Revue
DossierLes défis de la ville durable : vers un nouveau modèle d’urbanisme ?
Les réflexions actuelles sur la transition écologique ne peuvent-elles pas constituer l’occasion d’une relecture des modèles d’urbanisme ?
Résumé
La mise en œuvre de l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) à l’horizon 2050 contraint les urbanistes et l’ensemble des acteurs de la ville à donner la priorité à la requalification d’une ville existante qui se caractérise par la coexistence de fragments urbains répondant à des logiques d’organisation différentes. Les réflexions actuelles sur la transition écologique ne peuvent-elles pas constituer l’occasion d’une relecture des modèles d’urbanisme qui ont donné forme à la ville contemporaine et contribuer ainsi à l’émergence d’une nouvelle organisation urbaine qui associe unité et diversité.
La loi dite « Climat et résilience » du 22 août 20211, qui fixe à l’horizon 2050 un objectif de ZAN et prévoit pour la période 2021-2031 une réduction de moitié de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers2, oblige les urbanistes et plus largement l’ensemble des acteurs de la ville à porter leurs regards sur les tissus urbains existants pour y trouver les espaces nécessaires à une poursuite du développement économique et social. Dans un tel contexte, priorité est donnée à une requalification de la ville existante, requalification qui ne peut se limiter à une simple densification se traduisant le plus souvent par le remplacement des maisons individuelles par des immeubles collectifs dans les communes de banlieue ou la réalisation de programmes de logements dans les zones industrielles.
La requalification, comme son nom l’indique, suppose une transformation des espaces déjà bâtis, dans la perspective d’une amélioration de leur qualité, d’un changement de leur vocation et de l’accueil de nouveaux usages. Elle a comme objectif de récupérer autant les tissus pavillonnaires, les quartiers anciens dégradés, les ensembles de logements sociaux, les zones industrielles, artisanales et commerciales que les friches de nature diverse. Elle porte une attention particulière à un existant, un « déjà-là », qui ne se résume pas aux villes-centre et à leur première couronne de banlieue. La ville contemporaine, qui a vu l’émergence à côté de cette ville consolidée, d’une ville diffuse3 qui intègre désormais des ensembles résidentiels, activités économiques et espaces agricoles et naturels et se caractérise par sa fractalité, c’est-à-dire par la coexistence de fragments urbains, ayant chacun leur propre logique d’organisation4.
La requalification concerne donc des morceaux de ville qui ont une histoire qui leur est propre. Mais ces morceaux s’intègrent plus ou moins bien dans une structure d’ensemble donnée par les grands réseaux de voies et d’espaces publics d’une part, par ce que l’on appelle désormais « la trame » vert et bleu de l’autre. L’enjeu pour les urbanistes et les acteurs de la ville est donc double :
- prendre en compte les spécificités propres à chaque fragment urbain et en comprendre les logiques d’organisation ;
- s’interroger sur les relations entre chacun de ses fragments et la structure d’ensemble.
La loi Climat et résilience fixe à l’horizon 2050 un objectif de ZAN et prévoit pour la période 2021-2031 une réduction de moitié de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers.
Et paradoxalement, à une époque où il est de bon ton de dire que la prise en compte des effets du changement climatique sur nos modes de produire et de vivre implique une rupture avec des politiques formalisées dans un contexte de croissance économique et démographique, s’impose d’une certaine manière un retour à l’histoire et une nécessaire relecture des « modèles d’urbanisme » 5, sur la base desquels se sont structurés la ville contemporaine et les différents sous-ensembles qui la composent. C’est là le seul moyen d’éviter l’imposition de normes environnementales qui s’appliqueraient, quels que soient leurs contextes territoriaux.
La modernité ordinaire des grandes opérations d’urbanisme (1955-1975)
La France, plus encore que les autres pays d’Europe et d’Amérique du Nord, a été profondément marquée par une politique, définie au niveau central, qui visait à moderniser la société, ses villes et son économie. Cette politique s’est notamment traduite par le lancement d’opérations d’urbanisme portant sur de vastes espaces et visant à la rénovation urbaine des quartiers de centre-ville, à la réalisation de grands ensembles de logements et de zones industrielles en périphérie des villes. Cette politique est née de la rencontre d’une technocratie d’État naissante, d’hommes politiques réformateurs (souvent liés à la démocratie chrétienne ou au gaullisme) et d’architectes se réclamant du mouvement moderne.
Les jeunes ingénieurs des Ponts et chaussées, qui ont en charge l’élaboration et la mise en œuvre de cette politique, reprennent à leur compte la théorie, formulée par Le Corbusier dans La Charte d’Athènes, de séparation des vitesses mécanique et naturelle et, pour favoriser la fluidité de la circulation automobile et organisent un découpage de la ville en grandes mailles ou, pour reprendre la terminologie de l’architecte David Mangin, en grands secteurs, à l’intérieur desquels sont implantés des quartiers résidentiels avec les équipements nécessaires à une vie autonome. Ce nouveau modèle urbanistique est notamment repris par François Parfait, directeur technique de la société centrale d’équipement du territoire dans de nombreux articles écrits dans la revue Urbanisme consacré à la voirie de desserte ou à la conception ou l’organisation des grands ensembles6.
Avec le débat sur le projet urbain lancé au début des années 1980, l’on assiste à l’émergence d’une critique de l’urbanisme moderne et à la construction d’un modèle alternatif d’urbanisme.
L’implication de jeunes architectes, ayant suivi un parcours classique à l’École des Beaux-arts, dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’aventure des grands ensembles », a contribué à la naissance de solutions architecturales, beaucoup plus diversifiées que l’on a l’habitude de la dire, solutions qui relèvent de ce que Carine Bonnot a appelé une « modernité ordinaire » 7. Cette diversité architecturale ne doit pas néanmoins faire oublier que les quartiers ainsi créés constituent des enclaves séparées du reste du tissu urbain par des voies rapides urbaines et que l’échec des grands ensembles découle de la volonté des modernes de donner la priorité à la question du logis et de réduire l’espace public à un simple espace de circulation, ce qui aboutit, pour reprendre les termes de l’architecte Carlo Aymonino à une « réduction résidentielle » des problèmes urbains8.
Avec plus d’un demi-siècle de recul, l’aventure des grands-ensembles apparaît comme un moment de l’histoire de l’urbanisme au cours duquel un ensemble d’acteurs politiques et techniques se reconnaissaient dans la promotion d’une même organisation de la ville qu’ils ont cherché à imposer aux élus locaux et aux habitants. Une telle cohérence doctrinale a été rendue possible par la constitution d’un système d’action centralisé, mais paradoxalement peu dépendant de l’administration de l’État, autour d’une banque publique, la Caisse des dépôts et consignation, de ses filiales techniques (société centrale d’équipement du territoire et société centrale immobilière de la Caisse des dépôts) et d’un réseau de sociétés départementales d’économie mixte spécialisées dans l’aménagement. Ce système d’action joue encore aujourd’hui, en collaboration avec les investisseurs immobiliers et les grandes entreprises du BTP, un rôle prépondérant dans la mise en œuvre des grands projets d’urbanisme, à l’image des quartiers d’affaires ou des écoquartiers.
Décentralisation et expérimentations locales
La crise du milieu des années 1970, liée à l’augmentation du prix de l’énergie, fait prendre conscience du poids financier de l’État-providence pour les collectivités publiques. Les grandes opérations d’urbanisme, qui avaient bénéficié de financements privilégiés sous forme de subventions et de prêts bonifiés, sont remises en cause et le 21 mars 1973, la circulaire Guichard interdit les opérations de plus de mille logements, au moment même où la rénovation urbaine laisse progressivement place à la réhabilitation du bâti ancien dans les centres-villes.
Avec plus d’un demi-siècle de recul, l’aventure des grands-ensembles apparaît comme un moment de l’histoire de l’urbanisme au cours duquel un ensemble d’acteurs politiques et techniques se reconnaissaient dans la promotion d’une même organisation de la ville qu’ils ont cherché à imposer aux élus locaux et aux habitants.
Les politiques contractuelles lancées à partir du milieu des années 1970 (opération programme d’amélioration de l’habitat, contrats villes moyennes, contrats petites villes, habitat et vie sociale, développement social des quartiers), puis les lois de décentralisation de 1981 et 1983, contribuent à faire des élus locaux, notamment des maires des grandes villes, les acteurs autour desquels se définissent et se mettent en place les nouvelles stratégies d’urbanisme. Le refus des communes de se voir imposer un modèle d’urbanisme venant du haut, conduit tout naturellement à valoriser l’expérimentation locale et la négociation des projets entre élus, techniciens et habitants. Dans un tel contexte, avec le débat sur le projet urbain lancé au début des années 1980, l’on assiste à l’émergence d’une critique de l’urbanisme moderne et à la construction d’un modèle alternatif d’urbanisme.
Sous l’influence de l’école romaine (Saverio Muratori et Gianfranco Caniggia) et du mouvement dit « de la tendenza » (Aldo Rossi, Vittorio Gregotti et Carlo Aymonino) et en dialogue avec les architectes qui sont à l’origine du renouveau des politiques urbaines de Barcelone (Manuel di Sola Morales, Oriol Bohigas et Joan Busquets), un groupe d’architectes parisiens (Jean Castex, David Mangin, Philippe Panerai et Jean-Charles Depaule) affirment leur volonté de fonder une nouvelle discipline, l’architecture de la ville en s’appuyant sur l’analyse typo-morphologique, mise au point par les écoles italiennes, qui permet de comprendre l’histoire de la ville et de ses tissus. Dans leur manuel9, David Mangin et Philippe Panerai mettent l’accent d’une part sur l’importance du tracé des voies et espaces publics qui a un effet structurant sur l’ensemble de la ville, d’autre part sur le découpage du sol (en îlots et en lots) qui interroge sur la présence d’un échelon intermédiaire entre tracé et édification.
Cette nouvelle approche est à l’origine de grands projets parisiens, comme le projet Masséna de l’architecte Christian de Portzamparc, projet qui est fondé sur la réalisation d’îlots ouverts. Le maintien de la règle (issue de l’expérience haussmannienne) d’implantation des bâtiments à l’alignement et l’abandon de celle de mitoyenneté permettent à la fois un tracé de l’espace public qui est source d’unité urbanistique et l’accueil au sein des îlots ouverts d’une diversité architecturale. Cette approche est aussi à l’origine de projets de résidentialisation des grands ensembles qui visent à réintroduire un maillage viaire et un découpage parcellaire, se rapprochant de ceux de la ville traditionnelle. Mais cette volonté de bâtir un nouveau modèle d’urbanisme se heurte, en France plus qu’ailleurs, à bien des oppositions. Nombreux sont les architectes qui préconisent, par exemple, une volonté de conservation des spécificités des grands ensembles, spécificités qui découlent des principes d’organisation fixés dans la Charte d’Athènes.
L’importance accordée au processus d’élaboration des projets et le perfectionnement des techniques de négociation avec les acteurs économiques et sociaux, qui caractérisent l’urbanisme français au cours des cinquante dernières années, ne s’est pas accompagnée d’une réflexion partagée sur le contenu des politiques d’urbanisme. Cette absence d’un modèle d’urbanisme commun renforce la fragmentation d’une ville contemporaine qui voit coexister des ensembles urbains dont les logiques d’organisation sont parfois contradictoires. Ainsi, l’émergence des réflexions actuelles sur la ville durable, puis la ville en transition, constitue-t-elle un contexte propice à la réflexion sur de nouveaux modèles urbanistiques.
La volonté de préserver l’environnement conduisent certains à proposer la construction d’un nouveau modèle de la ville durable et à appeler de leurs voeux un « tournant urbanistique ».
La ville durable : invention d’un nouveau modèle ou combinaison des modèles existants
La volonté de préserver l’environnement, de lutter contre la pollution de l’air, de limiter les effets du changement climatique, de réduire les îlots de chaleur et de remettre en état les trames vertes et les trames bleues conduisent certains à proposer la construction d’un nouveau modèle de la ville durable et à appeler de leurs vœux un « tournant urbanistique » 10. Cette volonté est notamment présente dans les projets d’écoquartiers de nombreuses villes européennes et se traduit par l’application de nombreuses innovations technologiques (cogénération, bâtiments énergétiquement autonomes, smart-grids, noues pour l’infiltration sur place des eaux pluviales, etc.). Mais des recherches sur ces mêmes écoquartiers montrent qu’en ce qui concerne le tracé des voies et espaces publics, le découpage du sol, les trames vertes en bleues, le choix des typologies bâties et l’organisation des unités de voisinage, la diversité reste la règle. Si en Allemagne, bon nombre des écoquartiers reprend l’organisation en rangées (zeilenbau) de maisons en bande ou d’immeubles, propre aux siedlungen des années 1930, en France, en Espagne et en Suède, les concepteurs réinvestissent les formes traditionnelles de la ville européenne, à l’image des îlots ouverts composés d’immeubles collectifs et ce alors qu’en Angleterre, la garden city est perçue comme un modèle pour la réorganisation de la ville. Dans des expériences plus récentes – la Presqu’île scientifique de Grenoble, par exemple – on assiste à un regain d’intérêt pour l’urbanisme moderne avec la réalisation d’immeubles se caractérisant par une indépendance à l’égard de la structure de l’espace public. Si l’expérience des écoquartiers a été l’occasion d’innovations environnementales pionnières, elle témoigne d’une « tendance récurrente à suivre des logiques établies en matière d’organisation spatiale » 11.
Le principal défi auquel doit faire face aujourd’hui l’urbanisme est de résister à la tentation d’imposer un modèle d’organisation unique pour ainsi trouver des solutions qui prennent en compte les spécificités des différents fragments urbains qui relèvent de différents modèles urbanistiques.
La volonté d’une partie des acteurs de la ville d’accorder à la résolution des questions écologiques une importance plus grande qu’au respect des principes de tracé des espaces publics et de découpage du sol induit un risque d’accentuation de la fragmentation de ville, identique à celui introduit par la mise en œuvre de l’urbanisme moderne pendant la période des Trente Glorieuses.
Le principal défi auquel doit faire face aujourd’hui l’urbanisme est de résister à la tentation d’imposer un modèle d’organisation unique pour ainsi trouver des solutions qui prennent en compte les spécificités des différents fragments urbains qui relèvent – cela a été souligné dans l’introduction –de différents modèles urbanistiques. Réinvestir ces modèles, celui de la ville régulière du Paris d’Haussmann ou du Barcelone de Cerdà, comme celui de la garden city ou celui des grands ensembles modernes, pour mieux les combiner constitue une voie privilégiée pour imaginer une ville durable qui intègre les fragments urbains dans une structure renouvelée des espaces publics qui contribue à l’unité de la ville tout en répondant aux défis de la transition écologique (meilleur partage entre les différentes mobilités, résorption des îlots de chaleur, végétalisation et protection des sols naturels). La requalification de la ville existante se doit donc d’associer diversité et unité et peut ainsi constituer un moyen de répondre aux aspirations différentes des individus, des ménages et des groupes sociaux.
- L. no 2021-1104, 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.
- Cette loi, complétée par la loi no 2023-630 du 20 juillet 2023 visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux a fixé pour la période concernée un plafond de 125 000 hectares d’espaces naturels, agricoles et forestiers à consommer, dont 12 500 sont destinés à des projets d’envergure nationale ou européenne (nouvelles lignes de TGV, centrales nucléaires, établissements pénitentiaires, etc.).
- Indovina F. (dir.), La città diffusa, 1990, DAEST-IUAV.
- Secchi B. et Viganò P. (dir.), Brescia, il nuovo piano regolatore, 1998, Grafico.
- Un modèle d’urbanisme peut être défini comme « un ensemble composite… constitué à la fois de valeurs (qui renvoient à une vision de la société) et de principes (qui ont un caractère plus technique), présents dans les ouvrages ou les traités. Il se compose aussi des projets dessinés qui découlent de la mise en œuvre de ces principes, parfois à des moments historiques différents. Il donne lieu à des réalisations qui font l’objet d’analyses et d’interprétations a posteriori » (Novarina G., Histoire de l’urbanisme. De la Renaissance à nos jours. L’art et la raison, 2013, Éditions Le Moniteur, p. 14).
- Parfait F., « Principes d’organisation de la voirie de desserte », Urbanisme 1955, no 41-42, p. 18-28, et « Conception, organisation et réalisation des grands ensembles », Urbanisme 1959, no 55, p. 13-32.
- Bonnot C., La modernité ordinaire. Maurice Novarina, un architecte des Trente Glorieuses, 2011, Université Pierre-Mendès France.
- Aymonino C., Il significato della città, 1975, Marsiglio, p. 43.
- Mangin D. et Panerai P., Projet urbain, 2005, Éditions Parenthèses.
- Émélianoff C., « Les quartiers durables en Europe, un tournant urbanistique », Urbia 2007, no 4, p. 11-30.
- Codispoti O., Forma urbana e sostenibilità. L’esperienza degli ecoquartieri europei, 2018, LISt Lab, p. 84.