Revue
Anticipations publiquesHauts-de-France : un bilan contrasté d’une décennie de fusion

La loi du 16 janvier 20151 a diminué le nombre des régions métropolitaines de 22 à 13, en imposant la fusion pour 16 anciennes régions. Parmi elles, la fusion des régions Nord-Pas-de-Calais et Picardie est une des plus inattendues. Initialement, la Picardie devait former une nouvelle région avec la Champagne-Ardenne et le Nord-Pas-de-Calais ne changeait pas de configuration. Mais, à l’issue de la navette parlementaire entre l’Assemblée nationale et le Sénat, la Picardie se trouve associée au Nord-Pas-de-Calais le 17 décembre 2014. Cette région nouvelle prendra le nom de Hauts-de-France en 2016. D’après les objectifs annoncés par la loi, cette région devrait réduire ses dépenses, gagner en puissance, en lisibilité et en attractivité. Dix ans plus tard, quels sont les effets réels de cette réforme ?
Cet article analyse le processus de fusion dans les Hauts-de-France, d’abord selon la manière dont il a été envisagé et mis en œuvre dans le cadre régional avant et après la fusion, et d’autre part selon la manière dont il a été perçu et interprété par les collectivités locales. Il s’agit d’un bref retour sur les résultats d’un travail de recherche de trois ans, réalisé dans le cadre d’une thèse en convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE) au sein de l’Agence Hauts-de-France 2020-2040. La méthodologie qualitative combine analyse des documents et entretiens avec les acteurs clés.
Avant fusion : une démarche préparatoire administrative, dépolitisée et tournée vers la connaissance territoriale
La décision de fusion déstabilise les anciennes régions du Nord-Pas-de-Calais et de la Picardie. Les deux collectivités, bien que disposant de majorités de gauche avec une domination du Parti socialiste, tissent peu de liens politiques. Leurs relations sont qualifiées par l’ignorance, alors que même l’existence d’une frontière symbolique est évoquée dans certains documents de planification, comme le schéma régional d’aménagement et de développement durable du territoire (SRADDT) du Nord-Pas-de-Calais. Les deux présidents en place, Daniel Percheron pour le Nord-Pas-de-Calais et Claude Gewerc pour la Picardie, sont conscients de cette situation. Bien qu’ils n’encouragent pas initialement la fusion des régions qu’ils dirigent, ils adoptent une posture pragmatique pour le laps de temps entre le moment où la loi a été votée le 16 janvier 2015 et les élections régionales de décembre 2015. N’étant pas candidats aux futures élections régionales, une fois l’effet surprise de la fusion digéré, ils font le choix d’anticiper les défis de la future réorganisation administrative2. Le 11 décembre 2014, les deux présidents publient un communiqué intitulé Ensemble, construisons la nouvelle grande région qui annonce le début d’une démarche de préparation administrative d’envergure.
Le 11 décembre 2014, les deux présidents publient un communiqué intitulé Ensemble, construisons la nouvelle grande région qui annonce le début d’une démarche de préparation administrative d’envergure.
L’ensemble des services des deux régions se mobilisent durant l’année 2015 autour d’un vaste programme de préparation intitulé Nouvelle région. Celui-ci était structuré autour de quatre chantiers de travail et était doublement orienté : institution et territoire. Pour la future institution régionale, les deux chantiers des « Politiques publiques » et des « Ressources » mettaient en évidence les convergences et les différences entre les deux ex-organisations à travers des états des lieux. Le chantier intitulé « 4 janvier » complétait la démarche en proposant un plan d’action pour assurer une continuité des fonctions essentielles le jour de la première réunion de la nouvelle assemblée. Il s’agissait d’un chantier technique centré notamment sur la compatibilité des systèmes administratifs. L’objectif était de préparer le projet d’administration et de permettre à la nouvelle assemblée de disposer d’une collectivité structurée et opérationnelle à partir de janvier 2016.
En dehors des actions centrées sur l’institution, le chantier « Nouvelle région » était consacré à la production de la connaissance sur les caractéristiques de la nouvelle grande région. Deux publications régulières, Atlas de la nouvelle région Nord-Pas-de-Calais – Picardie et Repères, analysaient les caractéristiques démographiques, économiques et sociales du nouveau territoire régional. L’objectif principal était de préparer des éléments d’observation et d’analyse pour que les futurs élus puissent construire progressivement une vision stratégique. Les anciennes régions ont ainsi anticipé la fusion en répondant principalement à des enjeux administratifs et techniques déconnectés d’un véritable projet politique. Cependant, la mise en œuvre de la fusion soulevait des questionnements politiques et organisationnels inédits qui seront traités par les élus qui suivront les élections.
Après fusion : des transformations administratives et politiques recentrées sur la proximité
Les élections régionales des 6 et 13 décembre 2015 sont très particulières et constituent une rupture dans le paysage politique de gauche des deux régions. Les deux anciens présidents ne se présentent pas aux élections et la liste socialiste se retire du deuxième tour afin de constituer un front républicain. Une nouvelle majorité de l’Union de la droite et du centre est élue. Xavier Bertrand prend la tête de la nouvelle assemblée. Parmi les 170 sièges de conseillers régionaux, seulement 26 proviennent des anciennes assemblées. Ainsi, l’objectif de la nouvelle majorité est de se démarquer des anciennes assemblées socialistes tout en proposant un nouveau cadre, dans un contexte législatif modifié et sous la pression politique du Front national, qui était la seule et unique opposition. Face à cette situation, l’urgence prime et les actions sont inédites.
Pressé par les enjeux politiques, le nouvel exécutif se précipite à mettre en œuvre la nouvelle organisation sans prendre le temps de définir un véritable projet d’administration. La nouvelle collectivité fonctionne initialement par la juxtaposition de deux administrations. Sept pôles administratifs sont définis autour des nouvelles orientations politiques, alors que l’organisation des directions se fait dans le cadre d’une phase de préfiguration entre septembre 2016 et mars 2017. La méthode adoptée consistait à désigner des directeurs préfigurateurs qui ont été chargés de décliner une organisation interne pour chaque direction. L’organigramme s’est fait ainsi sans un cadrage général pour l’ensemble des directions. L’organisation finale est intervenue à l’été 2017.
Pour ne pas favoriser une ancienne région au détriment de l’autre, le nouvel exécutif opte pour le maintien des deux sites administratifs : celui de Lille, siège de la région, et celui d’Amiens. Les services sont divisés entre les deux sites, alors que certaines directions ont leur siège officiel à Lille et d’autres à Amiens. La distance entre ces deux villes est de plus de 115 kilomètres, avec un temps de trajet estimé à 1h30 en voiture et 1h20 en train. Pour compenser les distances des centres décisionnels, seize antennes régionales sont mises en place. Cependant, ces choix rendent l’organisation complexe, augmentent les coûts et, donc, contredisent les objectifs initiaux de rationalisation et de simplification. Malgré le fait que la réforme régionale envisageait la région comme un ensemblier pour les territoires, le nouvel exécutif est dans une constante recherche de proximité. Il adopte une manière d’intervention directe en soutenant les communes ou directement les habitants à travers des aides individuelles. Celle-ci est accompagnée d’une intense campagne de communication. Ces actions distinguent fondamentalement le nouvel exécutif des deux anciens et influencent la manière dont la fusion est vécue de l’extérieur par les acteurs locaux.
Perception externe : un sentiment d’éloignement malgré les efforts de proximité
L’interrogation de quelques territoires (villes, communautés urbaines, collectivités intercommunales situées de part et d’autre de l’ancienne limite régionale) a permis de comprendre que les acteurs locaux perçoivent la nouvelle organisation avec un sentiment constant d’éloignement et de confusion. Ils insistent sur un manque de clarté, tant pour identifier leurs interlocuteurs régionaux que pour comprendre les procédures en place. Le contact avec la nouvelle région est jugé complexe, le cadre plus normatif et la nouvelle institution régionale moins accessible qu’avant la fusion. Même si Amiens conserve des services du conseil régional, les territoires picards perçoivent une centralisation du pouvoir autour de Lille et un sentiment profond de marginalisation. « J’ai aujourd’hui l’impression qu’il y a toujours le Nord-Pas-de-Calais et puis il y a les trois départements de la Picardie. Pour moi, on n’est pas rentré dans cette grande région », témoigne un élu. Dans certains cas particuliers, les projets communs (le pacte Sambre-Avesnois-Thiérache, le canal Seine-Nord Europe) représentent une clé d’entrée à la région. Cependant, cela reste insuffisant pour instaurer une logique d’intégration et combler le sentiment d’un traitement différencié.
La cohésion territoriale est considérée comme toujours plus importante à l’échelle de l’ancien Nord-Pas-de-Calais et de la Somme, alors que l’Aisne et surtout l’Oise sont associées à l’Île-de-France sur le plan fonctionnel. Proches d’un point de vue géographique et unifiés d’un point de vue administratif, au lieu de se rapprocher, les territoires des deux ex-régions restent quasiment si éloignés qu’auparavant. La dynamique des relations est stagnante. Les coopérations interterritoriales n’évoluent pas et les flux sont limités : « La frontière ancienne demeure dans les esprits de chacun », comme l’affirme un élu.
En absence de cohésion territoriale, il y a une forte personnalisation et incarnation de la région par son président. Les acteurs locaux associent la région fusionnée à l’image de son président. Cette grande région offre plus de visibilité et de pouvoir au nouveau président, et le président donne plus de visibilité à cette région grâce à sa notoriété nationale. Ainsi, dix ans après la fusion, la cohésion de la région Hauts-de-France est surtout politique. La figure présidentielle semble incarner plus que les caractères géographiques la cohésion de la nouvelle région. La phrase « Xavier Bertrand, c’est les Hauts-de-France » revient dans la plupart des entretiens4.
En définitive : une région affaiblie ?
L’exemple des Hauts-de-France démontre un décalage entre les objectifs de la réforme (économies d’échelle, simplicité, efficacité) et les réalités administratives et politiques. La fusion se traduit par un périmètre élargi, une multitude d’acteurs et des distances accrues. Face à cette réalité, au lieu de renforcer son rôle stratégique, la région fait un effort constant pour réconcilier distance et proximité à travers les aides individuelles, les aides à la commune, évitant le risque de négliger la dimension collective et l’intérêt général. Or, la fusion perd son sens si on cherche à rétablir une proximité administrative.
En définitive, la fusion qui devait a priori renforcer l’échelon régional a en fait plutôt fragilisé ce dernier. La nouvelle région détient peu de moyens financiers, peu de compétences et n’exerce pas d’autorité sur les collectivités territoriales infrarégionales pour définir clairement son rôle stratégique. Elle a certainement une lisibilité plus grande pour les partenaires institutionnels externes (État, Union européenne), mais il y a une perte de lisibilité pour les collectivités locales.
Au fond, la réforme n’a fait qu’amplifier les débats sur le rôle des régions dans le paysage administratif français. Si l’État leur attribue le rôle des entités stratégiques centrées sur des compétences économiques et d’aménagement, les moyens qui leur sont attribués restent infimes.
- L. no 2015-29, 16 janv. 2015, relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral.
- Conseils régionaux Picardie et Nord-Pas-de-Calais, Ensemble, construisons la nouvelle grande région, communiqué, 11 déc. 2014.
- Danila L., « Cohésion territoriale et dynamiques d’intégration dans une ’’région nouvelle’’ fusionnée, les Hauts-de-France. Stratégies, modes de gouvernance, orientations spatiales », thèse, 2024, Bernard Reitel (dir), en partenariat avec le conseil régional Hauts-de-France.