Revue
DossierYannick Blanc : « Les collectivités vont être confrontées à des choix sur la transition écologique. »

L’association Futuribles International vient de publier une note d’analyse prospective sur « L’État et les territoires dans la transition écologique en 2040 ». Yannick Blanc, son président, revient sur les trois scénarios prospectifs imaginés par les auteurs de cette note. À l’horizon 2040, le rôle des collectivités locales pourrait se renforcer, selon l’un des scénarios (« Les écosystèmes coopératifs »). L’objectif de cette note est d’alimenter le débat public, notamment en vue des élections municipales de 2026, en soulignant le potentiel de transformation de l’échelon local.
Vous avez initié une démarche de prospective sur les relations entre l’État et les territoires. Pouvez-vous nous éclairer sur les raisons qui vous ont poussé à entreprendre ce travail et sur les objectifs que vous visez ?
L’idée était de dépasser et de sortir du débat récurrent sur le mille-feuille territorial, la lourdeur de l’organisation administrative et les différents niveaux d’administration. Ce débat, vieux de plus de quarante ans, est alimenté de manière circulaire alors que les enjeux et besoins ont changé. La décentralisation de 1982 a transformé les enjeux locaux. Alors qu’à l’époque, les préoccupations étaient axées sur les infrastructures comme les routes et les écoles, les défis actuels sont différents. Notre groupe d’experts a choisi l’angle de la transition écologique pour analyser les évolutions du système politico-administratif. Nous nous sommes donc intéressés à l’évolution de ce système en partant des besoins des collectivités.
Quels sont les éléments qui ont servi de toile de fond à votre analyse, et quel constat central avez-vous dégagé de vos discussions ?
Notre toile de fond repose sur trois données essentielles. Premièrement, la montée des besoins et des contraintes liés à la transition écologique, qui n’est pas un choix idéologique mais une réalité face au réchauffement climatique et à l’effondrement de la biodiversité. Deuxièmement, une pression budgétaire croissante, notamment depuis 2024, qui contraste avec la nécessité d’investissements considérables pour la transition écologique. Enfin, nous avons observé une multiplication d’initiatives et d’innovations locales, transformant l’action publique territoriale, parfois avec le soutien de l’État, parfois de manière indépendante. Notre diagnostic central est que la situation actuelle est inachevée, avec une décentralisation qui s’est arrêtée en chemin et un partage des tâches entre les différents niveaux de collectivités qui reste flou.
Le premier scénario que nous avons dégagé est celui de l'inertie du système. Les acteurs et experts interrogés estiment que ce scénario est le plus probable à l’horizon 2040.
Vous avez élaboré trois scénarios pour l’avenir. Pouvez-vous nous en donner un aperçu et nous expliquer comment ils ont été construits ?
Ces scénarios sont des projections, et non des prédictions, basées sur des données analysées. Ils visent à cartographier les tendances observées et les incertitudes.
Le premier scénario que nous avons dégagé est celui de l’inertie du système. Les acteurs et experts interrogés estiment que ce scénario est le plus probable à l’horizon 2040. Ce scénario central, ou tendanciel, met en évidence une forte inertie du système politico-administratif français. Il repose sur le consensus des acteurs interrogés, tels que les élus, les techniciens territoriaux, les cadres et les experts. Le système est perçu comme rigide et inerte, avec une superposition de centres de pouvoir et une production continue de normes. Il devient de plus en plus difficile de dégager des leviers d’actions ou de provoquer des consensus pour transformer les façons d’agir en raison de cette complexité administrative. Autre point clef du scénario : il n’y a pas de force politique suffisamment motivée ou capable de bouleverser l’équilibre des influences entre les différentes strates de collectivités territoriales. Ce scénario prévoit aussi que l’État conservera un rôle actif dans la définition des stratégies de transition écologique.
À partir de ce scénario central, deux autres scénarios latéraux ont été élaborés : l’un, intitulé « Les écosystèmes coopératifs », met en lumière l’émergence de formes d’actions locales non planifiées, où la puissance publique donne davantage de liberté aux acteurs locaux. C’est un scénario qui prolonge une tendance constatée de formes multiples de coopérations multi-acteurs. L’autre, intitulé « La contestation radicale du système normatif », élaboré plus récemment, explore la possibilité d’une rupture du système de gouvernance actuelle, accentuée par des événements comme l’élection de Trump et la crise agricole, amenant à des bouleversements, des simplifications radicales et des suppressions de normes et d’administrations. Dans les deux cas, nous assistons à la fin du modèle administratif bureaucratique, avec l’apparition d’autres modèles d’action : un modèle de soutien aux coopérations et un modèle entrepreneurial.
Comment ces trois scénarios prospectifs envisagent-ils l’évolution des relations entre l’État et les territoires sur la question de la transition écologique ?
Les trois scénarios prospectifs envisagent différentes évolutions des relations entre l’État et les territoires. Dans le scénario central (inertie du système), les relations entre l’État et les territoires restent figées, avec une superposition de centres de pouvoir et une production incessante de normes, sans qu’aucune force politique ne soit capable de bouleverser l’équilibre. L’État garde une position centrale dans la définition des stratégies de transition écologique à travers la production d’objectifs nationaux, de normes, les contrats de contractualisation ou les appels à projets. Dans le scénario des coopérations locales (les écosystèmes coopératifs), les collectivités territoriales pourraient retrouver une marge d’initiative en développant des alliances et des coopérations avec les acteurs de leur territoire, transformant potentiellement le rôle des élus locaux. L’État soutiendrait ces initiatives locales en mobilisant des moyens d’ingénierie et d’investissement, jouant un rôle de soutien plutôt que de normalisation. Enfin, le scénario de rupture, qui prévoit la fin du modèle administratif traditionnel, l’État pourrait être amené à accepter ou provoquer des changements profonds dans les relations avec les territoires, en raison de pressions économiques et politiques.
Si l’on se place du point de vue des collectivités locales, quels sont les impacts de ces scénarios sur leur marge de manœuvre en 2025 ?
Les collectivités vont être confrontées à des choix. La préparation des élections municipales de 2026 va accentuer et clarifier les positions. On observe déjà des collectivités faire des choix radicaux en matière de gestion budgétaire et de transition écologique. En matière de transition écologique, on voit des conflits autour des enjeux de mobilité. Cependant, des résultats positifs commencent à émerger, notamment une diminution de la pollution atmosphérique dans certaines métropoles. Globalement, il est probable que les collectivités locales devront composer avec un affaiblissement de la capacité de l’État à investir et à diriger, ce qui leur ouvre une fenêtre d’opportunité pour retrouver une marge d’initiative par le biais de coopérations avec les acteurs territoriaux.
Quelle est votre vision du rôle des opérateurs d’État, comme l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), dans ce contexte de transition écologique et de transformation de l’action publique ?
Il y a un paradoxe, car des élus s’attaquent aux outils de la politique de transition écologique, comme l’ADEME, pour des raisons politiques. Pourtant, les opérateurs d’État pourraient être les porteurs du modèle d’action collective de demain. Ces agences, contrairement à l’administration centrale, ont vocation à soutenir les initiatives locales et les projets locaux et non à normaliser l’action locale. Ils mobilisent des moyens d’ingénierie et d’investissement en fonction d’objectifs généraux. Ils sont aux antipodes du modèle de l'« État stratège ».
Les collectivités vont être confrontées à des choix. La préparation des élections municipales de 2026 va accentuer et clarifier les positions.
Pour conclure, comment envisagez-vous de faire vivre ce travail de prospective et quel est votre espoir quant à son impact sur le débat public ?
Nous allons publier cette note de prospective pour alimenter la discussion. Nous allons poursuivre le débat avec les acteurs territoriaux. Nous avons également mené d’autres travaux de prospective sur le travail social, la santé et les systèmes productifs. Nous constatons dans tous ces domaines l’émergence d’une volonté d’organisation stratégique des acteurs territoriaux. Il est essentiel de mettre en lumière ce phénomène. L’échelon local, qui échappe à la défiance générale envers le système politique, jouera un rôle clé dans la sauvegarde de la démocratie. Le débat municipal pourrait être une occasion utile de prendre conscience des ressources de transformation dont le pays dispose.
Futuribles, une association pionnière sur la prospective
L’association Futuribles International2 est un centre de réflexion sur l’avenir dont les principaux objectifs sont de : promouvoir et développer la prospective comme démarche d’anticipation au service de l’action ; explorer les futurs possibles en germe dans la situation actuelle et les enjeux qui y sont liés ; éclairer les choix et les stratégies qui peuvent être adoptés par les différents acteurs face aux défis du futur ; sensibiliser le plus largement possible aux enjeux du futur. Elle réalise, à travers le dispositif « Vigie » (comme la vigie du bateau), des travaux d’analyse prospective visant à comprendre quelles sont les grandes transformations en cours (exploration des tendances lourdes, des incertitudes majeures, repérage et analyse des phénomènes émergents, prise en compte du jeu des acteurs). Ces travaux intègrent la dimension du temps long et insistent sur les marges de manœuvre des acteurs ; ils visent à alimenter les stratégies et les actions des membres de l’association et, plus largement, à nourrir le débat public. L’association publie la revue Futuribles, une revue bimestrielle de référence sur la prospective.
- Une quinzaine d’experts et acteurs de l’action publique.
- https://www.futuribles.com/