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Innover ou désinnover ?

Le 10 septembre 2021

Qu’elle soit perçue comme l’un des derniers moyens pour relancer une croissance économique à bout de souffle ou pour résoudre les problèmes écologiques, l’innovation semble constituer l’horizon indépassable de notre temps. Face à ce paradigme hégémonique du monde contemporain et aux limites planétaires qui réduisent le champ des possibles, ne faudrait-il pas repenser nos manières d’innover dans un cadre contraint, voire aller jusqu’à désinnover, c’est-à-dire viser le démantèlement technique, planifié et organisé de projets obsolètes car incompatibles avec ces limites ? Nous proposons de traiter cette question en l’abordant successivement à travers l’enjeu de la sobriété numérique, la relation entre low-tech et démocratie locale et les enjeux économiques de la low-tech.

Qu’est-ce que la désinnovation numérique ?

L’imprégnation apparemment irréversible du numérique dans pratiquement tous les secteurs du monde contemporain en fait un pilier systémique vital, y compris dans les pays dits en voie de développement. Selon la portée de notre regard, ce secteur peut paraître à la fois l’archétype d’un certain type d’innovation, symbole de progrès communicationnel et cognitif, porteur de promesses solutionnistes, voire salvatrices, et à la fois voué à disparaître – du moins, sous sa forme et ses échelles actuelles, condamné par l’anthropocène en raison de son insoutenable constitution matérielle et de besoins énergétiques croissants. Afin de se représenter ce qui constitue le numérique, on peut considérer les appareils (smartphones, TV, etc.), les réseaux (antennes, câbles) et les centres de données. Cette vision matérialiste permet de préciser les enjeux en donnant consistance aux questions qui s’imposent face à des perspectives d’avenir redoutables :

  • que pourrait bien être « le numérique » dans un monde compatible avec les objectifs de l’accord de Paris1 ?
  • un numérique durable est-il seulement possible2 ?
  • en quoi consisterait « faire atterrir » le numérique en pratique ?

Il serait difficile d’esquisser ici ne serait-ce que des débuts de réponse. Une représentation graphique est proposée pour pointer différentes considérations et pistes de recherche à partir d’une étude de cas de désinnovation numérique en cours (voir figure p. 52).

Évaluation des impacts

Un article récent rappelle que « les impacts directs du numérique ne sont que la face visible de l’ensemble des conséquences environnementales de la numérisation de notre société » 3. En effet, la première complexité de ce secteur tient à ce qu’il est inextricablement entrelacé avec d’autres. Sa dimension matérielle est directement liée aux choix de niveau logiciel, eux-mêmes proportionnés aux usages, qui explosent. On pourrait dire que l’innovation, dans ce cadre, relève d’une logique d’accompagnement volumétrique en termes de données transférées et de puissance de calcul mobilisée, et dont le paradigme reste celui de l’optimisation et de la recherche d’efficacité.

L’empreinte du secteur a fait l’objet de différentes études et rapports mais celles-ci peuvent pâtir d’erreurs de méthode, de double comptabilité, d’omissions, d’approximations ou de généralisations, ou encore d’indicateurs peu pertinents (par exemple, les émissions ne sont pas la préoccupation principale des impacts liés à la fin de vie, où des facteurs tels que l’écotoxicité sont plus importants).

Aussi, la question des impacts positifs du secteur appelle à une certaine prudence. Par exemple, un rapport rédigé par Carbon Trust avance qu' « 1 g de CO2 investi dans le numérique représente 10 g de CO2 évités dans les autres secteurs ». Or, celui-ci repose sur la mesure de l’empreinte d’un seul sous-secteur (ici, les réseaux de transmission) ramené à l’effet d’évitement du secteur dans son ensemble...

Standing on the shoulders of giant zombies

La production de software (applications, sites Internet, programmes en tout genre) mobilise aujourd’hui de gigantesques bibliothèques de code où une communauté mondiale de développeurs partage et maintient des « briques » fonctionnelles réutilisables. Cette collaboration est rendue possible par l’open-source, c’est-à-dire la permission d’incorporer le travail d’autrui et de le (re)combiner à l’infini. Mais si cela permet de ne pas réinventer la roue et d’autres bénéfices en termes de sécurité, l’économie en temps, et donc en coût, se traduit par le fait que toutes les avancées se payent par plus d’opacité et un phénomène de dépendance au chemin4 accrue.

Un rapport rédigé par Carbon Trust avance qu' « 1 g de CO2 investi dans le numérique représente 10 g de CO2 évités dans les autres secteurs ».

On pourrait parler de boîtes noires, que les développeurs mobilisent sans toujours regarder de près les implications en termes d’impact des implémentations qu’elles contiennent. On a affaire ici à une forme particulière d’effet rebond.

Lexique

  • Zombie : concept de José Haloy désignant une technologie non durable, impossible à maintenir sur le temps long dans les cycles biogéochimiques de la nature (opposée à ce qui serait une technologie vivante, à inventer).
  • Méthodes redirectionnistes : Dark ANT – une théorie de l’acteur-réseau à rebours ; Déscalarité – faire apparaître les irréversibilités et identifier les prises techniques ou économiques possibles ; Reverse design – identifier les nouvelles ingénieries nécessaires à la déconstruction de technologies hybrides.
  • Écoconception : telle que développée par Gauthier Roussilhe, cette approche repose sur sept piliers (favoriser la durée de vie des équipements, des services, réduire la consommation globale des ressources, optimiser pour les conditions d’usage les plus difficiles, appliquer les bonnes pratiques vertueuses, fédérer les communautés de pratique et sensibiliser à la sobriété numérique).
  1. Roussilhe G., Situer le numérique, 2020 :

  2. Halloy J., Monnin A. et Nova N., Au-delà du low tech : technologies zombies, soutenabilité et inventions, 2020 : https://www.ritimo.org/Au-dela-du-low-tech-technologies-zombies-soutenabilite-et-inventions
  3. Longaretti P-Y. et F. Berthoud F., « Le numérique, espoir pour la transition écologique ? », L’Économie politique 2021/2, n90, p. 8-22 : https://www. cairn.info/revue-l-economie-politique-2021-2-page-8.htm
  4. Ce qui perdure principalement à cause d’un coût ou d’un effort trop élevé pour en changer.
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