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La décélération comme facteur de décision

Le 20 avril 2023

Dans quelle mesure la décélération doit-elle devenir un facteur de décision, voire un indicateur de qualité, dans les projets publics ? Cette question a été au centre d’un « Rendez-vous des élèves » de L’Institut national des études territoriales (INET), durant les Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2022. Carte blanche à Mylène Bourgeteau, Lucie Bridou, Steve Decamme et Pierre Schoefer à l’initiative de cette démarche.

Le temps long a-t-il encore des vertus ? La société post-moderne est celle du développement des réseaux et de la circulation rapide d’information. Les philosophes et les sociologues, de Jean-François Lyotard1 jusqu’à Hartmut Rosa2, étudient ce phénomène qui n’est pas sans affecter la qualité de vie des administrés et nos capacités d’action face aux enjeux de développement durable. La pause à laquelle nous a forcé la pandémie de covid-19 a mis en relief le phénomène d’accélération et a fait redécouvrir la lenteur. Elle a aussi montré que l’échelon territorial est celui de l’action publique rapide et de proximité. Dans quelle mesure la décélération doit-elle devenir un facteur de décision, voire un indicateur de qualité dans les projets publics ? Certains établissements publics, comme les bibliothèques territoriales se conçoivent déjà comme un écrin de décélération. Quels lieux de l’action publique peuvent offrir des espaces de décélération ? Comment intégrer le concept de décélération dans la prise de décision ? Comment penser le rapport au temps ?

La décélération n’est pas un concept insaisissable. Un espace public de décélération est conçu comme un lieu public où l’administré se rend librement pour bénéficier d’un service non contraint par le temps. L’expérience des bibliothèques publiques montre que la décélération va avec l’aménagement de la liberté : liberté d’accès à des horaires larges et adaptés, liberté des pratiques sur place – manger, boire, téléphoner –, liberté de circulation et de consultation.

En faveur de la qualité de vie des usagers

Soulevons d’abord un paradoxe : malgré l’accélération – technique et des modes de vie – de la société, les services publics peinent à répondre aux demandes des usagers pour toujours plus de rapidité. Or, l’accélération ne peut être l’objectif des services publics.

En effet, l’individu n’est pas tant demandeur que victime de cette accélération. Le burn out est la maladie du siècle. L’individu est pris dans l’accélération du rythme de vie non par envie, mais par peur : peur de perdre son emploi, de descendre dans l’échelle sociale, etc. Pressuré, l’individu se retrouve en perte de repères et de sens, et se détourne de la société et de la démocratie, autre victime de la recherche de la vitesse. La démocratie demande du temps pour parvenir à une compréhension commune des problèmes et créer du consensus. Or, les débats accélérés ne sont qu’affrontements de points de vue et non co-construction d’une décision commune.

La relation entre services publics et usagers est, elle aussi, victime de l’accélération. Avec l’e-administration qui se veut « plus simple, plus pratique, plus rapide », le seul contact entre les services publics et l’usager se résume à un écran d’ordinateur, ce qui aggrave les fractures de la société. Un tiers de la population française souffre d’illectronisme et se retrouve donc confronté à une perte de ses droits.

Nous devons requestionner notre rapport au temps, question indissociable de celle de la vie que nous souhaitons mener. Il nous faut sortir du piège que constitue la simple distinction conceptuelle entre rapidité et lenteur. C’est un nouveau rapport au temps, une manière différente d’être au monde que nous devons imaginer.

Des villes font le choix de repenser le temps urbain pour remettre la qualité de vie au centre de l’action publique. Le label Slow Citta répond à des enjeux de cohésion sociale, de développement durable, d’accessibilité du centre-ville, de qualité de vie pour les habitants. Ville pionnière de cette démarche, Orvieto, petite ville italienne auparavant étouffée par le bruit et les bouchons, se caractérise aujourd’hui par une ambiance urbaine pacifiée, incitant le piéton à déambuler et permettant aux petits commerces de réinvestir le centre-ville. Le mouvement Ville 303 (pour la limitation de 30 km/h) s’inscrit lui aussi dans cette réflexion sur le temps urbain. Outre ses avantages côté sécurité, Ville 30 offre aux citoyens une ville apaisée avec moins de bruit, moins de pollution, moins de stress et plus d’espace pour l’échange et le partage. Et pour un « ralentissement » très relatif : seulement 1,8 km/h de baisse en moyenne. La « lenteur urbaine » n’est pas du passéisme, mais un moyen pour les villes de se réapproprier leur échelle de développement pour une meilleure qualité de vie.

D’autres collectivités se sont attachées à repenser le temps de la décision pour une meilleure cohésion sociale. Les démarches participatives de construction, de diagnostic et de recherche de solutions partagées demandent certes du temps en amont, mais constituent un élément central de la cohésion sociale. Prendre le temps de murir et nourrir le projet permet d’éviter bien des recours, causes de nombreux retards.

La bibliothèque constitue l’exemple du service public qui invite à la maîtrise du temps. L’usager, qui entre dans ses murs, sort du temps de la ville et est invité à prendre du temps pour lui. Temps pour lire, pour s’instruire, pour rêver, etc. Par ses collections, la bibliothèque est un pont entre deux temps, entre deux individus. Par ses services (accompagnement, formation, etc.), elle est un pont entre l’individu et la société. Protéger, relier et donner du sens : voilà ce qu’offre la bibliothèque à l’usager, et ce qui devrait être l’objectif des services publics.

Une nécessaire décélération dans l’administration

Ces services publics doivent se montrer attentifs aux besoins de leurs agents. On ne peut accélérer en permanence sans courir divers dangers. Le premier d’entre eux est humain. À trop vouloir optimiser chaque instant de la journée de travail, on risque d’augmenter le nombre de burn-out face à un rythme trop intense sur une trop longue période. Remplacer les collègues absents augmente alors encore la charge de travail des agents, qui risquent à leur tour d’exploser. Les difficultés actuelles de recrutement dans la fonction publique peuvent sans doute s’expliquer en partie par cette accélération, notamment concernant de jeunes générations particulièrement attentives à l’équilibre entre leurs vies professionnelle et personnelle.

Par ailleurs, on a souvent tendance dans l’administration à ajouter des projets sans en enlever aucun. Cette charge sans cesse augmentée mène ainsi à la suppression de tout temps de récupération dans le travail des agents, les poussant à donner toujours plus. Or, il est primordial pour pouvoir exercer sa pensée de disposer de temps de réflexion. Et de fournir aux agents des bulles hors du temps où, à l’instar de ce qu’offrent les bibliothèques, ils peuvent prendre le temps de se former et de réfléchir à leurs missions de demain. Cela fait ainsi partie du courage managérial que de savoir abandonner certaines pratiques pour protéger le temps de ses agents. Car du temps, en particulier du « temps de cerveau », il en faut pour limiter le risque d’erreurs. Plus on accélère, moins on laisse de capacités à notre cerveau pour décider dans l’urgence. Cela concerne en particulier les postes à responsabilités. Une décision prise en situation de crise par quelqu’un d’épuisé est forcément mauvaise. Une décélération volontaire et maîtrisée permettra d’éviter une décélération contrainte par les événements, qui peut s’avérer destructrice. Mais au-delà, décélérer peut également permettre de gagner en pertinence.

L’accélération du rythme de vie, élément central de la spirale de l’accélération décrite par Hartmut Rosa, mène dans l’administration à superposer de plus en plus d’actions – par exemple, en répondant à ses mails sur des temps de réunion. Or, en plus de mener à une sensation de stress permanente, ces pratiques tendent à supprimer tout temps mort ayant pu mener à des échanges informels pourtant si précieux dans la prise de décision. Décélérer, c’est donc laisser des temps de pause et d’échange permettant de débattre de nouvelles idées, que l’on n’aurait pas si l’on ne faisait que se croiser en courant entre deux réunions.

Les débats accélérés ne sont qu’affrontements de points de vue et non co-construction d’une décision commune.

Cette décélération relève de la responsabilité de l’administration. Face à une sphère politique représentant le temps court – celui du mandat – c’est à l’administration de s’affirmer comme garante du temps long sur le territoire. Cette stabilité passe par le fait de prendre le temps, par exemple en fondant des bureaux de prospectives pour prévoir les évolutions du territoire sur plusieurs décennies. Les enjeux actuels de développement durable font du maintien de cette stabilité un enjeu primordial pour les fonctionnaires. L’impact écologique d’un projet se traduit en effet surtout dans le temps long. Il s’agit donc de discuter des impacts à court terme aussi bien qu’à long terme de chaque décision.

Niklas Luhmann observe à l’échelle de la société occidentale un décalage entre les valeurs des individus – les objectifs de long terme – et ce à quoi ils consacrent leur temps – le temps court, le quotidien. Intégrer la décélération dans l’administration n’est pas uniquement un gain de temps et une réponse à de nombreux risques, mais permet donc de porter les valeurs du service public. Il est en ce sens primordial que ces facteurs soient pris en compte dans l’évaluation des politiques publiques.

La décélération comme indicateur d’évaluation dans les politiques locales

L’évaluation des politiques publiques se fait le plus souvent par indicateurs quantitatifs. Par exemple, le budget à base zéro s’associe très bien à une politique de décélération : « Pourquoi la collectivité dépense-t-elle cet argent-là ? » Valoriser ce que l’on ne fait pas, c’est décélérer et c’est redonner du sens pour les administrés comme pour les agents.

Les indicateurs qualitatifs sont plus rares et le plus souvent inexistants. La capacité des collectivités à évaluer qualitativement les politiques est un enjeu transversal. Lorsque l’évaluation qualitative existe, souvent elle consiste en des compilations de réponses à des questionnaires de satisfaction, qui sont soit ponctuels, donc ne permettent pas un suivi comparatif, soit en des formats de consultations réglementaires comme dans les plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET).

En matière d’évaluation de la qualité d’accueil, on a souvent recours aux labels, notamment Qualiville. Tous les critères pour être labellisé Qualiville ne vont pas nécessairement dans le sens de la décélération. Par exemple, le critère de réponse à la deuxième sonnerie du standard téléphonique consiste en une accélération. Cependant, la diversité des moyens de contacts pour l’usager est un vecteur de décélération et de qualité de service : pouvoir écrire un mail avec la garantie d’une réponse avec la même qualité qu’un appel est une contrainte temporelle en moins pour les usagers. Ainsi, les labels permettent une évaluation de la qualité des services, mais pas toujours dans le sens de la décélération. Décélérer ne signifie donc pas réduire le nombre de services, mais mieux concevoir leur transversalité. Le management de projet en ingénierie systémique peut aider à concevoir les projets en transversalité, en intégrant le concept de décélération.

Décider dans le prisme de la décélération et de la qualité d’accueil des publics est le lieu des paradoxes. La décélération n’est pas un goût pour la mollesse, ni un programme de décroissance économique, mais un objectif d’efficacité et de qualité d’accueil.

La décélération n’est pas un goût pour la mollesse, ni un programme de décroissance économique, mais un objectif d’efficacité et de qualité d’accueil.

Décélérer, en somme, c’est :

  • prolonger la logique nouvelle de sobriété et valoriser ce qui est épargné ;
  • décider sur la base de besoins et pas seulement de demandes, donc c’est renforcer du sens de l’action publique ;
  • garantir d’avoir toujours le public pour finalité.
  1. Lyotard J.-F., La condition post-moderne. Rapport sur le savoir, 1979, Les éditions de Minuit, Critique.
  2. Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, 2010, La Découverte, Théorie critique.
  3. https://ville30.org/
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