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Jean-Yves Chapuis : « Qu’est-ce que “la demande de proximité” ? »

Jean-Yves Chapuis
Jean-Yves Chapuis
Le 24 février 2020

Jean-Yves Chapuis, sociologue, urbaniste, élu rennais de 1983 à 2014, ancien vice-président à la métropole et directeur de l’école d’architecture de Rennes, est aujourd’hui consultant en stratégie urbaine.

Le Parlement vient d’adopter la loi Engagement et proximité1, on a l’impression, avec les débats qui ont accompagné cette adoption, que la proximité est la solution de tous les maux de la France du premier quart de XXIe siècle.

Il y a en effet une critique montante de l’éloignement de l’élu, en particulier du fait de l’intercommunalité, et je voudrais commencer notre échange sur ce sujet, qui est d’actualité à l’approche des élections municipales. Je note d’abord que la critique des intercommunalités s’exprime plutôt en milieu rural, en dehors des métropoles. Je l’ai rencontrée pour ma part, par exemple, du côté du schéma de cohérence territoriale (SCoT)2 du Périgord vert ou dans le département des Vosges, où j’interviens auprès des élus locaux. Cette critique est absente des métropoles, ou beaucoup plus rare chez elles. Pourquoi ?

Je prends l’exemple concret de la commune de Cintré en deuxième couronne de la métropole rennaise. Le maire s’est appuyé sur la métropole et la délégation des formes urbaines pour lancer par le biais de celle-ci une étude urbaine sur la création d’un lotissement dense. Il a imposé à l’aménageur privé, l’urbaniste, la conception urbaine et les formes urbaines nouvelles pour sortir de la maison individuelle. Cette démarche lui a permis de renforcer son pouvoir de maire auprès des habitants, de renforcer l’attractivité de la commune, de garder ces commerces et de bénéficier de l’appui des services de la métropole dans le choix d’équipes professionnelles de qualité.

Dans les intercommunalités rurales, le président de l’interco n’est pas maire d’une commune qui serait plus importante que les autres. Dans une métropole, on ne conteste pas le président, souvent le maire de la ville-centre, car le poids de celle-ci n’est pas remis en cause. Il est réel.

Ce qui est en jeu, ce n’est pas cette fameuse proximité de l’élu, qui se perdrait dans l’intercommunalité, c’est son pouvoir d’action.

Ce qui est en jeu, ce n’est pas cette fameuse proximité de l’élu, qui se perdrait dans l’intercommunalité, c’est son pouvoir d’action.

Mais au-delà de la question de la proximité de l’élu, l’invocation de la proximité semble travailler la société tout entière.

Je crois qu’il y a, en effet, une incompréhension plus générale quant à l’évolution de la société. Les territoires ne sont plus l’exclusive référence des citoyens, car les réseaux d’acteurs pèsent lourds dans leur quotidien. Je peux habiter dans un lieu déterminé et être en relation permanente avec des gens qui sont ailleurs. Je choisis tel lieu pour être tranquille, je ne veux aucun contact avec mes voisins, mais je veux pouvoir m’évader facilement si je le souhaite ou bien quand j’en ai envie je rentre en contact avec mes voisins : seul, ensemble. La société doit me permettre de m’émanciper. Je veux un bonheur immédiat. Le bien-être devient une obsession. Tout doit être fait pour mon bien-être. Laissez-moi tranquille. Par contre si je me sens mal, il faut m’accompagner pour que je me sente bien. Je veux choisir ma famille, mon travail, mon territoire.

En somme, dans la société des individus, qui n’échappe pas à ses contradictions, il y a une quête de ce qu’on pourrait appeler la « bonne distance », plutôt que simplement « la proximité » ?

On peut aller encore plus loin. Il y a une interrogation sur l’humain et ce qu’est aujourd’hui l’humanisme. Nous appartenons à une même Humanité. Il faut défendre les idées universalistes qui permettent la coexistence des cultures comme l’exprime si bien Francis Wolff. Mais ce principe d’Humanité est remis en cause de toute part, par exemple, par les animalistes qui nous disent que rien ne nous distingue des animaux, et les transhumanistes qui considèrent que rien ne nous distingue des dieux et que l’on sera un jour immortel. L’homme est devenu flou.

D’où la défiance qui s’installe partout, certaines personnes, comme l’ancien ministre de l’Environnement, Yves Cochet, pense que « l’effondrement est inévitable non parce que la connaissance scientifique de son advenue serait trop incertaine, mais parce que la psychologie sociale qui habite les humains ne leur permettra pas de prendre les bonnes décisions, au bon moment. » Comment peut-on faire de l’action politique sans croire un peu dans l’homme ?

Cette angoisse existentielle que les élus ressentent dans le dialogue avec leurs concitoyens leur fait légitimement peur. D’où, à la fois, les replis identitaires et cette demande de proximité, censée tout régler. Nous ne croyons plus au salut commun. Ni au salut, ni au commun. Nous attendons seulement que l’État nous laisse tranquille, chacun pour soi, mais en même temps qu’il nous permet de réaliser les aspirations individuelles auxquelles nous pensons avoir droit.

Voilà qui nous conduit beaucoup plus loin que les débats habituels sur la carte des services publics et le repli qui serait le leur.

Le rêve d’émancipation collective a éclaté en une multiplicité dispersée de désirs. La perte de la transcendance fait que l’immortalité de l’âme est arrivée dans le corps (Georges Vigarello) d’où l’importance prise par le bien-être et le mal-être. Nous attendons de l’État, mais aussi des élus à tous les étages, qu’ils nous permettent de vivre sans eux, et c’est une très lourde exigence dans ces conditions.

Il faut ouvrir ce débat, retourner les questions et accepter que dans un monde incertain il n’y ait pas réponse à tout. Cela demande une aide et de la formation pour les élus plutôt que de demander seulement de l’argent ou un statut plus protégé. Les responsables publics ont du mal à comprendre que nous sommes dans une société ou l’individu est roi. Chacun·e veut se débrouiller seul·e. La société doit faciliter cette émancipation. On veut un bonheur immédiat. Mais vivre léger c’est difficile. Pourquoi ? Parce qu’il faut développer la réflexion, la création, la responsabilité. Il faut accepter l’incomplétude humaine et sa finitude. On est maintenant seul devant son destin.

Si bien qu’il y a une souffrance de l’élu face à la société de l’incivisme, terme qu’il faut prendre au sens complet. Les élus ne sont plus considérés, et les citoyens sont de plus en plus désengagés. Les gens se détournent de la politique dès lors qu’elle ne leur apporte plus rien à titre personnel. La culture de l’instantané nie la possibilité de penser le complexe. Dans cette société du désenchantement, les élus ne semblent plus pouvoir changer le monde. Si on ne part pas de ces constats de fond, il ne sert à rien de revendiquer de la proximité pour la proximité.

Il est nécessaire d’aborder le projet de territoire d’abord comme un projet humain pour chaque citoyen. Il faut commencer par aider les élus à se poser des questions qui ne sont pas directement celles de l’aménagement. Comment doit-on vivre ? Qui veut-on accueillir ?

Quels conseils votre expérience vous conduit-elle à donner ?

Il m’apparaît important d’insister d’abord sur le niveau où les problèmes peuvent avoir des solutions, et de ce point de vue l’invocation de la proximité est un piètre conseil, car ce n’est pas en rétrécissant cette échelle des solutions qu’on avancera. Je veux m’appuyer ici sur deux exemples récents.

Premier cas, le Schéma de cohérence territoriale (SCoT) du Périgord vert, avec ses cent quarante-quatre communes, 80 000 habitants et six communautés de communes. Il faut bien le reconnaître, ce territoire n’est pas vraiment une référence pour les citoyens. La construction d’un récit dans lequel les citoyens se retrouvent est indispensable pour donner un sens à ce territoire. C’est un point qui n’est pas souvent compris par les élus : permettre aux citoyens de se raconter et de dire leur vie.

Car au niveau institutionnel, quel est le véritable pouvoir du président par rapport aux cent quarante-quatre communes et six établissement public de coopération intercommunale (EPCI)  ? L’éparpillement communal et le fait qu’il n’y ait pas une commune ou un EPCI dominant n’aident pas le président dans sa démarche collective et novatrice. L’éparpillement rend difficile la hiérarchisation des solutions une fois les constats répertoriés.

Parallèlement, il faut en même temps s’interroger sur les liens avec les territoires limitrophes, qui sont vitaux ici. C’est un double mouvement pas toujours évident dans une société de la mobilité. On n’est jamais tout le temps dans un même territoire. Vivre dans le Périgord vert oui, mais aussi quelles alliances de territoires avec les territoires connexes : Angoulême, Périgueux, Limoges et Bordeaux ?

Un récent dossier du journal Le Monde parle de la prospérité à la campagne3. Je dirais : « Enfin ! » Mais de la même façon qu’il n’y a pas si longtemps, on a eu une obsession des métropoles qui prenaient tout, il ne faudrait pas que le péri-urbain ou le rural deviennent l’eldorado d’un nouveau territoire rêvé. Dans une société relativement homogène quant au mode de vie, le choix de vivre ou l’on veut devient fondamental. Il faut permettre de choisir l’endroit où on a envie de vivre en fonction de ces désirs et de ces contraintes. Et dans le cas d’espèce, il faudrait donner du pouvoir à ce territoire du SCoT pour l’aider à asseoir sa légitimité.

Les possibilités d’agir sont immenses : la gestion des terres agricoles et les moyens d’acheter des terres arables et de discuter avec le monde agricole sur l’évolution de l’agriculture en lien avec la santé et le bien-être ; la mobilité et de ce que l’on peut appeler la mobilité plurielle pour agencer les différentes formes de mobilité ; l’organisation de services publics de l’État et des collectivités publiques pour faire accepter une certaine horizontalité et une organisation plus mobile des services sur le territoire ; la gestion globale de la politique logement pour inciter à réhabiliter plutôt qu’à construire dans des lotissements, etc.

Seulement pour faire tout cela, il faut agir au bon niveau de territoire et renforcer le pouvoir à l’échelle du SCoT, ce qui consiste à fédérer ceux des EPCI, bien au-delà des communes donc.

Mon deuxième cas est un peu différent, puisque dans un département comme les Vosges, qui n’a pas de métropole, c’est le département qui joue le rôle de la métropole. J’y interviens à l’appui de la démarche de revitalisation des bourgs-centres. Mais, là encore, cette question ne peut être pensée qu’à une échelle assez large pour prendre en compte la structuration du territoire dans son intégralité. Réfléchir un modèle de développement dans lequel chaque commune peut se situer, et dans lequel des complémentarités sont trouvées entre la ville-centre Épinal et son hinterland4, mais aussi avec des communes qui ont d’autres enjeux, aux frontières du département, en lien avec Nancy, Strasbourg.

Ce que ce second exemple montre, c’est la nécessité d’aborder le projet de territoire d’abord comme un projet humain pour chaque citoyen. Il faut commencer par aider les élus à se poser des questions qui ne sont pas directement celles de l’aménagement. Comment doit-on vivre ? Qui veut-on accueillir ? L’espace public : comment cohabiter avec des cultures différentes ? Quelle conception de nouveaux équipements publics pour lutter contre l’isolement, le mal-être et la défiance ? La revitalisation et l’attractivité des bourgs-centre touchent de fait toutes les dimensions de la vie sociale et ces dimensions ne peuvent être traitées seulement au niveau communal et même intercommunal. Le rôle du département va être de structurer les questions posées par les études engagées qui se font à partir du local, ce qui est important pour faire ressortir la singularité des territoires, mais ensuite il faut trouver des réponses qui se situent à des niveaux différents et plus globaux.

Un projet humain pour chaque citoyen, et une échelle d’action suffisamment ample pour pouvoir apporter des réponses, mais aussi construire le débat : ce que je retiens c’est que « proche » n’est pas le contraire de « grand ».

Aujourd’hui, nos concitoyens veulent pouvoir participer au récit de la ville et du territoire à travers le fait de se raconter, de parler des liens sociaux à renforcer, de la conception des logements qui sont souvent inadaptés à l’évolution des modes de vie et tout ce qui facilite la vie sociale et l’évolution du travail. C’est cela que les citoyens demandent bien avant que des projets sortent, comment je vis là où je suis.

Ils comprennent bien que les choses évoluent et évolueront, mais ils souhaitent parler de la vie, du bonheur, du bien-être et de leur mal-être et pas seulement de projets. Les politiques publiques de concertation, de participation se font beaucoup trop sur des projets urbains ou d’aménagement d’espaces publics, le projet humain est essentiel. La nouvelle demande oblige à un débat continu sur la vie. Cela devrait interroger les élus sur une refonte des délégations et sur l’organisation des services d’une collectivité. La ville n’est pas un débat technique.

Les évolutions sociétales demandent une autre manière de faire de la politique il y a tout un travail subtil pour nourrir les élus de ces évolutions sociétales pour qu’ils ne se trouvent pas démunis devant leurs concitoyens, qu’ils prennent leurs responsabilités et qu’ils trouvent les appuis nécessaires à d’autres échelles que les leurs.

De nouvelles proximités par le projet : le cas de Royan et de la CARA (communauté d’agglomération Royan Atlantique : trente-trois communes, 82 277 habitants).

Les élus de l’agglomération, et particulièrement les élus de Royan et son maire, s’intéressent prioritairement aux retraités riches qui viennent souvent de Paris et qui décident de passer leur retraite à Royan.

Le travail que j’ai fait sur le projet de territoire a été d’abord de comprendre sa singularité. J’ai organisé deux déplacements dans le périmètre de la CARA avec les maires. Ils n’avaient jamais fait ce genre de parcours ensemble qui permet de s’expliquer collectivement le territoire. On voyait bien les lotissements se construire dans de nombreuses communes au même moment où les centres bourgs se désertifiaient. Sans montrer du doigt telle ou telle commune, s’interroger sur ces situations a permis un débat plus libre et détendu que lors de réunions à l’agglomération où les situations ne sont pas réellement présentes, et où chacun se dit le meilleur maire.

La visite du territoire a aussi été l’occasion de voir que dans l’arrière-pays des maisons sont à vendre à des prix défiants toute concurrence. Ces maisons sont souvent entourées d’hectares de vignes, dans un vignoble charentais qui monte en qualité. Cela m’a permis de développer l’idée d’Hervé Lebras : « Aujourd’hui à 40 ans, on doit penser seconde carrière, explique-t-il. Les études montrent que la formation professionnelle produit peu d’impact entre 50 et 60 ans, alors que chez les travailleurs âgés de 40 à 50 ans elle est au contraire très pertinente et très efficace. » Si l’on rajoute les analyses sur la société liquide, où l’on change de vie à la fois personnelle, familiale et professionnelle, le potentiel de ces maisons dans l’arrière-pays est une réponse à ces évolutions.

Avec l’évolution de l’économie et l’Internet, il est possible pour un jeune ménage de s’installer dans ces maisons à vendre. Avec la proximité de l’océan, si en plus le jeune ménage aime faire du bateau, une vie agréable s’offre à eux, qui plus est s’ils ont de jeunes enfants. Avec Paris à un peu plus de deux heures de Niort, et trois heures trente de Saintes, c’est une autre proximité, professionnelle cette fois, qui est possible. Troisième proximité : les quelques hectares de vigne qu’ils peuvent avoir autour de leur maison, qui peuvent être loués à des viticulteurs. Dans une quinzaine d’années, on peut même imaginer que ce couple peut changer de vie en faisant du vin.

Il est important d’intéresser des jeunes à venir dans la CARA et pas seulement des retraités aisés qui se plaignent toujours d’un manque d’équipements culturels de haut niveau. J’avais dit au maire : « Vous n’aurez, à la fin, que des problèmes de prostate ou d’Alzheimer. »

Attirer des jeunes ménages, cela permet de diversifier la population, de garder les écoles et la maternité et de mélanger les classes d’âge qui sont nécessaires à l’équilibre d’un territoire. Comprendre les évolutions des modes de vie, la singularité d’un territoire et les alliances qu’il faut mettre sur pied pour être dans la mobilité, permet de réfléchir autrement aux nouvelles configurations de la proximité.

  1. L. n2019-1461, 27 déc. 2019, relative à l’engagement dans la vie locale et la proximité de l’action publique.
  2. Le schéma de cohérence territoriale (SCoT) est l’outil de conception et de mise en œuvre d’une planification stratégique intercommunale, à l’échelle d’un large bassin de vie ou d’une aire urbaine, dans le cadre d’un projet d’aménagement et de développement durables (PADD).
  3. Quignon C., « La prospérité à la campagne », Le Monde 10 sept. 2019.
  4. Hinterland ou arrière-pays.
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