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La Grange par Bouillon Cube : repenser les imaginaires de la ruralité

Le 2 janvier 2025

Depuis dix-huit ans, l’association Bouillon Cube est installée dans le village de 400 habitants du Causse-de-la-Selle (Hérault) et développe un pôle culturel sur le lieu-dit de La Grange. Traversée par de nombreuses personnes, de ceux qui ont une ancienneté sur le territoire aux néo-ruraux, La Grange ne souhaite pas imposer une façon de « penser et vivre la campagne », mais laisse plutôt la place à différents imaginaires des campagnes en promouvant avant tout le vivre ensemble. Entretien avec Clayre Pitot, co-fondatrice du Bouillon Cube.

La Grange, un tiers-lieu en haute-ruralité

Depuis quelques années, les deux cofondatrices du Bouillon Cube, Clayre Pitot et Élise Armentier constatent une mutation profonde de leur village, avec notamment une recrudescence de populations en quête d’espace et de nature, les « néo-ruraux ». Des familles viennent s’installer à « l’air frais », et repeuplent le village qui passe de 180 habitants dans les années 1980, à 400 en 2024 : « Nous sommes devenus un endroit où on peut aussi bien travailler en ville et habiter à la campagne, nous sommes une sorte de couronne très rurale de Montpellier », nous dit Clayre Pitot.

En 2017-2018, Bouillon Cube décide alors d’assumer une fonction sociale, et de faire évoluer le projet vers celui de tiers-lieu, nommé « La Grange ». Après la rénovation des locaux, la scène extérieure est complétée par des espaces de bureaux partagés, des espaces à louer par d’autres structures, une cuisine, un studio d’enregistrement et plusieurs salles d’activités (cours de yoga, chant, danse et épicerie participative). Le lieu, à l’image de son territoire, se voit traversé par des populations, porteuses d’expériences variées, mais partageant un enjeu commun : l’isolement des zones rurales à faible densité.

Si l’humain est peu présent, l’espace ne manque pas dans cette commune qui possède un patrimoine naturel remarquable1. La Grange se positionne contre l’isolation de certaines professions : que ce soit les télétravailleurs éloignés de leur lieu de travail, ou l’apiculteur, tous et toutes trouvent à La Grange un espace de sociabilité.

Un usage du lieu par les activités, à l’encontre des grands discours

Les activités du Bouillon Cube gravitent autour de trois axes principaux. Le premier axe historique vise le déploiement culturel avec l’accueil d’artistes en résidences et de nombreux projets de diffusion (musique actuelle, danse et cirque) à destination du grand public. Les représentations s’adressent aussi au jeune public et se déplacent hors les murs, dans les crèches, écoles et lycées. Ce deuxième axe jeunesse est au cœur du projet du lieu qui anime La Boussole, un espace de vie sociale (EVS) dédié aux projets intergénérationnels axés sur le local, l’environnement et la vie citoyenne. À cela s’ajoute l’accueil collectif de mineurs avec ou sans hébergement. Enfin, dans une optique d’ouverture, Bouillon Cube créé des projets de coopérations dans l’espace européen avec l’accueil de volontaires. S’ajoute à ses trois piliers une nouvelle entrée agricole avec l’installation de personnes qui ont besoin d’espaces pour leurs activités nourricières : « Nous essayons d’être un pôle ressource sur notre territoire, au service des habitants en co-construisant au maximum avec eux. »

Le tiers-lieu souhaite avant tout faire venir un public large, à l’image de la mixité des habitantes et habitants du village. Pour éviter toute exclusion, le lieu se base avant tout sur une entrée par les activités, et non au travers de grands discours : « Pourquoi les gens fréquentent-ils le lieu ? Parce qu’ils viennent chercher leur panier de légumes, prendre un cours de yoga ou de chorale, ou encore récupérer leurs enfants. C’est vraiment par les activités qu’on touche les personnes, qui parfois rebondissent sur d’autres activités. » Et pour encourager le lien entre usagers, Bouillon Cube met en avant l’aventure associative : « Lorsque nous avons un week-end festif, nous accueillons 40 bénévoles. Parmi eux, il y a aussi bien des personnes sur le territoire depuis toujours, que des personnes présentes seulement depuis un an et qui sont contentes de rencontrer leurs nouveaux voisins ! »

Par ailleurs, la fréquentation du lieu explose lors de soirées culturelles ponctuelles qui peuvent accueillir jusqu’à 600 personnes. Ces soirées permettent de « se raconter » à de nouvelles populations, et de faire connaître différentes façons d’incarner « les campagnes ».

L’art en plein air, construit avec les habitantes et habitants du village

Bien que le projet soit aujourd’hui un peu plus global, l’ancrage de Bouillon Cube est avant tout dans l’action culturelle : « Si vous allez dans le village et que vous demandez aux habitants : “Que faites-vous à La Grange ?”, ils vont répondre assez vite : “Des spectacles et des concerts.” » Inspirées par l’éducation populaire, les cofondatrices construisent leur programmation pour développer les imaginaires et amener des débats entre des publics aux regards singuliers. Aux représentations des grandes scènes nationales et de leurs salles tamisées, elles préfèrent une scène en plein air et décomplexante de la pratique culturelle : les codes des institutions culturelles sont délaissés au profit d’un aspect « guinguette » plus modeste et inclusif. Outre la réflexion sur l’espace et son appropriation, « nous essayons d’avoir des spectacles qui s’adressent à tout le monde », nous confie Clayre Pitot, avant d’ajouter que « l’exercice pour trouver l’équilibre et s’adresser aux différentes populations est parfois assez périlleux ».

Certains projets artistiques donnent directement la parole aux habitants et habitantes. La compagnie Interstice a monté en résidence le spectacle « Nous qui habitons vos ruines » sur l’héritage des utopies en ruralité, dans les traces de la pensée « soixante-huitarde ». Pour construire le projet, la compagnie a recueilli la parole des habitants sur leur rapport aux « utopies des campagnes », les incluant dans le projet artistique final. Clayre Pitot insiste sur l’objectif politique derrière toutes ses actions et sur la portée émancipatrice du projet, pour faire comprendre que chacun peut avoir sa place : « Il n’y a pas d’un côté les artistes dans les villes et de l’autre les paysans dans les campagnes. » Toutefois, malgré ces réussites, elle reste critique : « À notre échelle, cela semble marcher à peu près, mais nous ne touchons que 700 habitants. Il faudrait développer une politique publique avec laquelle nous pourrions faire ces projets-là dans chaque village de France. » Aujourd’hui à La Grange, l’utilisation de la terminologie « tiers-lieu » prend de plus en plus de place : « Il y a dix ans quand nous disions que nous étions aussi bien un lieu de spectacles, de concerts, mais aussi un centre aéré, les personnes n’arrivaient pas à s’approprier le lieu. Aujourd’hui, en employant le terme “tiers-lieu”, en nommant les choses, on facilite la compréhension de ce qui se passe dans le lieu. » Et peu importe si les néo-ruraux et les habitants plus anciens n’en ont pas la même définition ; le lieu devient un repère où se croisent plusieurs imaginaires des campagnes, tant différents que complémentaires.

  1. Les gorges de l’Hérault, les hautes garrigues du Montpelliérain et quatre zones naturelles d’intérêt écologique.
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