Revue

Dossier

Soutenir les « alter-territoires »

Le 15 août 2023

Face à une triple crise (écologique, démocratique et sociale), les « alter-territoires » constituent des archipels de résistance et préfigurent d’autres manières de produire l’action publique locale.

Résumé

Partant toutes deux du constat général d’une « reterritorialisation de la politique » en France, les fondations Danielle-Mitterrand (FDM) et Un Monde par tous (UMPT) nous partagent leur analyse sur le rôle et les complémentarités de leurs fondations en réponse à un contexte de profondes crises écologique, démocratique et sociale qui menace l’habitabilité même de la Terre.

Elles invitent à regarder « la révolution tranquille » qui progresse dans les territoires autour d’un foisonnement d’alternatives, de luttes, d’expériences participatives et de mouvements portés par les premier·ères concerné·es.

En développant la notion d’« alter-territoires » et les différentes stratégies qu’ils permettent, elles ouvrent des pistes de renouvellement de l’accompagnement des fondations. Elles témoignent ainsi de l’importance de ce rôle de « courte échelle » en faveur d’autres manières de faire et d’expérimenter qui préfigurent de potentiels changements systémiques et donnent espoir en un avenir meilleur.

Des fondations porteuses d’engagements

Créée en 1986, la FDM (ex-France libertés) est une fondation politique reconnue d’utilité publique. Porteuse d’une radicalité assumée, dans le sillage de l’engagement de sa fondatrice, son histoire accompagne l’évolution des mouvements d’émancipation « en bas et à gauche », ancrée dans de nombreux territoires d’alternatives et de luttes à travers le monde (minorités opprimées, peuples autochtones, altermondialisme et eau comme bien commun).

Depuis 2020, face à l’aggravation de la guerre au vivant menée par un système néolibéral et productiviste de plus en plus autoritaire, la fondation a choisi de dépasser le paradigme insuffisant, voire illusoire, de la « transition ». Elle affirme la nécessité d’une rupture sociale, écologique et civilisationnelle profonde vers une « métamorphose radicale » 1 de nos sociétés. La fondation « donne vie aux utopies » démocratiques, écologiques et solidaires concrètes et soutient les luttes qui agissent, dans les territoires, aux « racines » des crises systémiques entraînées par un système capitaliste, patriarcal et raciste qui mène les vivant·es de la Terre au bord du gouffre.

La notion « d’alter-territoires » pour désigner un faisceau d’initiatives qui évoluent sur un arc de tactiques allant de la résistance à la préfiguration, du conflit au partenariat face aux institutions.

L’axe de « soutien financier », faible par rapport à d’autres fondations, est essentiellement utilisé pour du financement « d’amorçage » de 20 000 euros sur un an, à destination d’initiatives peu, voire pas du tout, financées par les acteurs traditionnels car perçues comme trop risquées ou « radicales ». À travers une veille à la confluence de ses réseaux, la fondation agit parfois comme une « dénicheuse » d’initiatives émergentes, en recherchant des actions en complémentarité avec d’autres fondations.

Les soutiens s’articulent en synergie à deux autres axes opérationnels : la « mise en lumière » de ces utopies concrètes – via des entretiens écrits, vidéos, podcasts audios, livres –, ainsi que « l’agitation d’idées » et l’animation de réseaux. Dans un rôle de tiers, elle propose de co-animer et stimuler des réflexions stratégiques multi-acteurs à la confluence de différents écosystèmes adoptant des approches différentes et parfois peu habitués à se parler.

UMPT est une fondation familiale abritée par la Fondation de France. Elle a été créée le 1er janvier 1996 pour utiliser de la manière la plus juste et la plus efficace possible l’essentiel des revenus d’un héritage (actions du Groupe SEB) et en remettre ainsi ces ressources au service du bien commun. Dans les années 1970, Patrick Lescure mobilise cet héritage pour aider financièrement des causes proches de ses engagements : le magazine Politique Hebdo, les paysans du Larzac et les éditions Maspero. En 1995, il décide – avec deux amis de longue date, François Roux et Paul Blanquart – de créer la fondation UMPT, et sont aussitôt rejoint par Stéphane Hessel. Initialement, la fondation a soutenu des projets relatifs au respect et à la promotion des droits humains, à la culture de paix, à l’organisation des exclu·es et à l’aide à un autre type de développement.

Historiquement proche de la lutte pour défendre les terres du Larzac, elle a toujours encouragé des expérimentations de territoires qui proposent d’autres formes d’habiter, de produire et de vivre ensemble. Elle est en constante évolution depuis 1996, en essayant d’être toujours au plus près des préoccupations contemporaines, des mouvements sociaux, des luttes, des populations marginalisées, de celles et ceux qui inventent des alternatives. Elle soutient les associations et collectifs qui répondent au triple défi de la crise écologique (dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité et pollutions), de l’explosion des inégalités sociales et de l’érosion des valeurs humanistes et démocratiques.

Sa boussole est celle de l’écologie politique radicale et de la justice sociale. Ce sont l’engagement collectif, la proposition d’alternatives et une certaine vision politique du monde qui déterminent un éventuel soutien ou non de la fondation. Les domaines ne sont pas restrictifs, d’où une diversité importante de projets soutenus. Elle ne fait pas d’appel à projets, et soutient une centaine de projets par an (2 comités) qui vont de l’attribution de petites sommes une seule fois à des soutiens pluriannuels non fléchés sur des montants plus importants.

Retour aux territoires et « utopies radicales »

Nos deux fondations répondent aujourd’hui au constat général d’une « reterritorialisation de la politique » qui s’accroît depuis la fin des années 2000 et l’essoufflement des scènes « globales » du mouvement altermondialiste. Le constat d’une profonde crise écologique, démocratique et sociale menaçant l’habitabilité même de la Terre, et le basculement vers un néolibéralisme de plus en plus autoritaire font émerger de nouvelles formes de radicalités portées par les premier·éres concerné·es. À travers de multiples luttes, ils exigent un changement systémique, tandis que dans les territoires une « révolution tranquille » 2 progresse. Des habitant·es créent des myriades d’alternatives démocratiques, solidaires et écologiques qui concernent tous les domaines de la vie : éducation, alimentation, culture, démocratie, santé, forêts, entraide administrative, logements, lieux sociaux, etc.

Face à la destruction du vivant, les « luttes territoriales » contre des projets destructeurs foisonnent et de nouveaux mouvements de contestation et de désobéissance civile apparaissent, portés par des citoyen·nes déterminé·es, refusant de vivre sur une planète transformée en étuve à +4 °C, au moins.

Devant les logiques autoritaires de gouvernement et à la délégitimation de la démocratie représentative, des expériences participatives et/ou municipalistes visent une réappropriation locale concrète du pouvoir dans des centaines de communes, notamment à travers la présentation de « listes citoyennes » et participatives aux municipales, l’émergence d’un écosystème foisonnant autour des « communs » 3.

Les inégalités sociales vertigineuses déclenchent des mouvements de protestations de rue éruptifs et parfois inattendus, à l’instar des Gilets jaunes en France. Les enjeux de justice sociale et écologique tendent à se mêler, à l’instar du slogan « Fin du monde, fin du mois : même combat ». Les discriminations de tous ordres – basées sur le genre, l’origine, le handicap, le racisme, etc. – sont dénoncées à travers de larges mouvements partout dans le monde.

C’est au sein de ce mouvement foisonnant que nous proposons la notion « d’alter-territoires » pour désigner un faisceau d’initiatives qui évoluent sur un arc de tactiques allant de la résistance à la préfiguration, du conflit au partenariat face aux institutions. Ces « alter-territoires » prennent corps grâce à des communautés tournées vers l’agir en commun, une relation qualitative aux non-humains et au vivant et un rapport de force politique visant à obtenir et construire l’autonomie la plus forte et durable possible.

Elles ne sont pas des initiatives de repli, d’entre-soi ou pire de xénophobie : elles envisageant l’appartenance au « local » comme source d’émancipation et d’accueil. Des pratiques de solidarités concrètes s’y déploient par et pour les personnes marginalisées, exilées, racisées, femmes, classes populaires, etc.

Elles sont à la fois des préfigurations de potentiels changements systémiques, en même temps que des « bases arrière » porteuses de résilience et de résistance au sein d’un contexte national et géopolitique extrêmement instable et bouleversé, qui mêle effondrements écologiques, précarisation socio-économique aggravée, entraînant une montée des haines et peurs instrumentalisée par l’extrême droite.

D’un point de vue stratégique, « investir » dans ces « alter-territoires » nous semble parfois plus rationnel que certaines campagnes nationales coûteuses ciblant les pouvoirs publics qui se heurtent aux logiques autoritaires d’exercice du pouvoir politique.

Nos deux fondations choisissent de concentrer une part forte de leurs soutiens à des « utopies concrètes » portées par les premier·ères concerné·es, qui s’inscrivent dans des « alter-territoires ». Cet engagement répond à une vision stratégique, bien loin de la croyance simpliste en l’effet « tache d’huile » naturel d’une addition d’alternatives ou de luttes locales.

En effet, ce retour aux territoires invite à renouveler nos cadres d’analyses stratégiques, ainsi que le promeut le sociologue Laurent Jeanpierre, dans le sillage des travaux du sociologue américain Erik Ollin Wright4. Il plaide pour inventer de nouvelles articulations entre trois grands types de stratégies de transformation sociale éprouvées depuis la fin du xixe siècle pour dépasser le système capitaliste :

  • « des stratégies “de rupture”, qui renvoient à des luttes, rapports de force, mais aussi des révolutions, soulèvements et insurrections à l’échelle macro-historique ;
  • des stratégies dites “symbiotiques”, ou “réformistes”, à travers les institutions et l’État, au sein des pouvoirs publics, par le droit ;
  • et les stratégies “interstitielles” qui essaient de faire exister, souvent à distance des institutions, des valeurs d’émancipation ici et maintenant par des “utopies réelles”, des actions directes, qui forment un continent fragmenté dans tous les domaines de la société avec des formes d’organisation très variées (associations, communautés, entreprises, coopératives, collectifs affinitaires, etc.). » 5

Alors que les querelles entre les deux premières stratégies ont occupé l’essentiel du débat politique, Wright affirme que les stratégies « interstitielles » ont été beaucoup moins valorisées et étudiées6. Laurent Jeanpierre, comme d’autres penseur·euses en France7, invite donc à créer un « engrenage » émancipateur entre utopies préfiguratrices, mouvements sociaux et transformations institutionnelles, en articulant les différentes échelles du changement (intime, local, territorial/intermédiaire, national, etc.).

À partir de ce cadre d’analyse, nous proposons une « catégorisation » des stratégies (non exclusives) de transformation par les territoires qui peuvent inspirer l’action de la philanthropie :

  • les expériences de plaidoyer local : face aux verrouillages nationaux ou européens, des initiatives exercent un plaidoyer ciblé auprès des pouvoirs publics locaux, à l’instar du Pacte pour la transition ;
  • le déploiement d’expérimentations « prototypes » susceptibles de préfigurer des politiques publiques avec la recherche de « passage à l’échelle ». Elles sont souvent créées en partenariat avec les pouvoirs publics à l’échelon local, voire national, à l’instar du dispositif Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), lancé par ATD Quart-Monde, en lien avec le pouvoir législatif. On peut aussi citer, les expériences de caisses alimentaires locales visant à instaurer une « sécurité sociale de l’alimentation » (sur le modèle de la santé), qui, en fonction des territoires, s’articulent aux collectivités (Montpellier, Grenoble, etc.) ;
  • les mouvements de réappropriation citoyenne du pouvoir au sein des territoires : ils peuvent passer par l’arrivée de « listes participatives » citoyennes au pouvoir dans les communes, à l’instar du mouvement organisé en France autour du réseau Actions communes et de la coopérative Fréquence commune, ou bien par des contre-pouvoirs habitants plus à distance des institutions ou adoptant une approche « communaliste » (Nantes en commun, Syndicat de la montagne limousine, etc.) ;
  • les initiatives capables de pollinisation « par le bas », c’est-à-dire le renforcement d’initiatives autonomes et parfois emblématiques. Elles recréent des imaginaires et ouvrent la voie à des modèles économiques et sociaux plus justes, dépassant le modèle capitaliste et la valeur de croissance et de recherche de profit ;
  • l’enjeu des communs y est central, pour se réapproprier collectivement par l’usage la gestion des ressources fondamentales (eau, forêt, semences, connaissances) et les sortir d’une logique de gestion marchande ou verticale. L’enjeu de la « subsistance » est également fort. De très nombreuses expériences éclosent, comme l’achat de foncier habitat (Antidote), agricole (Terre de liens) ou de forêts (fonds Forêt en vie), toutes sous forme de propriétés d’usages collectives. Également, des expériences de mobilités autres (rachat de ligne/rails train), d’énergie (Énergie de Nantes, porté par le mouvement Nantes en commun), etc. Elles ont tendance à tisser des réseaux trans-locaux formels ou informels, à des échelons territoriaux/régionaux, voire nationaux ;
  • les territoires en luttes qui préfigurent d’autres devenirs des territoires : ils visent à freiner des projets destructeurs, proposer d’autres scénarios, tout en mettant des sujets cruciaux à l’agenda politique8. En France, plusieurs centaines de collectifs s’opposent à la construction d’un aéroport, d’une autoroute, d’un golf sur des zones agricoles ou naturelles, tout en proposant d’autres manières d’habiter et d’autres visions pour leurs territoires. L’organisation Terre de luttes, entre autres, vise à les accompagner et les renforcer. Dans certains territoires, la pratique des occupations et des « zones à défendre » préfigure d’autres manières d’habiter les territoires qui « font école », à l’instar de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, du quartier libre des Lentillères à Dijon, ou encore Bure.

​​​​​​​De très nombreuses expériences éclosent, comme l’achat de foncier habitat, agricole ou de forêts, toutes sous forme de propriétés d’usages collectives.

Faire le choix des alter-territoires

Au sein de ce bouillonnement, nos deux fondations font le choix de particulièrement privilégier les dynamiques « d’alter-territoires » plus éloignées des pouvoirs publics, à la confluence d’approches « interstitielles » et de « rupture » – territoires en luttes, mouvements citoyens de réappropriation des communs et de la démocratie, etc. Ces dynamiques émergentes nous semblent être, à ce stade, étant donné les contraintes des fondations françaises, les moins susceptibles de recevoir un soutien financier, médiatique ou politique. Elles sont pourtant des espaces de respiration, de régénération et de préfiguration des métamorphoses relationnelles, écologiques et démocratiques dont nous avons besoin.

D’un point de vue stratégique, « investir » dans ces « alter-territoires » nous semble parfois plus rationnel que certaines campagnes nationales coûteuses ciblant les pouvoirs publics qui se heurtent aux logiques autoritaires d’exercice du pouvoir politique. En effet, face à la banalisation d’un mode de gouvernement par le recours au 49-3 et aux risques d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national (RN) dans les prochaines années, la société civile doit-elle continuer, toutes choses égales par ailleurs, ses stratégies de plaidoyer et d’influence des pouvoirs publics ? En outre, face aux polycrises et « effondrements » d’ores et déjà en cours, ainsi qu’à l’inertie des temps de la transformation institutionnelle, ne faut-il pas consolider dès maintenant des initiatives tangibles et un maillage très dense de réseaux d’entraide sur le terrain, pour éviter que les chocs à venir attisent le mode « survie », la peur et les haines, mais à l’inverse un mouvement « d’entraide et d’auto-organisation » 9 ?

D’un point de vue stratégique, « investir » dans ces « alter-territoires » nous semble parfois plus rationnel que certaines campagnes nationales coûteuses ciblant les pouvoirs publics qui se heurtent aux logiques autoritaires d’exercice du pouvoir politique.

Les initiatives que nous soutenons renforcent un maillage de solidarités concrètes, de contre-pouvoirs résilients, qui font vivre une démocratie réelle de terrain à partir des enjeux des territoires. Mieux soutenues et reliées, peut-être auraient-elles le potentiel de donner corps à des alternatives et à une résistance sociale et culturelle à l’enracinement de l’extrême droite dans la société, qui prospère sur les effets du néolibéralisme dans les territoires (désertification, fermeture des services publics) et le ressentiment social.

Même en émergeant à distance des institutions ou de manière frontale, ces initiatives portent de vraies forces transformatrices. Elles proposent et adaptent des outils juridiques et/ou administratifs (fonds de dotation, lois sur l’aménagement, défense des aires de biodiversité protégées, types de gouvernance) pour faire évoluer les enjeux de leurs territoires, cherchent des innovations juridiques pour défendre et instituer des « communs », etc. Elles pourraient être envisagées comme des « institutrices [de l’action publique] », comme l’expliquait Bruno Latour au sujet de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes10.

Des exemples concrets d’accompagnements : des territoires en luttes aux organisations « trans-locales »

Le choix de soutenir des initiatives souvent à distance des canaux de financements classiques implique de mettre en travail notre relation avec les partenaires pour créer de la confiance en cheminant vers une posture de co-construction et d’allié, en travaillant sur les évidentes asymétries de pouvoir. Cette manière de travailler interroge les cadres traditionnels – souvent perçus comme surplombants, bureaucratiques ou jargonneux – de l’action des financeurs institutionnels. Soutenir ces initiatives implique de se « co-métamorphoser » à leur contact, se mettre en posture d’humilité, d’apprentissage, changer nos façons de faire.

Ainsi, nos soutiens s’adaptent en fonction des besoins, et peuvent prendre les formes d’un soutien financier, mais aussi politique, de visibilité, méthodologique, de mise en réseau. Nos deux fondations cherchent au maximum à pouvoir agir en complémentarité sur les types de soutiens. La recherche « d’effet de levier » est également cruciale et prend différentes formes, que ce soit à travers la consolidation d’une initiative capable de « pollinisation par le bas » par son caractère emblématique et inspirant, à travers le soutien à des actions de mise en réseau des premier·ères concerné·es, ou des projets d’alternatives intégrant également du plaidoyer pour transformer les cadres réglementaires et législatifs.

À Bure, soutenir la consolidation d’un « alter-territoire » en lutte

Par exemple, nos deux fondations co-financent des initiatives à Bure. Depuis 2021, UMPT soutient activement de nombreux projets sur ce territoire en lutte, où habitant·es « historiques » et « néos » s’opposent depuis plus de trente ans à la construction du mégaprojet Cigéo, un immense centre d’enfouissement de déchets nucléaires qui compromet l’avenir du territoire. À partir de 2017, une très forte répression étatique a cherché à étouffer ce mouvement d’installation, contribuant à précariser un peu plus les initiatives d’habitats et d’activités alternatives qui s’y dessinaient.

En 2020, la FDM fait le pari de soutenir l’amorçage du collectif maraîcher autogéré des Semeuses, qui cultivent des légumes sur un terrain jouxtant l’emprise du futur projet nucléaire et les distribuent dans les villages alentour à prix libre. Après une première saison réussie et une relation de confiance construite, UMPT a pu prendre le relai pour consolider la dynamique de ce collectif. Aujourd’hui, c’est un projet agricole viable qui génère une production importante de légumes avec trois salarié·es installé·es11.

Dans le sillage de cette première coopération, de nombreux projets financés voient peu à peu le jour : auto-école associative et association d’usagers de véhicules collectifs, maisons d’habitation collectives, événements grand public : autour du nucléaire (été 2021) et des luttes paysannes (été 2023).

Nos soutiens s’adaptent en fonction des besoins, et peuvent prendre les formes d’un soutien financier, mais aussi politique, de visibilité, méthodologique, de mise en réseau.

Dans ce territoire pauvre où le vote RN est fort et les perspectives d’emplois faibles, le rôle de nos fondations semble ainsi déterminant pour contribuer à atténuer la précarité financière qui pèse sur les initiatives locales les plus proches du mouvement de contestation, et qui refusent la manne financière de l’industrie nucléaire distribuée dans le territoire, et dessiner un futur alternatif.

Contre la montée de l’extrême droite, soutenir des laboratoires de vivre ensemble : d’Emmaüs Roya à la création d’OACAS

D’autres luttes et/ou résistances font naître et transforment les paysages territoriaux grâce au renforcement de réseau d’entraide d’habitant·es. Par exemple, à la frontière italienne sur le territoire de Briançon ou celui de la vallée de la Roya, les flux migratoires des personnes en exil ont poussé les habitant·es à créer des structures pour les accueillir et répondre à l’urgence de traversées difficiles et éprouvantes, souvent réprimées violemment par les autorités.

À Briançon, UMPT a soutenu la création et le fonctionnement d’un tiers-lieu, les Terrasses solidaires, qui accueille en urgence des personnes migrantes, et de façon plus pérenne des associations locales, des structures de l’économie sociale et solidaire (ESS), par exemple l’association de low tech Eko !. À la Roya, elle a soutenu un Emmaüs agricole créé pour accueillir et former des personnes en exil sur une ferme et qui permet de produire en quantité des aliments pour la vallée. On voit aujourd’hui de nombreuses initiatives émerger à partir de ces expériences, récemment un nouveau Emmaüs agricole a vu le jour dans le Lot-et-Garonne, le Maquis, et d’autres sont en projet. Ces initiatives, inspirées par l’exemple emblématique, et durement réprimé, de la ville de Riace en Italie12, inventent d’autres espaces de vivre-ensemble à rebours de la montée contemporaine du racisme et des haines. Elles forcent des territoires à se repenser, se transformer non vers un repli mais vers des formes de vie plus solidaires.

Soutenir des mouvements d’échelles intermédiaires : le Syndicat de la montagne limousine et le réseau Actions communes

L’émergence des « alter-territoires » invite à repenser l’enjeu de l’articulation des échelles du changement social. Comment soutenir des approches trans-locales pour sortir de l’opposition entre des approches « nationales » et institutionnelles trop souvent hors-sol, ou le risque du saupoudrage sans cohérence de foyers de luttes et d’alternatives isolées sur le territoire ? Dans cette perspective d’articulation renouvelée des échelles, nos fondations soutiennent deux initiatives emblématiques.

Tout d’abord, elles travaillent à soutenir de multiples initiatives sur le territoire du plateau de Millevaches, qui se coalisent autour du Syndicat de la montagne limousine. Créé en 2019, ce syndicat territorial répond aux besoins de nombreux habitant·es de dépasser l’échelle du local et le cloisonnement thématique, pour affirmer leur propre vision du territoire, et pouvoir agir aux bonnes échelles.

Son mode d’organisation trans-local à l’échelle du bassin de vie (plusieurs dizaines de communes à l’intersection de trois départements) nous semble inspirant pour d’autres territoires. Il articule tous les sujets essentiels répondant aux besoins des habitant·es : relocaliser l’usage des ressources (eau, énergie, forêt, alimentation et agriculture), accès pour toutes et tous à la terre et au logement, services accessibles pour toutes et tous, soutien administratif et psy, accueil inconditionnel des personnes migrantes, mobilité, solidarité et autonomie alimentaire, etc.

Depuis 2022, nos deux fondations ont également fait le choix de soutenir financièrement l’émergence du réseau trans-local Actions communes, impulsé par la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) Fréquence commune. Ce réseau regroupe près de 70 « communes et collectifs participatifs », issus des plus de 500 listes citoyennes aux élections municipales de 2020 en France – de Poitiers à La Crèche, de Vaour à Dieulefit, de Auray à La Montagne. Pour transformer l’essai, Fréquence commune se positionne pour accompagner ces communes vers une transformation démocratique réelle, basée sur les principes du « travail associé » permettant la co-construction, voire la co-décision entre élu·es, habitant·es et agent·es. Notre pari est que notre soutien financier permettra à la dynamique de s’accélérer et créer un effet d’entraînement à même de favoriser la consolidation du mouvement en vue de l’échéance des élections municipales de 2026.

En soutenant ces acteurs, nos fondations font aussi le pari de légitimer l’approche d’organisation « têtes de réseaux » d’un nouveau genre, qui ne privilégient pas d’abord le réflexe du plaidoyer institutionnel et se positionnent principalement en facilitateur·rices de dynamiques locales inspirées par une approche plutôt tournée vers « l’organisation de communautés ». Ces nouvelles formes d’organisations intermédiaires créent les conditions d’émergence de stratégies articulées à des contre-pouvoirs concrets, des communautés réellement ancrées dans des territoires.

Le secteur des fondations pourrait se penser comme une sorte de compagne capable de faire la courte échelle à des expériences situées innovantes, malines et radicales et surtout porteuses d’espoir et d’un avenir meilleur.

En conclusion

Le secteur des fondations pourrait se penser non pas comme acteur ou prescripteur du changement à travers les organisations et les projets qu’elle soutient, car elle n’a ni la force ni la légitimité de se substituer à l’État et aux politiques sociales essentielles, mais comme une sorte de compagne capable de faire la courte échelle à des expériences situées innovantes, malines et radicales et surtout porteuses d’espoir et d’un avenir meilleur.

Face aux urgences systémiques, les fondations et les pouvoirs publics, en particulier aux échelons territoriaux, ont selon nous intérêt à se mettre à « l’école » de ces mouvements émergents et ces « alter-territoires » pour se métamorphoser et expérimenter d’autres manières de faire.

Ces expériences trop souvent considérées comme radicales et moins consensuelles que, par exemple, les tiers-lieux, répondent pourtant aux exigences d’aborder les problèmes de façon systémique. Elles s’attaquent aux racines des problèmes (prédation des ressources et marchandisation extrême de l’ensemble du vivant, oppressions systémiques et inégalités) en les contestant, en n’ayant pas peur de prendre position contre et d’assumer un rapport de force tout en déployant des alternatives fortes.

Face aux urgences systémiques, les fondations et les pouvoirs publics, en particulier aux échelons territoriaux, ont selon nous intérêt à se mettre à « l’école » de ces mouvements émergents et ces « alter-territoires » pour se métamorphoser et expérimenter d’autres manières de faire. Dans cette époque très instable et troublée, nous affirmons qu’il est de la responsabilité de nos organisations de donner corps à une approche systémique et transversale au-delà des silos, « radicale » au sens noble du terme, pour trouver des complémentarités entre les stratégies et travailler à articuler les échelles du changement à partir des territoires en « partant du bas ».

  1. Ce concept, emprunté notamment à Edgar Morin, « porte à la fois la rupture et la continuité ». Les métamorphoses peuvent emprunter différentes voies de transformation et différents rythmes, sans qu’une seule solution soit imposée par le haut. Inspirées par le vivant, elles entremêlent différents rythmes : le « temps long » des cycles, des gestations et des sédimentations ; et de soudaines éclosions et irruptions.
  2. Manier B., Un million de révolutions tranquilles, 2018, J’ai lu, Documents.
  3. Dau É., Simon T. et Rechid T., « Si on veut transformer la démocratie, on doit être des milliers à le faire au niveau local », nov. 2022, (https://fondationdaniellemitterrand.org/wp-content/uploads/2022/11/Entretien-Frequence-Commune-2.pdf).
  4. FDM, « Laurent Jeanpierre, sociologue des utopies réelles », Youtube 28 juill. 2022.
  5. Entretien avec Laurent Jeanpierre dans FDM, Donnons vie aux utopies. Pour une métamorphose radicale, 2023, ERES, À ceux qui veulent changer le monde.
  6. « Laurent Jeanpierre : “Former un engrenage socialiste” », Blast 28 févr. 2021.
  7. Notamment, Trouvé A., Le bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive, 2021, La Découverte, Cahiers libres ; Baschet J., Basculements. Mondes émergents, possibles désirables, 2021, La Découverte, Cahiers libres ; Morel-Darleux C., Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexions sur l’effondrement, 2019, Libertalia, ou dernièrement Descola P. et Pignocchi A., Ethnographies des mondes à venir, 2022, Seuil, Anthropocène.
  8. Cholez L.-A., « La carte des luttes contre les grands projets inutiles », Reporterre 17 juin 2020 (https://reporterre.net/La-carte-des-luttes-contre-les-grands-projets-inutiles).
  9. En référence aux analyses de Pablo Servigne dans « Retournons la “tratégie du choc” en, déferlante de solidarité », Terrestres.org 21 mars 2020.
  10. Latour B., « Les zadistes doivent devenir les instituteurs de l’État », in Lindgaard J. (coord.), Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD, 2018, Les liens qui libèrent (http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/P-188-JADE-ZAD.pdf).
  11. Dépretz F., « Près de Bure, des maraîchères cultivent les terres confisquées par le nucléaire », Reporterre 6 juin 2023.
  12. Jozsef E., « Réfugiés. Crise migratoire : en Italie, le maire de Riace condamné à une lourde peine de prison », Libération 30 sept. 2021.
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