État et intercommunalités : À la recherche d’un langage commun de l’action publique

Le 21 avril 2023

Pour son université d’été 2022, l'Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF) a sollicité Futuribles pour animer un exercice de prospective centré sur les relations entre l’État et les intercommunalités. Trois des défis prioritaires de l’ADGCF ont été croisés avec trois hypothèses d’évolution de l’État proposées par l’équipe de Futuribles, ce qui a conduit à l’animation de neuf ateliers. Horizons publics publie la synthèse de ces travaux qui exprime une forte demande de cohésion de l’action publique.

Les trois défis retenus par l’ADGCF étaient : la transition écologique et l’aménagement de l’espace ; le développement des coopérations locales ; la demande locale dans le champ sanitaire et social. Ils étaient confrontés à trois postures de l’Etat : l’Etat « conseil de défense », l’Etat régulateur et l’Etat orchestrateur.

Ces trois postures ont en commun l’hypothèse d’un repli relatif de l’Etat. Les transformations et réductions de format subies depuis la RGPP ainsi que le contexte budgétaire excluent la possibilité du redéploiement d’un Etat opérateur. On fait donc l’hypothèse que celui-ci adoptera un format réduit qui, indépendamment des fonctions dites « régaliennes » (sécurité, justice), lui permettra d’assurer la fonction de gouvernement en s’appuyant sur des relais opérationnels composés à part variable des collectivités locales, des entreprises et des organisations de la société civile. Il s’agit donc d’imaginer trois variantes d’une même tendance.

L’Etat « conseil de défense » correspond à la pérennisation de la posture adoptée pendant la crise sanitaire, que l’on a vue reconduite face à la crise énergétique : hyper-concentration du pouvoir exécutif, relayé par une mobilisation permanente des préfets, mais limitée à un nombre réduit d’enjeux considérés comme stratégiques. Le coût élevé des dispositifs de gestion de crise interdit à l’Etat d’être actif sur d’autres sujets et l’amène à décentraliser de nouvelles compétences sans les accompagner des moyens correspondants et à poursuivre la privatisation des services publics.

L’Etat régulateur accompagne la montée en puissance de l’Union européenne dans un contexte de crise géopolitique prolongée. L’UE adopte une stratégie de protectionnisme par les normes sociales et environnementales qui nécessite, pour être efficace et ne pas paralyser l’innovation et l’activité économique, des dispositifs de suivis, d’évaluation et d’ajustement permanent de l’application de la norme. Les métiers de l’Etat territorial se recentrent donc sur les fonctions de contrôle accompagnées d’une certaine capacité de négociation et de différenciation de leur mise en œuvre.

Enfin, l’Etat orchestrateur s’organise à partir d’une « LOLF[1] des soutenabilités » (écologique, sociale, budgétaire) et de lois de programmation qui fixent un cadre de long terme, analogue aux Objectifs de développement durable de l’ONU, à l’intérieur duquel les acteurs territoriaux disposent d’une réelle capacité d’initiative, d’innovation et de coordination[2]. L’Etat territorial décline à son échelle la fonction d’orchestration en suscitant et en facilitant les démarches de coopération stratégique visant à atteindre les objectifs de soutenabilité.

Si le croisement des défis des intercommunalités et des postures de l’Etat a permis de répartir les participants en neuf ateliers, ceux-ci n’ont pas imaginé neuf scénarios contrastés. Cette petite déception méthodologique ne doit cependant pas masquer le réel intérêt de l’exercice qui est de faire ressortir des enjeux et des attentes communs aux différentes situations simulées. On en retiendra quatre.

Intelligence collective et coopération stratégique

L’idée qui structure en réalité toutes les autres est que le territoire intercommunal doit, au-delà de sa définition administrative, devenir une « communauté d’action », c’est-à-dire une échelle d’action collective capable d’élaborer une approche globale de ses besoins et de ses objectifs. Cette dynamique permettra, au sein du territoire et autour de lui, de développer des coopérations sectorielles et par projet. Cette définition large et flexible du champ d’intérêt communautaire rétablit la clause de compétence générale, ce qui apparait comme une conséquence logique des postures de l’Etat envisagées, puisque celui-ci prend dans les trois hypothèses ses distances avec le pilotage opérationnel des politiques publiques, hors fonctions régaliennes et gestion de la crise. Il est d’ailleurs significatif que, même dans l’hypothèse de l’Etat « conseil de défense », on attend du corps préfectoral qu’il agisse comme un facilitateur des démarches de coopération. Cette attitude ira, dans le scénario de l’Etat orchestrateur, jusqu’à l’établissement d’un « pacte d’orchestration » entre le préfet et l’EPCI dans lequel on retrouve le concept initial du contrat de relance et de transition écologique qui consiste à adapter la mise en œuvre des politiques publiques au projet de territoire. Les propositions suivantes vont toutefois dessiner en creux ce qui a manqué aux CRTE pour tenir leurs promesses.

Autonomie et différenciation

Le principe de différenciation apparaît dès lors comme un levier de la coopération stratégique. En effet, ce n’est pas tant la « spécificité » de chaque territoire qui justifie la différenciation dans l’application des normes que les modalités de développement de sa stratégie. La dérogation ou l’interprétation casuistique des normes serait pleinement légitime au sein du « pacte d’orchestration » dans la mesure où elle serait au service d’un objectif stratégique légitime et défini en commun et lui-même conforme à une loi de programmation ou à un référentiel de type ODD. Cette approche suppose un renouvellement profond de notre conception de la norme, du contrôle et de l’évaluation. On voir aisément à quelles dérives conduit la dérogation aux normes de protection des espaces naturels et de la biodiversité, mais on comprend aussi que la rigidité introduite par le ZAN implique en contrepartie d’autres flexibilité. D’un point de vue prospectif, le domaine de la santé et du care est à la fois le plus intéressant et le plus sensible : on ne remédiera pas aux déserts médicaux sans assouplir les règles de partage de compétences entre professions de soignants, mais cela ne saurait se faire sans une extrême rigueur. On ne donnera pas toute la place qu’elle mérite à la prévention sans dispositifs de santé communautaires, mais cela demande une réelle montée en compétences de nombreux professionnels (de l’alimentation, du sport, etc.)

La décision entre ingénierie et participation citoyenne

La nécessité d’étayer la légitimité des politiques publiques locales par la participation citoyenne ne fait pas débat dans son principe mais se heurte à de nombreuses difficultés dans sa mise en œuvre. Le décideur local, c’est-à-dire l’élu, son DGS et leurs équipes, font face à un faisceau de contraintes et d’attentes qui demandent à la fois une proximité, une disponibilité permanente à l’égard du citoyen et une expertise toujours plus pointue. Le schéma théorique et juridique de la décision publique (l’élu légitimé par le suffrage décide, l’agent public compétent exécute) ne répond pas à la réalité des processus de décision et encore moins aux besoins émergents de la coopération stratégique entre « parties prenantes » politiques, professionnelles et sociales. D’où l’expression d’un besoin d’ingénierie auquel ne répondent correctement ni les agents publics, de l’Etat ou de la territoriale à travers leurs métiers actuels, ni les cabinets de conseil qui ne peuvent s’inscrire dans la durée des projets et des démarches collectives. La définition des métiers et la forme juridique de ces ressources d’ingénierie mutualisée dont le besoin se fait sentir restent donc à élaborer.

La communauté apprenante des décideurs et agents publics

Développer les savoir-faire coopératifs et participatifs, disposer d’une ingénierie adaptée, intensifier et améliorer le dialogue entre les collectivités et l’Etat, tout cela nécessite non seulement de la formation mais plus précisément des formations communes aux différents acteurs du territoire. Avec le remplacement de l’ENA par l’Institut national du Service public (INSP), la formation initiale des cadres supérieurs de l’Etat et des collectivités en prend le chemin, mais l’enjeu ne s’arrête pas là. D’abord parce qu’au-delà des formations généralistes, c’est à de nouveaux métiers correspondant aux ingénieries attendues, qu’il faut former, en phase de spécialisation et de formation continue, les agents de tous niveaux. Mais surtout parce que cette formation ne peut, pour une part décisive, reposer sur la transmission de savoirs déjà constitués mais doit s’alimenter des retours d’expérience. Nombre d’élus et d’agents ont déjà fait, et depuis de longues années, l’expérience de communautés apprenantes suscitées par une situation de crise exceptionnelle, un projet mobilisateur ou tout simplement un exercice de prospective territoriale. Mais il s’agit toujours de parenthèses, marquantes pour les participants, qui n’ont cependant pas laissé d’empreinte suffisante dans la culture commune de l’action collective et de l’administration. La capitalisation et la transmission des savoirs ainsi constitués n’est encore prise en charge nulle part.

Quels enseignements prospectifs ?

Les directeurs généraux sont des décideurs opérationnels confrontés aux contraintes et injonctions quotidiennes de l’action et de la gestion. Invités à réfléchir ensemble lors de leur Université d’été, leur tendance est moins de s’évader de ce quotidien que d’en concentrer, en les partageant, les aspects les plus pesants et les plus aigus. Quelles que soient les limites d’un exercice de prospective mené en quelques heures, l’esquisse qui en ressort est assez frappante par sa netteté. En nette rupture avec les tendances dominantes des trois dernières décennies (émancipation par rapport à l’Etat, économies d’échelle et clarification des compétences), elle met en exergue l’émergence d’une préférence collective pour l’intelligence collective, la coopération et du besoin de nouveaux métiers dans l’administration.

Face aux défis du changement climatique, du vieillissement démographique et des chocs économiques à venir, l’échelon local, peu ou prou celui de l’intercommunalité, paraît le plus pertinent pour faciliter l’innovation, soutenir la résilience et faire vivre le lien social. Mais le cycle de la décentralisation, c’est-à-dire au sens propre de la dévolution de pouvoirs, de compétences et moyens venus de l’Etat, est achevé. Il s’agit maintenant de passer à ce que l’on pourrait appeler l’intensification du territoire comme cadre et objet du pouvoir d’agir démocratique.

 

[1] La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) définit l'architecture financière de l'État. Chaque année, les lois de finances déterminent la nature, le montant et l'affectation des ressources et des charges de l'État. Source : Wikipedia

[2] On reprend ici la proposition de France Stratégies dans son rapport Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique, mai 2022.

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