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Le grand retour de la question rurale : Gilets jaunes et mobilisation territoriale ?

Le 7 janvier 2020

Au lendemain des premiers mouvements d’occupation des ronds-points par les Gilets jaunes, en novembre 2018, les analystes se sont perdus en conjectures sur la nature profonde de la contestation, et en particulier sur ses motivations territoriales. Était-ce là la confirmation de la grande « fracture territoriale », identifiée à partir de la campagne présidentielle de 2012 et des travaux de l’économiste Laurent Davezies1, celle qui opposerait la France des métropoles à la « France périphérique », selon l’expression trop fameuse de l’essayiste Christophe Guilluy2 ? Voyait-on s’exprimer tous les territoires tenus à distance de la croissance économique des plus grandes agglomérations et de l’intégration à l’économie mondialisée ? Plus encore, les espaces ruraux, trop longtemps négligés par l’action publique face à l’injonction à la compétitivité, à l’innovation et à la croissance dans les métropoles, prenaient-ils ici leur revanche ?

Ce qui est en tout cas certain, c’est que les semaines qui ont suivi l’événement déclencheur du 17 novembre 20183 ont vu revenir sur le devant de la scène une figure fondamentale de la relation entre les territoires du local et les institutions nationales : l’élu rural. Avant la mise en place du Grand débat national voulu par la présidence de la République, en janvier 2019, les élus ruraux ont été en première ligne pour recueillir les témoignages de leurs administrés. Ces « cahiers de doléances », transmis au Gouvernement, ont ainsi pu mettre en avant l’idée selon laquelle le mouvement des Gilets jaunes était une forme de grand retour de la ruralité dans le débat public. De fait, de nombreuses doléances ont épousé les constats établis de longue date par les représentants des territoires ruraux sur le déficit d’accès aux services publics, ou leur disparition pure et simple dans bien des campagnes. On a aussi retrouvé le problème de la mobilité et de l’accès à l’emploi dans les périphéries rurales, et les difficultés croissantes pesant sur les budgets des ménages en matière de logement, d’énergie et de transports – toujours plus accentuées, à proportion de la population, dans le monde rural que dans les villes, selon l’Observatoire de la précarité énergétique (ONPE)4.

On a aussi retrouvé le problème de la mobilité et de l’accès à l’emploi dans les périphéries rurales, et les difficultés croissantes pesant sur les budgets des ménages en matière de logement, d’énergie et de transports.

Pourtant, il convient plus que jamais de se méfier des effets de simplification du discours sur la question des Gilets jaunes. Le mouvement ne concerne ni seulement la population rurale, ni toute la population rurale. Il interroge d’abord le fonctionnement global de notre territoire et l’articulation entre territoires urbains et ruraux.

Un mouvement du périurbain et des petites villes industrielles en déclin

Le premier constat, d’ordre géographique, a surtout permis d’établir que les premiers lieux de mobilisation ont d’abord concerné les franges des territoires périurbains les plus proches des métropoles. Ronds-points, certes, mais aussi parkings de supermarchés, barrières de péage : on a vu ainsi apparaître, avec les Gilets jaunes, tous ces « non-lieux » anthropologiques5 qui sont autant de nœuds stratégiques connectant les agglomérations à leurs environs ruraux. Les ronds-points les plus périphériques se sont d’ailleurs souvent dédoublés pour positionner des groupes de Gilets jaunes au plus près des métropoles, afin de rendre le mouvement de blocage visible à la fois depuis la ville, et depuis les espaces périurbains eux-mêmes. Les ronds-points ont alors fait office de « place publique » et de lieux de sociabilité6 dans des territoires qui en étaient relativement dépourvus, puisque le périurbain est d’abord un espace traversé, donc une campagne marquée par les déplacements quotidiens entre le domicile et l’emploi.

Autre constat : au périurbain se sont immédiatement ajoutées les petites villes du déclin industriel, notamment dans le nord-est et le centre de la France. Les « assemblées des assemblées », ces moments d’échange à l’échelle nationale entre Gilets jaunes, ont eu lieu à Commercy, ancienne ville militaire ; à Saint-Nazaire, avec ses chantiers navals ; et à Montceau-les-Mines, haut lieu historique de l’industrie sidérurgique et minière. De fait, les populations de ces petites villes en difficulté ont, elles aussi, pu exprimer leurs angoisses face à la rétraction de l’emploi et des services publics dans leur territoire, au regard de leur propre précarité économique. Elles partagent, avec bien des territoires ruraux, les interrogations sur la fermeture de maternités, de tribunaux d’instance ou de sites militaires et leurs effets immédiats en matière d’attractivité territoriale.

Maraîchage périurbain à Carqueiranne, à l'est de Toulon, Var.
©Crédit photo : P. Moustier

On a pu observer en outre, lors de ces assemblées, mais aussi dans les manifestations plus violentes en centre-ville, la présence d’autres mouvements civils contestataires du système politique et économique, notamment des groupes alternatifs et libertaires et des représentants du monde syndical. Cette apparition de quelques corps intermédiaires au sein du mouvement, même en second plan, a permis aux Gilets jaunes d’acquérir un langage politique et des revendications plus structurées – mais en effaçant alors quelque peu les spécificités territoriales du mouvement au profit d’une critique plus générale de l’ordre établi. Tous les occupants des ronds-points ne se sont d’ailleurs pas reconnus dans ces moments plus politisés, dans lesquels la capacité à prendre la parole et à ordonner son discours prenait le dessus sur le seul sentiment d’injustice sociale.

Un mouvement surtout lié à la dépense contrainte des ménages

Inversement, la contestation territoriale n’a pas mobilisé tous les territoires ruraux, ou du moins pas toutes les franges de la population rurale. Il est évident que les ménages à plus forts ne sont que peu impactés par les coûts contraints sur le logement et la voiture, et peuvent envisager leur localisation rurale surtout comme un choix de vie, avec de plus grandes aménités paysagères et environnementales. De la même manière, les espaces ruraux les plus touristiques sont bien souvent très accessibles et bien équipés : il est ainsi plus aisé de rallier les stations de ski en TER ou en TGV, en hiver, que certaines communes de la lointaine couronne rurale de Paris. L’acuité des enjeux territoriaux doit donc être nuancée en fonction de la richesse des territoires et de leurs populations.

Dans le Morvan, village de Saint-Brisson, siège du parc naturel régional.
©Crédit photo : L. Rieutort

En réalité, la situation rurale n’est véritablement explicative de la contestation en cours que pour les ménages les plus précaires – en l’occurrence surtout les personnes aux revenus modestes, les ménages monoparentaux ou les personnes célibataires. On a souvent identifié, dans les occupations de site, la forte présence de femmes élevant seules leurs enfants, et de personnes isolées, qui ont ainsi trouvé dans les collectifs des ronds-points une forme de sociabilité qui leur faisait défaut – mais aussi une communauté de revendications sur le coût socialement sélectif de la vie périurbaine. Rappelons que le déclencheur initial du mouvement, avec la hausse programmée des coûts du carburant, correspondait très précisément au problème croissant de réduction des « dépenses arbitrables » des ménages, c’est-à-dire ce qui reste une fois les factures et les dépenses incompressibles payées, dont les loyers ou remboursements d’emprunt, et l’essence. Cette part arbitrable est, en réalité, celle qui correspond à la notion de « pouvoir d’achat » telle qu’elle est perçue par les ménages. Or, elle n’a cessé de se réduire au cours des xxe et xxie siècles, puisque les dépenses contraintes sont passées de 15 à 29 % du budget moyen des ménages entre 1950 et 20107.

Enfin, toujours dans le monde rural, les agriculteurs n’ont pas non plus massivement suivi le mouvement. Non qu’ils ne soient pas concernés par la question des dépenses contraintes en milieu rural, bien au contraire. Certains, dans le vignoble du Beaujolais ou du midi languedocien, par exemple, ont pu participer à la contestation lorsque leur travail leur en laissait la possibilité. Mais le mouvement des Gilets jaunes a relevé, fondamentalement, d’une mobilisation individuelle éclairant les difficultés des ménages les plus contraints. Ce sont des préoccupations d’ordre privé. Les agriculteurs, quant à eux, ont des revendications collectives d’abord d’ordre professionnel : plus qu’un mode de vie, c’est leur corps de métier qui semble, à leurs yeux, spécifiquement menacé. Les mobilisations syndicales d’octobre 2019, distinctes de celles des Gilets jaunes, ont mis en avant « l’agri-bashing » 8, c’est-à-dire la crise de légitimité dont semblent souffrir les agriculteurs face à la remise en question de certaines de leurs pratiques par les réglementations environnementales, par les plafonnements des soutiens européens et par une défiance croissante de la part des consommateurs.

Une ruralité révélatrice des dysfonctionnements sociaux

La ruralité, ainsi, n’est pas le moteur explicatif premier de la contestation territoriale en cours, laquelle ne concerne pas que ce seul type de territoires, tandis que toutes les franges de population rurales ne sont pas non plus impliquées. La ruralité serait plutôt le révélateur privilégié d’un dysfonctionnement d’abord d’ordre social.

En effet, ce que la catégorie « rural » exprime en réalité, c’est surtout la difficulté croissante qui s’impose aux populations situées, par leurs revenus et leurs conditions de vie, à l’écart des dynamiques de croissance, à articuler leur localisation résidentielle avec les contraintes du quotidien : emploi, commerces et services. Car ces populations ne sont, finalement, pas tant « rurales » que multi-situées : selon les mots éclairants de Daniel Béhar, « les modes de vie brouillent les cartes, recomposent les catégories territoriales. Les Gilets jaunes ne sont pas des ruraux ou des périurbains, ils sont à la fois des résidents périurbains, des usagers ou salariés des services de la ville moyenne et d’anciens habitants ou d’actuels consommateurs des métropoles » 9. Ainsi, le rural exprime surtout le problème de la mobilité contrainte vers des emplois devenus surtout urbains, vers des commerces regroupés en périphérie des agglomérations importantes et des services absents ou dématérialisés, témoignant d’une perte de sociabilité et de présence de l’action publique dans les territoires.

Il s’y ajoute, ne l’oublions pas, un sentiment de forte injustice fiscale, puisque les modalités de taxation des ménages ont semblé, avec la fin de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et le projet de hausse de la fiscalité sur les carburants, vouloir rompre avec un certain idéal d’équité hérité de l’après-guerre. Les choix politiques récents ont en effet contribué à renforcer la fiscalité indirecte à la consommation – particulièrement injuste puisqu’elle impacte plus, en proportion, les ménages les plus modestes – tout en allégeant la fiscalité directe sur les plus hauts revenus, alors même que le « pouvoir d’achat » perçu par les ménages, en l’occurrence la part des dépenses arbitrables, était à la baisse.

La contestation territoriale, voire la souffrance sociale qui s’exprime à travers le retour du « rural » sur la scène politique nationale, est donc surtout, en réalité, le résultat du constat d’un déficit d’équité dans le fonctionnement du modèle démocratique national, tout comme dans les logiques de solidarité entre territoires.

  1. Davezies L., La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, 2012, Seuil.
  2. Guilluy C., La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, 2016, Flammarion.
  3. Première mobilisation des Gilets jaunes, dit « Acte I ».
  4. Voir notamment la cartographie de la précarité énergétique par la base de données GeoVEHM de l’ONPE.
  5. Augé M., Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1995 (réed. 2015), Seuil.
  6. Parmi les nombreuses publications qui ont analysé ce rôle sociologique inédit des ronds-points, citons en particulier : Challier R., « Rencontres aux ronds-points. La mobilisation des Gilets jaunes dans un bourg rural de Lorraine », Laviedesidées.fr 19 févr. 2019 ; Gwiazdzinski L., « Le rond-point entre totem, media et place publique d’une France en jaune », Multitudes févr. 2019, n74 ; Floris B. et al., Sur la vague jaune. L’utopie des ronds-points, 2019, Elyascop.
  7. Voir l’analyse en ligne du journal Le Monde : Durand A., « Que reste-t-il après avoir payé les factures ? Les dépenses contraintes minent le pouvoir d’achat », LeMonde.fr 14 nov. 2018.
  8. À ce sujet : Cnudde A., « Celui qui fait tomber son pain aura un gage ! », Horizons publics nov.-déc. 2019, n12, p. 101-105.
  9. Béhar D., « La crise des Gilets jaunes révèle l’histoire d’une France qui disparaît », Theconversation 3 déc. 2018.
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