restauration des continuités écologiques nocturnes, tout en tenant compte des activités humaines.

La trame noire est définie pour la première fois au niveau institutionnel dans le guide de l’Office français de la biodiversité (OFB) en 2021 comme : « Un ensemble connecté de réservoirs de biodiversité et de corridors écologiques pour différents milieux (sous-trames), dont l’identification tient compte d’un niveau d’obscurité suffisant pour la biodiversité nocturne » 13. Dans la foulée, le concept est posé à l’international sous le nom de « dark infrastructure », présenté comme « un réseau écologique – formé de réservoirs connectés par des corridors dans lequel l’obscurité est un critère additionnel de qualité » 14, également intégré à la motion Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) votée au congrès mondial de la nature à Marseille en 202115.

L’approche par les trames écologiques est une approche schématique (corridors + réservoirs), mais ludique pour les élus et adaptable à la réalité du terrain (ex. : corridors plus ou moins diffus). Elle permet une réflexion spatialisée à l’échelle des territoires. De ce fait elle prend nécessairement en compte les usages, mais s’appuie d’abord sur la réalité des réseaux écologiques, support scientifique qui sera traduit ensuite en projet politique. L’identification des trames n’est qu’un point de départ pour leur mise en œuvre, alliant à la fois préservation et restauration, permettant ainsi un plan d’action cohérent sur un territoire donné tout en tenant compte des échelles supérieures/inférieures.

Depuis 2017 de nombreuses collectivités ont identifié ces trames noires, à des échelles différentes (communes, intercommunalités, parcs, département) et dans des contextes très contrastés (urbain, rural, protégé)16. Les méthodes sont variées, repartant ou non d’une trame verte et bleue existante et utilisant diverses sources de données (données photo nocturnes, métrologie).

La trame noire s’inscrit dans une démarche globale d’élargissement des trames écologiques à de nouvelles préoccupations pouvant être des compartiments de vie (air, sol) ou des pressions anthropiques et notamment des pressions sensorielles (lumière artificielle, bruit, odeurs)17. Des trames noire, blanche, brune, aérienne, olfactive viennent donc égailler la palette des trames écologiques.

Conclusion

Au fil des années la pollution lumineuse a pris sa place dans le débat scientifique, sociétal, politique au point de devenir un sujet incontournable pour les collectivités et l’État. De nombreux acteurs d’horizons divers travaillent ensemble sur cette problématique, composant à plusieurs mains des projets sur les territoires. Si dans un premier temps les économies d’énergie étaient une préoccupation prioritaire, les enjeux de biodiversité, et même de santé, font désormais partie des considérations.

Dans le même temps, on ne peut ignorer que des divergences de représentations persistent sur ce que « doit être » la nuit, liées à une pluralité des savoirs et des approches. Divers impératifs se font concurrence : préserver le vivant, préserver les usages, préserver la sécurité, préserver la beauté. Cela peut conduire à des freins, voire des tensions, et a minima à des projets finalement pas entièrement satisfaisants.

Il existe clairement une volonté de faire cohabiter tous ces objectifs au premier abord opposés, pour construire des projets fédérateurs autour d’un idéal nocturne mieux partagé. Mais dans cette conciliation d’enjeux, la biodiversité est encore trop souvent celle qui perd, que l’on oublie, que l’on traite a posteriori pour adoucir certains projets sans remettre en question véritablement l’opportunité même des aménagements. Il faut être réaliste, la période actuelle est très peu favorable à l’écologie. L’actualité égraine chaque semaine des reculs, sur le plan national comme mondial, sur des acquis environnementaux que l’on croyait crantés. La pollution lumineuse ne semble pas à l’abri de cette lame de fond, avec par exemple un retour en arrière des pratiques d’extinction.

Dans ce contexte, il est important, de réaffirmer la connaissance scientifique sur les impacts écologiques de l’éclairage nocturne, de rappeler qu’il s’agit de faits avérés et non d’opinions. Dans le but que l’écologie pèse autant que possible dans la prise de décision et que l’on aboutisse à un cadre commun, ancré dans la réalité des territoires et répondant aux grands défis de notre époque, y compris écologiques et sanitaires.

  1. Kyba C.C. M. et al., ‘‘Artificially Lit Surface of Earth at Night increasing in Radiance and Extent’’, Science Advances 2017, no 3(11).
  2. Hölker F. et al., “Light Pollution as a Biodiversity Threat’’, Trends in Ecology & Evolution 2010, no 25(12), p. 681-682.
  3. Par exemple, Dominoni M. D. et al., “Why Conservation Biology can Benefit from Sensory Ecology’’, Nature Ecology & Evolution 2020, no 4(4), p. 502-511.
  4. Pour en savoir plus sur les mécanismes de la perception sensorielle, le lecteur peut consulter notamment le chapitre introductif de ma thèse : Sordello R., Écologie du paysage et écologie sensorielle : prendre en compte les pollutions lumineuses, sonores et olfactives dans les trames écologiques. De la connaissance à l’action, 2024, Museum national d’histoire naturelle.
  5. Vowles A. S. et Kemp P. S., “Artificial Light at Night (ALAN) Affects the Downstream Movement Behaviour of the Critically Endangered European Eel, Anguilla Anguilla’’, Environmental Pollution 2021, no 274.
  6. Touzot M. et al., “Artificial Light at Night Alters the Sexual Behaviour and Fertilisation Success of the Common Toad’’, Environmental Pollution 2020, no 259.
  7. Grubisic M. et al., “Light Pollution, Circadian Photoreception, and Melatonin in Vertebrates’’, Sustainability 2019, no 11(22).
  8. Rydell J. et al., “Age of Enlightenment : Long-Term Effects of Outdoor Aesthetic Lights on Bats in Churches’’, Royal Society Open Science 9 août 2017.
  9. Par exemple, Sordello R. et Nicolas V., « Arbres en milieux urbains. Problématique et pistes d’amélioration de l’éclairage nocturne », Techniques de l’ingénieur 10 août 2024.
  10. En particulier, A., 27 déc. 2018, relatif à la prévention, à la réduction et à la limitation des nuisances lumineuses.
  11. Observatoire national de la biodiversité, Proportion du territoire métropolitain fortement impacté par la pollution lumineuse en cœur de nuit, données 2014-2023, à paraitre.
  12. Sordello R. et al., « Trame noire : un sujet qui ‘‘monte’’ dans les territoires », Sciences Eaux & Territoires 2018, p. 1-8.
  13. Sordello R. et al., Trame noire. Méthodologie d’élaboration et outils pour sa mise en œuvre, 2021, Office français de la biodiversité, Comprendre pour agir.
  14. Sordello R. et al., ‘‘A Plea for a Worldwide Development of Dark Infrastructure for Biodiversity – Practical Examples and Ways to Go Forward’’, Landscape and Urban Planning 2022, no 219.
  15. « 084 - Agir pour réduire la pollution lumineuse », iucncongress2020.org 8 sept. 2021.
  16. Plus d’information sur le site du Centre de ressources de la trame verte et bleue : https://tramenoire.fr
  17. Sordello R. et al., ‘‘Manifesto for Multidimensional Ecological Networks : A Perspective to better Account for the Complexity of Habitat Loss and Fragmentation’’, Landscape Ecology 2025, no 40(110).
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