Philippe Bihouix : «Nos villes peuvent cesser de grandir pour vivre et s’épanouir»

Le 19 juin 2023

Comment réduire le poids environnemental de nos villes ? Nous avons proposé à Philippe Bihouix, ingénieur et spécialiste des ressources minérales, d’évoquer ses recherches publiées dans son livre La ville stationnaire. Comment mettre fin à l’étalement urbain1, co-écrit avec deux architectes urbanistes Clémence de Selva et Sophie Jeantet.

 

Dans cet entretien, il revient sur les enjeux de l’étalement urbain, de la densification, de la construction et d’un mot déjà dans toutes les bouches des élus et agents des collectivités : la zéro artificialisation nette (ZAN). Avec pédagogie, arguments précis et conscience que le sujet est aussi complexe que passionnant, Philippe Bihouix reconnaît que rendre nos villes durables est un défi « phénoménal dont nous n’avons pas encore pris conscience » 2.

 

Philippe Bihouix a travaillé comme ingénieur dans différents secteurs industriels avant de rejoindre AREP, l’agence d’architecture interdisciplinaire, comme directeur général. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la question des ressources non renouvelables et des enjeux technologiques associés.

BIO EXPRESS

1996
Diplômé de l’École centrale de Paris

2014
Publication de L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable3

2019
Publication de Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire4

2022
Publication avec Sophie Jeantet et Clémence de Selva, de La ville stationnaire. Comment mettre fin à l’étalement urbain ?

De quel constat part l’écriture de votre livre ?

Malgré les injonctions au développement (urbain) durable, les progrès technologiques dans les matériaux et les procédés constructifs ou les engagements de « neutralité carbone » des villes, la manière dont nous continuons à « produire » la ville aujourd’hui et la croissance urbaine sont largement insoutenables sur le long terme. Le poids environnemental des villes est énorme : par leur « métabolisme » – c’est-à-dire l’énergie qu’elles utilisent –, mais aussi les flux de matières et de déchets, la mobilité des personnes et des marchandises, finalement celui qui focalise l’attention en ces temps de recherche de sobriété énergétique et ses injonctions à chauffer moins logements et bureaux et covoiturer plus ; mais aussi par leur « fabrication », du fait de la consommation de sol par étalement urbain et du fait des ressources utilisées – ciment, acier, aluminium, verre, plastiques et granulats –, qui sont extraites, transformées et mises en œuvre en utilisant de l’énergie et en émettant du CO2. Les rendre « écologiques » ou « durables » est un défi phénoménal, technique, mais aussi économique, organisationnel et culturel, qui nécessitera des changements profonds et un effort de longue haleine dont nous n’avons pas encore pris la mesure.

Quel bilan tirez-vous de l’évolution des villes lors des dernières années ?

On pourrait d’abord s’étonner du volume de construction neuve. Certes, la population française est en très légère croissance, de l’ordre de 0,3 % par an, et cela tire les besoins de logements, d’équipements, de surfaces commerciales, etc., mais en cinq ans (2016-2021), l’augmentation de la population a été en moyenne de 165 000 personnes par an, tandis que l’augmentation moyenne du parc de logement a été deux fois plus rapide – 350 000 logements par an, et beaucoup d’acteurs du secteur réclament la construction de 500 000 logements par an, pour créer un « choc de l’offre » et faire baisser les prix. Comment sommes-nous arrivés à une telle absurdité de devoir construire deux logements pour chaque habitant supplémentaire ?

Bien sûr, il y a un certain nombre d’explications « rationnelles » à ce résultat, comme les évolutions démographiques (vieillissement de la population) et sociologiques (proportion de célibataires, nombre d’étudiants, taux de séparation) qui conduisent à une décohabitation et la réduction de la taille moyenne des foyers (passée de 3,1 personnes dans les années 1960 à 2,2 aujourd’hui). Mais la métropolisation, les recompositions économiques et le développement inégal des territoires conduit aussi à « produire du vacant » et de la sous-occupation, un parc qui n’est pas en adéquation avec les besoins (ou les envies) des populations, du fait de leur état, leur taille, leur forme ou leur positionnement. Avec 8 % des logements, le seul parc vacant pourrait, très théoriquement bien sûr, faire face à… quarante ans de croissance démographique ! L’augmentation annuelle du parc de logements (350 000, donc) correspond ainsi à 250 000 résidences principales, un peu plus de 50 000 résidences secondaires ou de tourisme et un peu moins de 50 000 logements vacants. Décohabitation et métropolisation sont devenues les deux mamelles de l’immobilier et du BTP.

Les rendre « écologiques » ou « durables » est un défi phénoménal, technique, mais aussi économique, organisationnel et culturel, qui nécessitera des changements profonds et un effort de longue haleine dont nous n’avons pas encore pris la mesure.

On peut ensuite observer les évolutions techniques pour « décarboner » la construction. Le « verdissement » des matériaux actuels, en particulier l’acier et le ciment, deux poids lourds climatiques (si l’un ou l’autre était un pays, il occuperait la place de troisième plus gros émetteur de CO2 après la Chine et les États-Unis, avec environ 7 % des émissions mondiales chacun), n’a rien d’évident. La perspective pour l’acier est le DRI (direct reduced iron), où l’hydrogène remplace le coke de charbon pour réduire l’oxyde de fer ; sans même parler de la faisabilité technique et économique, il faudra suffisamment d’hydrogène « vert » issu de sources renouvelables. Les « solutions » pour le ciment restent un peu hypothétiques, comme la capture et la séquestration du carbone dans les cimenteries, même si on voit apparaître des produits intéressants n’utilisant pas de clinker5, mais dont les performances restent pour l’instant limitées. Du côté de la construction en structure bois, les progrès des dernières années ont été spectaculaires, notamment grâce à la mise en œuvre du lamellé-croisé. On voit aussi évoluer les pratiques sur la conception « frugale » ou « sobre », le développement (encore trop marginal) du réemploi, l’utilisation des matériaux biosourcés (paille, chanvre, lin, etc.) ou, plus rarement, « géosourcés » (terre, pierre, béton de site à base de matériaux excavés, etc.). Mais ne nous leurrons pas, il n’est pas possible de généraliser la construction bois tout en maintenant les volumes à construire actuels, même en soumettant les forêts françaises à une exploitation plus intense ; et on a commencé à réaliser à l’été 2022 à quel point le changement climatique allait les fragiliser. La construction en terre (pisé, adobe, bauge, etc.) peut être une belle solution complémentaire pour les petits ouvrages (maisons, bâtiments en R+1 ou R+2 au maximum…), mais, globalement, faire appel essentiellement aux ressources renouvelables réclamera une grande sobriété dans le volume à construire : pour construire mieux, nous n’aurons d’autre choix que construire moins.

Quels sont les enjeux de l’étalement urbain ?

Même s’il y a encore des incertitudes sur l’ampleur réelle de l’artificialisation des sols agricoles et naturels (chiffres très variables selon les sources : analyses par satellite, sur le terrain, via les fichiers fonciers, etc.), il est clair que prolonger la tendance est insoutenable : pour se donner un ordre de grandeur, au rythme actuel, il ne faudrait « que » quatre à huit siècles pour artificialiser 100 % des terres agricoles !

Si évidemment une telle absurdité n’arrivera pas (l’étalement de nos villes et de nos infrastructures s’arrêtera forcément bien avant), la prise de conscience de ce phénomène et de ses conséquences (effets néfastes sur la biodiversité, baisse de notre résilience alimentaire future, etc.) a amené la puissance publique à introduire l’objectif – louable et nécessaire – de zéro artificialisation nette (ZAN) d’ici 2050, avec une étape intermédiaire (division par deux) d’ici 2030. La ZAN est la version territorialisée de la neutralité carbone, elle est aussi inscrite dans la loi à l’horizon 2050. De même que la neutralité carbone doit être atteinte grâce à une forte réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) et à des « émissions négatives » (assurées par des puits de carbone naturels ou artificiels), la ZAN se base sur une réduction du flux d’artificialisation, qui devra à terme être intégralement compensé par une « renaturation » équivalente de surfaces déjà anthropisées.

Cette logique de compensation fait penser à la « séquence ERC » (éviter-réduire-compenser) qui a mis plus de quarante ans à s’installer ; son application à l’ensemble des composantes de l’environnement – milieux naturels (terrestres, aquatiques et marins), bruit, air, paysage – est toute récente et ne concerne encore que les projets au-delà d’un certain seuil. Nous ne disposons donc d’aucun recul, aucune certitude quant à l’efficacité du dispositif : mesures compensatoires discutables, méthodes d’évaluation incertaines, tenue et garantie dans le temps, etc. Plutôt que compenser les dégâts de toute nature, il reste toujours plus prudent de les éviter avant tout.

Le flux de « renaturation » pourrait aussi s’assécher assez vite, faute de surfaces candidates à la renaturation. Même en réussissant à diviser par dix – un tour de force, dans les conditions actuelles – le flux d’artificialisation, il faudrait encore trouver, de manière pérenne, plusieurs milliers d’hectares à renaturer chaque année ; le stock ne pourra pas durer des décennies, alors que les friches anthropisées sont aussi recherchées, justement, pour réaliser les projets urbains en extension.

Il ne faut pas oublier, enfin, que l’artificialisation joue un rôle économique non négligeable. Un calcul « prudent » (un prix moyen des terrains à bâtir de 50 euros par mètre carré et 20 000 hectares de terres agricoles artificialisées) conduit à un flux financier annuel de 10 milliards d’euros… à comparer aux 9 milliards d’euros des subventions de la politique agricole commune (PAC), donc, en ordre de grandeur, un montant proche de la totalité des revenus des exploitants agricoles ! Ces dernières décennies, l’étalement urbain n’a pas fait que mettre un peu de beurre dans les épinards de quelques paysans ou de chanceux héritiers ; il a contribué significativement à maintenir à flot un système agricole à bout de souffle – mais de façon très inégalement répartie, bien sûr.

Que voulez-vous signifier par la « ville stationnaire » ?

Plus que la ZAN, c’est plutôt l’objectif d’une zéro artificialisation brute (ZAB) que nous pourrions viser dès à présent. Les villes deviendraient ainsi « stationnaires » en cessant de s’étendre au détriment des terres agricoles alentour.

La stationnarité n’implique pas de « figer » la ville, bien au contraire. Au xixe siècle, l’économiste John Stuart Mill – qui connaît actuellement un certain regain de popularité – a contribué à théoriser la notion d’« état stationnaire » de l’économie. Pour lui, ce n’était pas un destin affreux et inéluctable, mais au contraire un état souhaitable, une fois que la société aurait atteint un certain niveau de richesses. Cette « stationnarité » n’empêcherait pas l’Humanité de continuer à progresser dans la culture, les arts, les sciences, etc., mais ces progrès ne seraient plus nécessairement adossés à une croissance démographique et économique.

Nous avons transposé cette logique dans le domaine de l’urbain, en développant l’idée que les villes n’ont pas, non plus, vocation à croître éternellement. Elles peuvent cesser de grandir, de s’étendre, tout en continuant à « vivre », évoluer, se transformer, s’épanouir, s’embellir, s’adapter au changement climatique, en se concentrant sur leur renouvellement, une densification douce et mesurée, leur « réparation » – tant certains territoires, notamment les entrées de ville, les zones commerciales ou les zones d’activités, certains quartiers, etc., sont ravagés, au moins du point de vue urbain et esthétique. Nous devrons apprendre à faire avec, prendre soin et transmettre notre héritage urbain.

C’est plutôt l’objectif d’une zéro artificialisation brute (ZAB) que nous pourrions viser dès à présent. Les villes deviendraient ainsi « stationnaires » en cessant de s’étendre au détriment des terres agricoles alentour.

La densification est régulièrement mise en avant ces dernières années. Avez-vous des bons ou mauvais exemples sur cette stratégie ?

Depuis le début des années 1990 et la diffusion des travaux des chercheurs Peter Newman et Jeffrey Kenworthy, liant densité des formes urbaines et émissions de CO2 par habitant, la densité est considérée comme une solution écologiquement efficace à la croissance des villes. Moins celles-ci sont denses, plus la dépendance automobile est forte, plus l’organisation de transports en commun économiquement pertinente est difficile, plus on artificialise. Dans un contexte de forte métropolisation (et même, pour Paris, de « mégapolisation »), s’est installée la logique que « plus la ville est dense, moins elle pollue ».

La densification permet de consommer moins d’espace, mais le bilan est mitigé pour les matériaux et l’énergie « incorporée » dans les bâtiments. À surface habitable égale, un appartement dans un petit immeuble mobilise autant, voire plus, de matériaux qu’une maison individuelle mitoyenne : on mutualise une partie des murs, des planchers ou des plafonds, du toit, mais il faut des structures encaissant la descente de charge des étages… et on perd 10 à 15 % de la surface utile dans les circulations et les parties communes. En augmentant le nombre de niveaux, la comparaison devient désavantageuse : fondations plus profondes, parkings en infrastructure, dispositifs techniques supplémentaires (ascenseurs, surpresseurs pour les réseaux, dispositifs anti-incendie, etc.). Une tour, même « éco-conçue » avec les meilleures intentions, est toujours une énorme dépense de matériaux par mètre carré. Passée une certaine hauteur (six à sept étages peut-être), un immeuble ne peut pas être « écologique ».

Il y a probablement une « valeur limite » aux formes urbaines élevées et toute densification n’est donc pas bonne à prendre. Densifier en maillant un territoire couvert de maisons individuelles ou de friches avec du « petit collectif » est plus écologique, à tous les points de vue, que de lotir de nouvelles zones pavillonnaires ; mais densifier en construisant des tours – souvent la seule façon de rentabiliser un coût du foncier stratosphérique en hypercentre métropolitain – est certainement beaucoup moins « vert ».

Et puis, la ville dense n’est peut-être pas si vertueuse pour les sols non plus : si les ménages de l’hypercentre sont moins « consommateurs de mètres carrés » pour leur habitat et leurs activités sociales immédiates, il faut des « espaces servants », techniques, logistiques (entrepôts), numériques (data centers), commerciaux, industriels ou culturels, déportés à l’extérieur et qui conquièrent les pourtours urbains. Dans les métropoles, hélas, on densifie et on étale à la fois. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas densifier jusqu’à un certain point. Mais les effets escomptés de la densification en matière d’optimisation de ressources naturelles, énergies, matériaux et sols méritent d’être relativisés et questionnés, d’autant plus que la densification fait souvent l’objet de contestations de la part des populations déjà en place.

Enfin, si les conditions en matière de services, de commerces et d’équipements, de transports en commun qu’offrent les grandes villes concentrées apparaissent comme un facteur de sobriété, d’efficacité en termes d’empreinte énergétique, elles développent aussi des comportements d’hyperconsommation, d’ultra-mobilité ; l’urbain (qui en a les moyens) est plus consommateur de « trip » de fin de semaine pour se « mettre au vert », se ressourcer, rejoindre sa proche résidence secondaire ou prendre des vacances lointaines.

Comment protéger les terres agricoles et forêt présentes, notamment à proximité des métropoles ?

Il y a un outil simple et puissant, qui est tout simplement l’outil réglementaire ! Refermer (suffisamment) les plans locaux d’urbanisme (PLU) sera l’objet de la séquence de révision qui s’enclenche, sur plusieurs années, avec le dispositif ZAN. Mais pour rendre acceptable démocratiquement une telle évolution, il sera nécessaire de revoir profondément notre approche de l’aménagement du territoire. Il s’agira de passer d’une politique volontariste de marketing territorial, d’attractivité économique et touristique, de course aux infrastructures, menée – dans un contexte d’incertitude d’une économie mondialisée et en mutation permanente – par les élus de tous bords, dans un légitime souci de création ou de maintien d’emplois, à une logique de démétropolisation, de coopération territoriale à l’échelle régionale, où les métropoles ne devront plus attirer et grandir, mais essaimer.

La puissance publique à toutes les échelles doit désormais favoriser, par son exemplarité, son pouvoir d’entraînement et toutes les mesures possibles (fiscales, etc.), une redistribution des populations, des emplois publics et privés, des services, de l’offre culturelle et médicale, en revitalisant les sous-préfectures, les bourgs, les villages et les campagnes, une échelle certainement plus résiliente, face aux incertitudes à venir.

Cette redistribution permettrait, d’une part, de mobiliser plus facilement le potentiel existant de logements vacants (3 millions, dont 1 million depuis plus de deux ans) ou sous-occupés (plus de 8 millions de résidences principales…), peut-être en complément d’une partie du parc de résidences secondaires (3,6 millions) dans les zones les plus tendues. Les pistes sociales, et non seulement techniques, doivent être explorées : comment favoriser les parcours résidentiels, l’adaptation des logements aux différentes étapes de la vie, la « recohabitation » (béguinage, cohabitation intergénérationnelle, habitat partagé, accueil d’étudiants, etc.), une autre façon de « produire » du logement, sans CO2, en renforçant le lien social !

Les villes peuvent cesser de grandir, de s’étendre, tout en continuant à « vivre », évoluer, se transformer, s’épanouir, s’embellir, s’adapter au changement climatique, en se concentrant sur leur renouvellement, une densification douce et mesurée.

La meilleure répartition des populations pourrait, d’autre part, s’articuler avec d’autres enjeux de la transition énergétique et environnementale : celui d’une nécessaire « démobilité », en diminuant les besoins de déplacements quotidiens, en rapprochant les zones d’emploi et d’activité des logements, en favorisant le maillage pour les mobilités actives ; celui de la mutation du système agricole vers des pratiques respectueuses du sol et du vivant, forcément un peu plus intensives en travail humain (la création, en une dizaine d’années, d’environ un million de nouvelles exploitations, serait un objectif ambitieux, mais réalisable) ; celui d’une reterritorialisation, à différentes échelles (pays, régions, etc.), de certaines productions industrielles essentielles.

Dans la description de votre livre, vous dites que « les vertus des futures smart cities restent mystérieuses ou ténues ». Que souhaitez-vous faire passer comme message sur ce thème ?

La notion de « smart city » a émergé il y a une douzaine d’années. Plutôt orientée au départ sur l’efficacité de la gestion administrative et technique grâce au numérique – dispositifs électroniques (caméras, capteurs), Internet des objets (IoT) connectés aux réseaux télécoms les plus récents (5G), traitement des données (intelligence artificielle [IA], big data) – le discours s’est progressivement emparé des enjeux environnementaux et sociaux, face à une population mondiale toujours plus urbanisée, entassée dans des villes toujours plus grandes et concentrées. Derrière l’effet de mode – qui est en train de passer, en Europe au moins, notamment depuis que Google a jeté l’éponge en 2020, tant son projet de ville intelligente dans le quartier de Quayside à Toronto avait fait surgir des inquiétudes sur l’exploitation des données personnelles –, les « cas d’usage » environnementaux de la smart city restent peu nombreux, peu convaincants, voire anecdotiques par rapport aux enjeux énergétiques des villes : détections des fuites d’eau sur le réseau (qui n’ont pas attendu la smart city), IA pour gérer les feux rouges et fluidifier un peu la circulation, capteurs de présence pour optimiser l’éclairage urbain, partage des parkings et recharge des véhicules électriques, etc., et peut-être quelques poubelles connectées, qui préviendront quand elles seront pleines et optimiseront les tournées de ramassage.

Face à ces « bénéfices » environnementaux, jamais (et pour cause) quantifiés, projetés dans un futur encore « à inventer », les « coûts » sont, eux, bien réels et plus immédiats : impact des dispositifs numériques et des réseaux à déployer, consommation énergétique des data centers, etc. Il y a aussi l’effet rebond (ou « paradoxe de Jevons ») qui souvent annihile toute efficacité technologique : une offre plus efficace en énergie et en ressources fait baisser les prix et provoque un accroissement de la demande. Ainsi, la voiture autonome (si elle advient, ce qui devient de moins en moins certain, vus les constructeurs automobiles qui jettent l’éponge les uns après les autres) sera-t-elle un outil au service du partage et du covoiturage du quotidien, ou un « bureau mobile » permettant à ceux qui en ont les moyens d’habiter plus loin de leur emploi et de télétravailler confortablement à l’intérieur de leur véhicule ?

D’autres enjeux s’invitent, comme celui de la résilience, de la fragilité technique potentielle de systèmes très optimisés, mais dépendants d’approvisionnements spécialisés et mondiaux, de données stockées de façon non maîtrisée et éloignée, d’algorithmes de fonctionnement développés dans la plus totale opacité, etc. Il est donc fort probable qu’on ne résolve pas « l’équation » climatique grâce aux smart cities. Même ultra-technologisées, les métropoles ne seront malheureusement ni « neutres en carbone », ni « vertes ».

Quel lien faites-vous entre attractivité et étalement urbain ?

Nos métropoles se rêvent « villes-monde » à la pointe de la modernité, attirantes pour la « classe créative », les étudiants internationaux, mais aussi pour les touristes, dans la grande compétition européenne, voire mondiale. Mais l’attractivité territoriale a aussi sa face sombre, les effets contre-productifs d’une croissance trop rapide : saturation des équipements et des infrastructures de transport, relégation des populations les plus modestes à la périphérie avec l’augmentation du prix du foncier (et dépendance accrue au coût des carburants), perte d’identité progressive avec une « standardisation » des constructions neuves et des offres adaptées aux visiteurs touristiques, etc.

À ces effets s’est ajoutée la prise de conscience liée à la crise sanitaire de 2020 : la vulnérabilité d’une concentration humaine trop grande face aux crises potentielles (choc énergétique, tensions sur les ressources, changement climatique, crises politique, sanitaire, etc.) dues, entre autres, à la complexité des chaînes de production et d’approvisionnement ; les besoins de nature se sont également révélés avec plus d’acuité…

Quel est le potentiel de la France pour « embellir » ses territoires ?

Les abords et les entrées de ville se sont uniformisés avec les « boîtes à chaussure » des activités industrielles et surtout commerciales ; les centres-villes avec les mêmes enseignes, les mêmes aménagements parfois, destinés à offrir des « expériences urbaines » standardisées, sous la douce pression des services de marketing territorial sans cesse à l’affût du benchmark de ce qui se fait ailleurs. L’optimisation des procédés constructifs, nécessaires pour « tenir les coûts », a quant à elle contribué à une standardisation des constructions neuves, en milieu dense comme dans le résidentiel diffus : mêmes morphologies bâties, mêmes typologies de logements, mêmes quartiers résidentiels neufs, etc.

Les villes « idéales » sont déjà là, ce sont celles que nous avons, qu’il faut entretenir, réinvestir, adapter aux enjeux futurs, en mobilisant l’existant.

Devoir construire moins peut paraître choquant alors qu’il y a encore tellement de situations de mal-logement, de zones tendues et de demandes insatisfaites. Pourtant, toutes les trajectoires – celles de l’officielle Stratégie nationale bas carbone (SNBC), d’institutions comme le réseau de transport d’électricité (RTE) ou l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), d’associations comme Négawatt ou Le Shift Project – qui nous amènent à la neutralité en 2050 misent sur une décroissance de la construction : la croissance démographique devrait en effet être très modérée, la décohabitation des ménages finira par atteindre ses limites, le parc de résidences secondaires et de logements vacants pourrait être partiellement mobilisé, etc.

Construire moins (de neuf) permettra de mobiliser les moyens humains et financiers sur la rénovation thermique. Nous sommes en effet très loin, pour le moment, du rythme de croisière à atteindre : pour « tenir » la trajectoire de neutralité carbone, il faudrait rénover 800 000 à 1,2 million de logements par an, et 3 % du parc tertiaire, pendant trente ans, soit une multiplication par 20 à 25 de la quantité annuelle est nécessaire ! Et, tant qu’à faire, effectuer cette rénovation avec qualité architecturale, constructive et esthétique.

Les villes « idéales » sont déjà là, ce sont celles que nous avons, qu’il faut entretenir, réinvestir, adapter aux enjeux futurs, en mobilisant l’existant, le patrimoine immense que « nous » possédons, en logement, en bureaux, en équipements, en zones activités économiques, en en exploitant toutes les potentialités et capacités actuelles. Des métiers à réinventer pour tous les acteurs, sans aucun doute.

  1. Bihouix P., Jeantet S. et de Selva C., La ville stationnaire. Comment mettre fin à l’étalement urbain, 2022, Actes sud, Domaine du possible.
  2. « Accélérer la transformation écologique et la résilience des territoires », Horizons publics automne 2022, hors-série, en partenariat avec France Ville Durable.
  3. Bihioux P., L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, 2014, Seuil, Anthropocène.
  4. Bihioux P., Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, 2019, Seuil, Anthropocène.
  5. Le clinker est un constituant du ciment.
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