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Emmanuel Bonnet : « Chastreix-Sancy ne s’impose pas de direction, et c’est ce qui ouvre des possibles. »

Emmanuel Bonnet
Le 12 mars 2025

Emmanuel Bonnet est enseignant-chercheur à Clermont School of Business, membre des laboratoires Clermont Recherche Management (CleRMa) et d’Origens Media Lab. Dans le cadre du master Stratégie et design pour l’anthropocène avec ses étudiants, il se rend depuis quatre ans sur le territoire de la station de ski Chastreix-Sancy. Objectif : accompagner les réflexions d’un territoire sentinelle du changement climatique.

Comment êtes-vous arrivé à travailler avec le territoire de Chastreix-Sancy ?

J’ai découvert ce territoire en partie par hasard. Je recherchais des milieux troublés permettant d’expérimenter des dispositifs pédagogiques, situés à proximité de Clermont-Ferrand et illustrant les transformations sensibles de l’anthropocène. L’idée était de mener une enquête immersive et exploratoire avec les étudiants. Le point d’entrée a été la réserve naturelle de Chastreix-Sancy, il y a quatre ans.

Ce qui est intéressant, c’est que la réserve ne se limite pas à la gestion d’un patrimoine naturel. C’est aussi un espace d’observation sensible avec plusieurs prismes, comme le milieu agricole ou le tourisme hivernal. Elle constitue une « mosaïque des milieux » pour comprendre les interactions et frictions entre les différents acteurs d’un territoire et leurs mondes. La réserve adopte une approche singulière des attachements au territoire.

Que recherchait la réserve naturelle en travaillant avec vous ?

La réserve a aussi pour mission d’informer et de sensibiliser, ce qui inclut une dimension d’apprentissage. Il y avait donc une certaine cohérence à travailler avec elle. Je ne suis pas venu seul dans cette démarche de recherche. Des collègues chercheurs et des étudiants m’accompagnent. Habituée à la prospective, elle interagit avec des publics hétérogènes, bien au-delà des acteurs du tourisme… Son ambition est de jouer un rôle de « dispositif sentinelle », alertant les différents publics sur les phénomènes observés et encourageant une réflexion collective sur les enjeux économiques, environnementaux et sociaux. Un aspect important de ce dispositif consiste à ne plus seulement mettre l’accent sur les opportunités, mais aussi sur les vulnérabilités, voire les absences d’opportunités futures.

Contrairement à d'autres stations qui cherchent à se défendre face aux effets du changement climatique, Chastreix-Sancy a intégré l'irréversibilité du trouble : la neige disparaît et cela va continuer.

Pourquoi votre travail a-t-il dépassé les questions écologiques ?

Une partie de ce travail a pris la forme d’un projet de recherche qui intègre pour partie des méthodes issues de l’écologie scientifique (projet Agence nationale de la recherche [ANR] sur les « Sentinelles territoriales : vers une méthode de caractérisation et d’animation territoriale pour se saisir des enjeux de l’anthropocène »). Toutefois, d’autres dimensions sont à prendre en compte, comme l’évolution des stations de ski. L’enquête ne se réduit pas à une étude scientifique et technique ; elle est plus large, et, surtout, elle est portée et incarnée par les publics concernés. Nous avons exploré les perceptions du trouble des différents acteurs affectés par les manifestations de l’anthropocène. Un agriculteur et un gestionnaire de station de ski ne percevront pas de la même manière la disponibilité ou l’indisponibilité de l’eau.

Comment avez-vous cheminé avec les acteurs du territoire ?

Nous avons adopté une approche exploratoire. Plutôt que de partir d’un problème formulé à résoudre, nous avons procédé à une observation plus ouverte. Une des premières questions posées était : « Habitabilité ou attractivité ? » et les relations entre ces deux dimensions. Rien n’est encore tranché aujourd’hui, mais cette réflexion a permis de mieux cerner différents enjeux.

Le territoire compte trois stations de ski, chacune ayant une vision propre de l’attractivité et de l’habitabilité. Chastreix-Sancy s’est distinguée dans cette réflexion. Contrairement à d’autres stations qui cherchent à se défendre face aux effets du changement climatique, elle a intégré l’irréversibilité du trouble : la neige disparaît et cela va continuer. Plutôt que de lutter contre ce phénomène ou de se développer via une diversification intensive, elle cherche à se réinventer, à exister autrement. Chastreix ne cherche pas simplement des solutions préconçues. Elle tente d’imaginer de nouvelles manières de se transformer, en explorant ses archives et sa mémoire pour identifier de nouvelles possibilités de vie. Son objectif n’est pas d’encourager une croissance démographique ou d’intensifier les infrastructures, mais de repenser son avenir autrement.

Elle aurait conscience du fait d’être aux avant-postes du changement climatique ?

Nous avons travaillé sur la notion de sentinelles avec Diego Landivar : une station de ski peut-elle être considérée comme une sentinelle des changements climatiques ? Il existe des dispositifs sentinelles, comme les réserves naturelles, mais une organisation comme une station de ski peut-elle jouer ce rôle ? D’après nous, ce qui distingue une organisation sentinelle, en plus du fait d’incorporer le trouble irréversible, est sa capacité de renoncer à tout ou partie de ses héritages. Le renoncement n’est plus abordé sous un angle négatif, mais comme une transformation en cours portée par une communauté concernée.

Comment votre communauté chemine-t-elle ?

Lorsque je suis arrivé il y a quatre ans, un élu m’a confié : « La station a divisé les gens. » Personne n’est d’accord sur la vision du futur. Comment gérer un territoire en proie à des conflits ? Ici, aucune autorité ne s’était placée en surplomb pour piloter un projet collectif permettant de cheminer ensemble. Contrairement à d’autres collectivités, Chastreix n’avait pas de structure formelle pour amorcer ce travail.

Cependant, une confiance existait dans l’idée de créer une communauté d’enquête pour aborder ces conflits différemment. Notre venue « pédagogique » a permis d’initier ce processus. Nous avons travaillé avec des partenaires sur des podcasts et un documentaire, favorisant un travail de médiation sensible et une mise en commun des observations d’enquête. Nous n’avions pas anticipé à quel point ce que nous faisions était fragile. Mais nous avons rendu possible un mouvement, un mouvement collectif.

Quelles sont les parties prenantes que l’on retrouve dans cette communauté ?

La communauté impliquait la réserve naturelle, un ensemble d’élus, de différents socio-professionnels (pas uniquement du secteur du ski), des habitants concernés par l’avenir de leur territoire, ainsi que des agriculteurs. Un collectif hétérogène et engagé dans une réflexion commune.

Quelles ont été les étapes ?

Une étape importante a été le constat d’une attente forte à notre égard. Nous sommes arrivés avec l’intention de travailler, de mettre en commun les différences. Progressivement, les acteurs locaux ont développé leur propre dynamique (qui ne dépendait pas de nous). Un projet associant le conseil départemental et La Fabrique des transitions a permis de poursuivre la réflexion. Notre enquête a eu un rôle d’embrayage de ce travail.

Il existe une forme d’urgence dans les arbitrages. L’autonomisation des acteurs est une étape essentielle. Ce qui est frappant, c’est qu’un simple groupe WhatsApp de socio-professionnels a suffi à maintenir le travail collectif. Il n’y avait pas de méthodologie particulière, c’était un processus expérimental, fragile, faiblement instrumenté, et qui maintenait pourtant le plus vital pour l’enquête.

Nous avons travaillé sur la notion de sentinelles avec Diego Landivar : une station de ski peut-elle être considérée comme une sentinelle des changements climatiques ?

Vous avez des preuves de cette fragilité ?

Tout peut être remis en question à tout moment. Un exemple récent illustre cette fragilité : un droit de passage pour le ski de fond, les chiens de traîneau et les randonneurs. J’ai reçu un appel des acteurs sur place : une parcelle a été mise en vente. Elle a été achetée par un éleveur de Lozère qui a décidé de la clôturer pour ses vaches. Or, cette clôture bloquerait les activités hivernales (ski de fond) et estivales (randonnée). Derrière, il y a eu de très gros débats et un fort regain des tensions. Cela illustre bien que la fragilité des équilibres ne disparaisse jamais, et que de nouvelles oppositions peuvent émerger à tout moment. L’absence de garanties peut affecter la capacité de la communauté à continuer à travailler ensemble. Heureusement cela n’a pas été le cas.

Qu’est-ce qui a permis de mettre en place cette dynamique à Chastreix ?

Chastreix a toujours fonctionné ainsi : refuser les modèles préconçus et inventer une voie propre à son histoire. C’est ce qui alimente sa réputation de « rebelle ». Pas au sens d’une opposition systématique, mais dans la manière de revendiquer une singularité. Ce qui me plaît, c’est cette hésitation, ce flottement. Il n’y a pas de direction imposée et c’est ce qui ouvre des possibles.

La fermeture de la station est une possibilité ?

Cette possibilité n’a jamais été exclue. Mais les acteurs ne s’y sont pas précipités. Il y a une évolution progressive, une approche mixte. Ils ne dépendent ni entièrement de la neige de culture, ni exclusivement d’une diversification « quatre saisons ». Ce modèle ne peut pas simplement être écrit dans une plaquette marketing territoriale. Il s’agit avant tout de réfléchir et expérimenter.

Comment les changements sont-ils visibles ?

Lors de chaque atelier, nous observons et notons les évolutions au fil du temps. La situation actuelle est très différente de celle d’il y a quatre ans. Aucune décision n’a été actée sous la forme d’un nouveau logo ou d’un plan stratégique, mais nous avons fait émerger des réalités essentielles. Ce qui s’impose, c’est que l’attractivité n’est pas l’objectif principal. Ce que les habitants recherchent avant tout, c’est la douceur : un rapport au temps qui permet d’appréhender le présent et le futur sans la pression de l’urgence. Cette posture est à la fois philosophique et très concrète. Lorsque l’on rencontre les touristes, on voit qu’ils entretiennent une relation différente avec la station, bien au-delà d’une simple consommation du territoire. C’est une approche post-touristique qui se dessine. Chastreix ne se définit plus seulement par le tourisme. D’autres activités émergent et offrent des signaux faibles sur l’habitabilité du territoire. Autrefois, ils étaient isolés. Les deux autres stations de la région avaient chacune suivi un chemin très différent mais avec une stratégie visible. Aujourd’hui, des interactions naissent avec d’autres acteurs, qui reconnaissent la valeur de cette approche singulière.

Faut-il commencer doucement pour embarquer tout le monde ?

On entend souvent qu’il faut « embarquer tout le monde ». Dans les récits de la transition écologique, c’est une formule courante, presque corporate. Mais que signifie-t-elle réellement et qui sont les personnes concernées ? J’ai réalisé une cartographie pour structurer cette communauté d’enquête. Après quatre ans sur le terrain, il est clair que tous ne sont pas concernés de la même manière. Si la station ferme, ce n’est pas moi qui serais affecté, mais ceux qui doivent y vivre. L’impact est différent selon les acteurs. J’ai donc réalisé une cartographie mais en plaçant le « trouble » au centre. On positionne ensuite les différentes communautés autour. Chacun est concerné à des degrés différents. L’anthropocène nous rappelle que nous ne vivons pas tous ces changements de la même manière.

Construire un récit mobilisateur ?

Les institutions cherchent à construire des récits mobilisateurs. Mais la communauté s’interroge-t-elle en ces termes ? Lorsqu’on est confronté à un manque d’eau ou de foncier, on agit immédiatement. Ce n’est pas un récit qui résout le problème, mais une action concrète. Le récit a une valeur, mais pour qui ? Qui veut-on mobiliser ? En partant du trouble, on peut ensuite mieux raconter ce qui se passe. Notre approche n’est pas celle d’un tribunal. Il ne s’agit pas d’opposer les acteurs attachés à leur station de ski à des « visionnaires » qui voudraient la fermer. Réduire la situation à une lutte acharnée est une erreur. Nous ne pouvons pas nous contenter d’encercler la citadelle. Pour ne laisser personne de côté, il faut s’appuyer sur une communauté élargie et sur une enquête ouverte aux différentes sensibilités du territoire pour opérer des redirections.

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