Philippe Bihouix : «Plus on numérise, plus on doit extraire des ressources rares»

Vincent Perriot et Philippe Bihouix, auteurs du « Ressources »
Vincent Perriot et Philippe Bihouix, auteurs du « Ressources »
©Audrey Dufer
Le 24 décembre 2024

Philippe Bihouix publie, avec Vincent Perriot, la bande dessinée Ressources. Un défi pour l’humanité. L’occasion pour cet habituel auteur d’essais environnementaux de s’essayer à un format plus grand public. Pour mieux convaincre ses lecteurs d’arrêter d’idéaliser un développement technologique – et un mode de vie – toujours plus gourmand en matériaux ? Oui, mais aussi pour participer à « changer les rêves ». Un ouvrage accessible qui pose les principales clés d’un défi régulièrement occulté des débats publics par notre soif de progrès et d’innovation.

Pourquoi avez-vous eu envie de réaliser cette bande dessinée ?

Il n’a échappé à personne que la bande dessinée est devenue, en quelques années, un puissant vecteur de communication autour des sujets environnementaux ! Elle permet de s’adresser à un public plus large, la dimension graphique peut apporter beaucoup à l’aspect pédagogique, le ton et la forme peuvent être plus légers, plus humoristiques que dans des essais – ce qui aide aussi à « encaisser » des réalités pas toujours folichonnes.

Quels sont les principaux messages que vous souhaitiez faire passer ?

J’explore depuis près de vingt ans le monde des matières premières, de l’extraction minière au recyclage. Vincent crée des histoires sur l’avenir… Nous avons voulu croiser nos regards, confronter nos réflexions, créer une aventure, à travers le temps et l’espace, pour faire découvrir et mieux comprendre ce grand défi, le fait que notre civilisation, et le futur de l’Humanité, dépendent de la disponibilité en ressources non renouvelables, donc un « stock » qui peut être immense mais est, par essence, forcément limité.

Cette contrainte sur les ressources n’a évidemment pas que des aspects techniques : elle a des implications historiques, géopolitiques, économiques et sociales, culturelles, voire philosophiques. C’est pourquoi nous croisons de nombreux personnages pour nous accompagner.

Entre les cornucopiens3 et les défenseurs de la low-tech, deux récits se font face. Vous donnez des arguments pour contrer les idées reçues et les messages tout fait que l’on entend de la part des cornucopiens. Comment généraliser ces arguments ?

Nous baignons, toutes et tous, dans un univers très « progressiste », dans l’idée plus ou moins consciente que le progrès technologique va perdurer, de façon toujours plus rapide, vers un futur à l’image imprégnée de références empruntées à la science-fiction. À en croire les milliardaires de la tech, notre destin passerait inéluctablement par les métavers, l’intelligence artificielle (IA), les robots autonomes et la conquête spatiale, tandis que les énergies renouvelables et les voitures électriques nous permettraient de maintenir notre niveau de vie… le tout en « sauvant » la planète (et le climat) au passage, s’il vous plaît !

Mais, effectivement, cette vision « cornucopienne », où tout problème a sa « solution » (pensons, par exemple, à la capture du CO2 dans l’atmosphère ou au nettoyage du plastique dans les océans), fait long feu face à la matérialité physique.

Quel rôle ont les médias selon vous ?

Comment les médias prennent-ils au sérieux, et amplifient-ils, sans critique ou presque, les élucubrations d’Elon Musk et sa conquête de Mars, ou de Jeff Bezos et ses 1 000 milliards d’habitants dans de gigantesques structures orbitales ? Nous n’avons pas la réponse : peut-être parce que nous sommes collectivement un peu « fascinés » par ces histoires à dormir debout, ou parce que la tech a pris une dimension quasi religieuse, avec ses lieux saints, ses grand-messes, ses gourous ou son haut-clergé à louer et respecter, etc.

La low-tech est-ce selon vous la décroissance ? Vous utilisez deux fois le mot « décroissance », mais avec des guillemets. Ce terme a été galvaudé selon vous ? Trop récupéré politiquement ?

J’ai mis des guillemets, car nous parlons alors de la décroissance des flux physiques, des flux de matières, et non de la décroissance en tant que projet politique, qui englobe des réflexions bien plus larges que la baisse du produit intérieur brut – ce à quoi elle est généralement réduite et régulièrement caricaturée dans les médias. C’est pourtant l’objectif de croissance ad vitam aeternam qu’il faudrait plutôt moquer… Avec une « petite » croissance de 2 % par an, il ne faudrait que quelques siècles pour ponctionner toutes les ressources, énergies et matières, du système solaire, etc. Il est peu probable que la trajectoire se maintienne aussi longtemps !

Une civilisation « techniquement soutenable » devrait plus s’appuyer sur les low-tech, car la course en avant technologique, si elle s’avère très « efficace » – et même assez bluffante – comporte aussi des inconvénients. Les objets numériques, miniaturisés et intégrés, incluant des dizaines de métaux en toutes petites quantités, sont bien plus difficiles à recycler : plus on numérise, plus on doit extraire des ressources rares, plus on s’éloigne de l’économie circulaire. Par ailleurs, on n’arrive que rarement à capturer les économies d’énergie ou de ressources induites par des processus industriels toujours plus efficaces, du fait de l’effet rebond. Plus efficace, cela veut dire aussi moins cher, et donc une consommation qui va (pouvoir) augmenter. Les exemples sont partout : stockage des données, trajets aériens, vêtements de la fast fashion presque jamais portés, produits jetables partout, car c’est « plus pratique » …

Comment qualifier le monde plus désirable pour le futur ? Un monde de « techno discernement » ?

« Low-tech » ne veut pas dire retour aux temps troglodytiques : c’est une démarche systémique, intégrant les questions de sobriété à la source, d’autonomie et de résilience, de réparabilité et de démantèlement, d’organisation, de modes de fonctionnement et de place de l’humain, et effectivement, de discernement technologique : quelles technologies, donc quels impacts environnementaux, pour quels besoins ? On peut facilement reconnaître que se faire soigner est un usage plus « noble » que poster une vidéo de chat. Mais souvent, le choix est moins simple, il peut dépendre des valeurs de chacun. Il faudrait un dialogue démocratique, autour des priorités matérielles à donner, autour des « bons » ou des « mauvais » usages, sachant qu’aucune technologie n’est neutre : on a toujours les bons et les mauvais côtés en même temps. L’IA permet des progrès immenses en imagerie médicale, mais facilite aussi la propagation des fake news.

Vous parlez de Jeff Bezos et Elon Musk : est-ce que ce sont eux qui ont le vrai pouvoir de changer (ou pas) le cours de l’évolution ?

Le penseur de la technique Jacques Ellul4 disait que notre « système technicien » est animé par une dynamique propre. Bezos, Musk et quelques autres ne sont que la partie émergée de l’iceberg, mais ils ont un pouvoir (notamment symbolique) et donc une responsabilité personnelle. Cependant, s’ils n’étaient pas là, cela en aurait certainement fait émerger bien d’autres !

Quel rôle ont les politiques, que ce soit au niveau national ou local, dans le virage qu’il faudrait prendre pour la planète ?

Je crois effectivement au rôle des politiques, à toutes les échelles, du local à l’international. La puissance publique a, de fait, des moyens d’agir : le pouvoir réglementaire et normatif, le pouvoir fiscal (qui peut permettre de privilégier le travail humain, où on répare et prend soin des choses au lieu de les jete), le pouvoir prescriptif (ce qu’on met dans les cahiers des charges des objets et services achetés), le pouvoir de soutien à l’innovation et aux programmes de recherche, etc. La difficulté, c’est de trouver et articuler les bonnes échelles d’action et reconnaître que pour certaines, il faut protéger les mécanismes de transition longue, car tous les territoires du monde n’avancent pas à la même vitesse…

Vous dites que nous sommes probablement entrés dans un cercle vicieux, car pour capter des ressources et créer de l’énergie, nous avons besoin de toujours plus d’énergie (à cause des difficultés, de plus en plus importantes, pour accéder aux ressources). Quelles pistes avons-nous enrayer cette boucle destructrice ?

Nos marges de manœuvre sont – techniquement – énormes, car le gâchis est phénoménal ! Aujourd’hui, on extrait des ressources toujours plus profondément, qui se sont formées il y a des dizaines, des centaines de millions d’années, au prix d’un impact environnemental méconnu et monumental, pour les intégrer ensuite dans tous types d’objets, dont certains ne dureront que quelques semaines, d’autres quelques années, si tout va bien… Puis ces ressources seront dispersées, dans les océans, les sols, les décharges, les cendres d’incinération, et ne seront plus jamais accessibles aux générations futures. Les smartphones d’aujourd’hui, ce sont peut-être des instruments de chirurgie ou des équipements de radiologie en moins dans quelques siècles.

On pourrait, d’une part, mettre en œuvre une sobriété systémique, organiser l’aménagement du territoire et nos modes d’habiter pour arrêter de construire des immeubles neufs alors qu’un tiers des logements sont vides ou sous-occupés ; développer les véhicules intermédiaires ou mutualisés pour ne plus transporter, la plupart du temps, moins de 100 kg dans des véhicules individuels d’une à deux tonnes ; revoir la concurrence dans les réseaux télécoms qui démultiplie les antennes énergivores alors qu’elles pourraient être mutualisées…

Et, d’autre part, il faudrait faire durer beaucoup plus les objets « utiles » qui incorporent les précieuses ressources, dans une sorte d’âge de la maintenance, de la réparation, du réemploi et de la réutilisation.

Faire tout cela ne va pas de soi – sinon nous le ferions déjà sans doute ! Il faut des changements culturels, une refonte de notre système de valeurs et de priorités, des évolutions de l’organisation sociale et économique de nos sociétés. Un programme compliqué, mais enthousiasmant.

Au milieu de la bande dessinée, on trouve la citation suivante : « La vie moderne tend à nous supprimer la portion nécessaire d’effort physique et intellectuel » (p. 40). Comment redonner aux gens leur capacité d’agir et de penser ?

C’est une phrase de la médecin et essayiste italienne Gina Lombroso (1872-1944), qui, dans les années 1930, a écrit un très bel essai, La rançon du machinisme, qui contient beaucoup d’analyses qui restent incroyablement actuelles. C’est rassurant, en se disant que la prise de conscience ne date pas d’hier, et un peu désespérant aussi, à se dire que les réflexions, ou les alertes, traversent les générations, sans qu’on ait réussi à infléchir la trajectoire. À voir ce que nous réserve la suite…

De fait, la technologie a transformé et continue à transformer profondément les sociétés humaines, pas seulement dans ses modes d’organisation avec des outils plus efficaces, mais dans ses fondamentaux même, comme notre rapport à la beauté (on applique des filtres et on retouche), à la mémoire (externalisée sur Internet), à l’espace et au temps (informations en temps réel de toute la planète), etc. Cela dit, la notion d’« effort » n’est pas totalement annihilée. Elle continue, par exemple, à être largement glorifiée dans le domaine sportif…

Tout au long du récit, vous citez des penseurs, des intellectuels, pour appuyer vos propos et développer vos réflexions. Dont Pier Paolo Pasolini, et un de ses articles qui « trace un parallèle entre le désastre écologique et le désastre anthropologique, avec la mise à bas des valeurs traditionnelles (certes pas toutes parfaites !) par l’industrialisation et la montée du consumérisme… » (p. 158). Vous précisez bien que toutes les valeurs traditionnelles ne sont pas parfaites, mais tout de même il faudrait revenir vers certaines ? Auxquelles pensez-vous ?

C’est toujours délicat de tenter un droit d’inventaire sur ce qu’on a « perdu » par rapport aux générations précédentes, et il ne s’agit pas de tomber dans la logique passéiste et nostalgique. Non, tout n’était certainement pas mieux avant, c’est le moins que l’on puisse dire (et je ne parle évidemment pas ici seulement des conditions de vie ou du système médical), à l’inverse, il semble assez visible que certaines choses se sont dégradées… en tout cas, le niveau de bonheur ressenti par les populations des pays les plus riches ne semble pas avoir fantastiquement progressé, en regard de l’augmentation du produit intérieur brut et des « richesses » nationales, sans parler des inquiétudes, du sentiment ou de la peur du déclassement des classes moyennes, etc.

Dans les thématiques qui interrogent, je verrais des choses comme la question du rapport aux anciens et de la transmission du savoir – pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, les vieux sont devenus (collectivement du moins) inutiles, obsolètes comme les objets – ; la question du bien commun, de l’engagement citoyen au sein de la communauté, de la vertu (au sens de la « recherche du bien en toute chose ») – la décence commune, chère à Georges Orwell, à l’heure de l’individualisation à outrance et du marketing personnel, a du souci à se faire – ; la question de notre rapport aux processus du vivant, de la connaissance et du respect des cycles et rythmes naturels…

Mais comment redevenir collectivement plus « vertueux » ? Cela ne se décrète pas ! On devient « vertueux » par émulation, par effet d’entraînement, par imitation des autres, à condition que les comportements « vertueux » soient socialement et culturellement valorisés… « Tout s’apprend, même la vertu », écrivait le moraliste Joseph Joubert. Mais pas en distribuant des tablettes numériques à l’école, faudrait-il ajouter aujourd’hui !

Il faut « faire changer les rêves » (p. 68), quel est votre rêve pour le futur ?

Il faut lire la bande-dessinée jusqu’au bout ! (rires). Plus sérieusement, je rêve beaucoup trop : par exemple, d’une planète revivifiée, non polluée aux microplastiques et aux polluants éternels, dans l’atmosphère, les sols et les océans – mais compte-tenu de ce qui a été déjà rejeté, c’est une utopie pour plusieurs siècles ; de récifs coralliens qui ne disparaîtraient pas du fait du changement climatique, d’un niveau de la mer qui n’augmenterait pas de plusieurs mètres au cours du prochain millénaire – mais hélas le coup semble déjà parti avec la fonte de l’inlandsis groenlandais ; d’un ciel étoilé visible et merveilleux ; d’un vol de lucioles une nuit de juin… et d’un système économique sobre en ressources, bien sûr.

Une des dernières phrases de votre ouvrage est : « Le retour du vivant… Et si c’était ça, la “vraie” la science-fiction ? » Le vivant, au sens de la biodiversité ? Est-ce qu’on s’est trop habitué aux scénarios catastrophes pour ne plus envisager un futur optimiste comme possible ?

De mon point de vue, on ne peut pas mener une telle transition, opérer de tels changements, faire de tels « efforts » (au moins vu de la fenêtre des citoyens gâtés, capricieux et consuméristes que nous sommes devenus) « juste » pour éviter ou atténuer la catastrophe. Ce qui compte, ce n’est pas la cible, c’est le chemin. La transition doit apporter aussi des choses positives au plus grand nombre, très rapidement. Renoncer à la (grosse) voiture, c’est pénible ; mais un espace public libéré des voitures, c’est aussi un espace où les enfants peuvent jouer et courir, moins de bruit, de stress, de particules fines, donc de risques pour la santé…

Le retour du vivant pourrait faire partie de ces effets collatéraux positifs. Les animaux sauvages ne comptent plus que pour 4 % de la biomasse totale des mammifères… c’est effarant. Et les populations d’insectes et d’oiseaux s’effondrent. Mais les capacités de rebond de la biosphère peuvent être très importantes, à condition de la laisser un peu souffler.

  1. Bihouix P. et Perriot V., Ressources. Un défi pour l’humanité, 2024, Casterman.
  2. Du latin cornu copiae, « la corne d’abondance », l’innovation technique permettrait sans cesse d’éviter la pénurie et de repousser les limites du possible, donc d’aller vers un monde de l’abondance pour tous.
  3. Ellul J., La Technique ou l’enjeu du siècle, 1954, Economica.
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