Revue
Grand entretienBrieuc du Roscoat : «L’IA ne doit pas être vue comme un élément de productivité, mais de bien-être au travail»

Président de l’Institut pour la transformation et l’innovation (ITI), Brieuc du Roscoat mène un projet de recherche sur l’intelligence artificielle générative (IAG), ses effets sur le management et la prise de décisions. Il attire notamment l’attention sur le fait que « l’IAG peut devenir rapidement un nouveau sujet de fracture considérable en France si une petite élite se l’approprie et l’impose d’en haut, comme cela s’est fait pour la dématérialisation des démarches administratives ». Selon lui, il est indispensable de former les cadres et les agents à l’utilisation de l’IAG.
Brieuc du Roscoat, un parcours sous le signe
de l’innovation et de l’entrepreneuriat
Brieuc du Roscoat préside l’ITI, un réseau de recherche-action dédié à l’analyse, l’évaluation, et au développement des compétences nécessaires à l’innovation et à la transformation des organisations publiques. Il est également inventeur et cofondateur d’une startup dans le domaine des deep tech. Au sein de cet institut, il privilégie une approche centrée sur l’humain, en développant les compétences en innovation et transformation des agents publics pour accompagner les mutations organisationnelles et technologiques dans un contexte de gestion de l’incertitude. Chercheur en sciences cognitives, il a dirigé des études stratégiques, dont le rapport de France Stratégie, Les soft skills pour innover et transformer les organisations1. Il collabore actuellement avec la chaire Transformation des organisations et du travail de Sciences Po Paris et la chaire Gestion de l’innovation du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) sur les implications de l’IAG sur le travail et l’organisation. Enseignant à l’École polytechnique, intervenant à CentraleSupelec et à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), il a initié la formation « Semaine de la transformation publique » à l’institut régional d’administration (IRA) de Lille.
L’IAG fait parler d’elle depuis deux ans environ, mais l’IA est bien plus ancienne. Cette histoire n’est-elle pas déjà ancrée dans notre quotidien et notre culture ?
Brieuc du Roscoat – On l’oublie souvent mais l’IA est pourtant une vieille connaissance : le grand public a découvert, en 1968, HAL 9000, véritable « personnage » dans le fameux film de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace. HAL, acronyme pour « ordinateur algorithmique programmé heuristiquement », est un supercalculateur doté d’IA, capable de participer avec fluidité à une conversation, apte à prendre de manière autonome des décisions et même apte à diriger seul le vaisseau spatial. Depuis le film, la notoriété de HAL s’est largement propagée dans des romans, des BD, des mangas, au cinéma, à la télévision, dans des web-séries, en informatique, et même en astronomie et en astronautique. Une culture populaire s’est donc créée autour de HAL et de l’IA. Un dialogue fluide entre un homme et une machine, on connaît, grâce au sérieux et à la précision qui ont entouré le film !
Souvenons-nous également de Deep Blue contre Kasparov dans les années 1990 qui, au passage, n’a pas signifié la disparition des échecs. Bien au contraire, les joueurs utilisent des logiciels de jeux d’échecs pour s’entraîner quotidiennement et améliorer leurs pratiques.
Pour ma part, je peux vous dire que l’on parlait d’IA dans les cours en sciences cognitives auxquels j’assistais durant mes études, voilà une vingtaine d’années ! Sortant de la recherche et de domaines spécifiques, l’utilisation de l’IA n’a ensuite eu de cesse d’envahir notre quotidien pour traduire des textes, nous déplacer, choisir des loisirs, aider les étudiants à faire leurs devoirs, ou bien un directeur général des services (DGS) à rendre en à peine plus d’une heure un document impeccable qui lui avait été demandé par un élu et qui, sans l’aide de l’IAG, aurait demandé plusieurs heures de travail !
On ne peut donc tout simplement pas dire « non » à l’IA.
Alors qu’est-ce qui a changé depuis HAL et Deep Blue ?
B. D. R. – Au moins deux choses. D’une part, le monde dans lequel nous vivons qui est un océan d’incertitudes : dérèglement climatique, guerres impliquant des puissances nucléaires, crises politiques et sociales dans un certain nombre de pays de premier plan tels que la France et l’Allemagne, les piliers de l’Union européenne, mais aussi les États-Unis, et ce, après une crise financière planétaire en 2008-2009 et surtout la pandémie de covid-19, qui a révélé nos fragilités et la complexité de nos interdépendances. Cela fait beaucoup à « absorber » en peu de temps.
D’autre part, la technologie qui n’a pas connu de pause et nous a amenés à l’IAG, un outil qui peut désormais être mis dans les mains du plus grand nombre : on pose une question, on obtient une réponse. Le taux d’utilisation en un mois d’un outil comme ChatGPT équivaut à celui qu’Internet a mis à atteindre en dix ans ! Ça laisse songeur, d’autant plus que l’IAG célèbre ses deux années d’interaction avec le grand public, car elle existe depuis bien longtemps mais elle bénéficie d’infrastructures aujourd’hui maîtrisées. En outre, ChatGPT a, d’ores et déjà, de nombreux concurrents. Tout cela fait que l’IAG génère un timing hyperpressant et accélère la notion d’incertitude alors que le monde y est déjà suffisamment confronté. À propos de vitesse, il me revient en mémoire la pensée du futurologue américain Alvin Toffler pour qui le temps, la vitesse, l’espace et le savoir sont des éléments essentiels pour comprendre ce qui nous arrive2 et qui diffèrent profondément des systèmes précédents.
Notre époque marquée par ce phénomène d’incertitude globale serait donc peu propice à l’introduction dans la société de l’IAG qui l’amplifie et qui est porteuse de bouleversements profonds, notamment dans l’organisation du travail en remettant en cause les positions acquises…
B. D. R. – Nous sommes à un moment particulièrement complexe3 de notre histoire, car nous avons peu de ressources alors que les défis sont immenses. L’IAG peut devenir rapidement un nouveau sujet de fracture considérable en France si une petite élite se l’approprie et l’impose d’en haut, comme cela s’est fait pour la dématérialisation des démarches administratives. Si chacun, c’est-à-dire ceux qui possèdent les capacités et le temps de maîtriser l’outil, se crée sa petite IA à titre personnel, alors ce sera un creuset considérable d’inégalités qui va se former. À plus grande échelle, la révolution cognitive qui commence où les algorithmes remplacent les cerveaux ne pourrait-elle pas conduire demain, si nous n’y prenons pas garde, à reproduire un schéma de type désindustrialisation, comme nous l’avons connu à partir des années 1970 ?
Mais l’IAG peut être aussi vue comme un élément de bien-être au travail et pas uniquement comme un facteur de productivité. Prenons les agents d’accueil dans les services publics : beaucoup sont aujourd’hui frustré·e·s, car ils/elles estiment ne plus avoir les moyens de remplir leurs missions en raison des coupes budgétaires successives, ce qui engendre une grande démotivation. Or, quand on connaît les difficultés à réaliser certaines démarches administratives, telles que l’obtention de la carte grise, ou à joindre certains opérateurs publics nationaux, tels que la Caisse nationale de l’assurance retraite (CNAV), pourquoi les agents ne s’appuieraient-ils pas sur l’IAG pour accomplir leurs missions et rendre les services que les citoyens sont en droit d’attendre ?
Il existe aujourd’hui en France une dizaine de millions de personnes « éloignées » du numérique et en difficulté pour accomplir des démarches administratives numérisées à marche forcée. Il revient pourtant à l’État de protéger les personnes les plus fragiles. Attention donc à ne pas redéconnecter les citoyens du numérique avec l’arrivée de l’IAG qui doit au contraire être au service des usagers.
Ce que vous suggérez ne va-t-il pas heurter le modèle d’organisation de la fonction publique ?
B. D. R. – Oui, et c’est justement l’un des grands intérêts de l’IAG : il s’agit d’un élément majeur, d’un prétexte, pour faire évoluer les mentalités et bouger les organisations ! Car l’ouvrage L’acteur et le système4 n’a malheureusement pas pris une ride, tout comme les travaux de Bourdieu sur le racisme de l’intelligence entre ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent.
Que constate-t-on aujourd’hui ? Même si l’on commence à observer quelques changements, le modèle d’organisation du travail dans la fonction publique n’a guère évolué depuis les années 1950, à savoir très hiérarchique avec des contrôles fastidieux du travail, auxquels s’est ajouté le reporting avec le new public management, peu d’autonomie laissée aux agents, alors qu’il s’agit d’un indicateur de bien-être manifeste, à tel point que même des cadres dirigeants s’en plaignent : leurs secrétaires ont parfois plus de liberté ! Par ailleurs, le management intermédiaire, trop souvent oublié, déplore régulièrement le peu de soutien de l’organisation et notamment du N+1. En revanche, le soutien des collègues est très présent. Pourtant, l’empathie cognitive est importante en ce qu’elle permet, par exemple, de détecter plus facilement les signaux faibles de dysfonctionnement dans les organisations.
Au total, la perception en interne du travail, de l’organisation, est donc assez, voire très négative. C’est d’autant plus dommageable que, même s’ils sont déjà « formatés », les managers publics auprès desquels j’enseigne ne sont pas des dilettantes, comme on a trop tendance à le penser, et font preuve d’une véritable sensibilité par rapport au service public, d’empathie, de dévouement, avec l’objectif de l’intérêt général ; ce qui est fondamental et devrait être préservé.
Ajoutons à ce tableau le système des concours et un droit à l’erreur inexistant ou réduit à la portion congrue et vous avez des conséquences inéluctables sur les performances. Imaginez la généralisation de l’IAG dans un tel contexte et alors que les trois fonctions publiques ont déjà beaucoup de mal à recruter de nouveaux talents. Il y a donc un très important travail de formation à accomplir, tant vis-à-vis des managers que des agents. En effet, une des tâches essentielles du manager est de créer des environnements propices au développement et au bien-être de ses agents ; encore faut-il qu’il soit formé pour cela. Selon moi, l’IA ne doit pas être vue comme un élément de productivité, mais de bien-être au travail à condition de mieux comprendre l’Autre, à savoir les agents mais aussi les usagers qui doivent être réellement remis au centre des objectifs. En matière d’innovation publique, le design de services, par exemple, permet une approche davantage psychologique.
Comment cette difficulté de compréhension entre managers et agents de terrain se manifeste-t-elle et pourrait-elle impacter le déploiement de l’IAG ?
B. D. R. – Au sein d’un grand opérateur public, il avait été décidé que des agents qui occupaient des postes monotâches jugés ennuyeux par la hiérarchie allaient être « transformés » : il leur serait confié plusieurs tâches afin d’enrichir leur travail. De prime abord, on a l’impression que c’est une bonne décision. Sauf que les perspectives ne sont pas les mêmes vues du management et vues des agents. Ce qui semblait ennuyeux pour les premiers, qui, en réalité, ne voient pas ce qui se passe sur le terrain, ne l’était pas pour les seconds, qui avaient développé convivialité et savoir-faire dans leur travail en relation avec les usagers et qui, avec des tâches plus nombreuses à accomplir, ont subi une surcharge mentale ! Même à petite échelle, une transformation nécessite la mise en place d’un environnement de soutien, tel qu’un consultant interne ou un numéro de téléphone en cas de problème, de question, etc.
En fait, nous sommes tous plus ou moins réfractaires au changement pour une raison physiologique « simple » : notre cerveau fonctionne en mode économie d’énergie, son objectif est d’en consommer le moins possible. Or, une transformation va demander un surplus d’énergie, un nouveau chemin cognitif à prendre, ce qui, par essence, sera compliqué pour notre cerveau ! Il ne sert donc à rien de stigmatiser les agents soi-disant réfractaires au changement, cela s’avérera finalement contre-productif. Mieux vaut se demander comment les aider…
Dans cette optique, l’élaboration de la transformation et du dispositif de soutien doit faire l’objet d’une réflexion en amont à l’intérieur de la structure concernée où, dans cette phase, il convient notamment de prêter attention au côté cognitif des agents, à savoir la manière dont ils perçoivent leur travail ainsi que les concepts et croyances qui sont les leurs.
Faute de quoi… ?
B. D. R. – Faute de quoi, une petite transformation et, a fortiori, une grande pourront générer des effets catastrophiques en dégradant totalement le bien-être au travail qui préexistait. On comprend dès lors pourquoi cette façon de manier la transformation pourrait s’avérer particulièrement délétère dans le cas de l’introduction de l’IAG dans les organisations, outil qui a des implications autrement plus profondes, par exemple en rebattant les cartes des savoirs, des positions acquises et susceptibles d’apporter davantage d’autonomie.
Là encore, on ne peut que déplorer que les travaux de Kurt Lewin5 en psychosociologie, sa théorie du changement, la dynamique de groupe, etc. – pourtant initiés dans les années 1940 ! –, ne soient pas davantage pris en compte dans les chantiers de transformation. L’aspect cognitif y est justement très présent. La compréhension des mécanismes des individus et du groupe et l’influence de l’environnement sur ceux-ci, autrement dit une approche plus psychologique6 que fonctionnelle, sont à mon avis essentielles pour que le déploiement de l’IAG dans les organisations soit bénéfique, tant pour les agents que pour les usagers ; la finalité étant, ne l’oublions pas, l’amélioration de la qualité du service public mais aussi le bien-être des agents et, par ce biais, la capacité de la fonction publique à améliorer son attractivité et sa performance durable.
L’IA ne doit pas être vue comme un élément de productivité, mais de bien-être au travail à condition de mieux comprendre l’Autre, à savoir les agents mais aussi les usagers qui doivent être réellement remis au centre des objectifs.
Outre ces obstacles d’ordre conceptuel, d’autres obstacles viennent-ils compliquer les relations entre managers et agents ?
B. D. R. – Oui, je pense par exemple à un obstacle d’ordre structurel à la fonction publique qui est l’instabilité constante des managers qui sont nommés à leur poste pour une durée assez courte, quelques années tout au plus, et qui bien souvent arrivent sur le terrain sans expérience de celui-ci. En outre, dans le service public, le manager n’a pas le choix quant à la constitution de ses équipes : il doit faire avec les ressources qu’il trouve à son arrivée. Tout dépend alors de l’état d’esprit du manager : soit il prend son mal en patience en attendant sa mutation et laisse son environnement de travail en l’état, soit il décide d’agir sur cet environnement tout en sachant qu’il lui est imposé, ce qui rend les marges de manœuvre étroites, difficultés que pointent d’ailleurs nombre de managers. Cette instabilité structurelle du management va poser des problèmes pour le développement des projets d’IAG qui demandent du temps, de la réflexion et de l’organisation, autrement dit de la stabilité.
Revenons à la formation des agents à l’IAG que vous avez mentionnée plus haut. En quoi cela remettrait-il en cause certains éléments du fonctionnement actuel de la fonction publique ?
B. D. R. – Il est indispensable de former les cadres et les agents à l’utilisation de l’IAG, car pour obtenir une bonne réponse, il faut poser une bonne question ! Or, le modèle de l’organisation du travail dans la fonction publique ne fonctionne pas ainsi : on forme des cadres pour qu’ils exécutent la commande, pas qu’ils la questionnent ! On ne remet quasiment jamais en question la question, ce qui réduit les opportunités d’ouvrir de nouvelles perspectives. À titre d’exemple, les questionnaires à choix multiples (QCM) dans les concours ont été retirés depuis cette année seulement. La tolérance par rapport à l’ambiguïté, à l’analyse, à la possibilité de diverger, de converger, bref tout ce qui fait la flexibilité mentale va devoir avoir droit de cité dans un nouveau modèle d’organisation du travail qui inclura l’IAG en tant qu’instrument d’interaction, élément qui, d’une manière générale, nous définit dans nos tâches et nos actions. L’IAG va amener l’organisation à redéfinir l’interaction et à évoluer vers davantage d’autonomie pour les agents – avec un droit à l’erreur – afin de leur redonner confiance. C’est une nouvelle façon de penser, de faire et de valoriser les compétences qui attendent la fonction publique.
Par ailleurs, l’IA ne saurait fonctionner toute seule en raison de l’effet « boîte noire » relatif à la façon dont sont créés les algorithmes, tout particulièrement lorsqu’ils portent sur des données non structurées. L’IA ne pouvant fonctionner seule, les agents doivent donc être formés à son utilisation et à sa supervision.
Les collectivités territoriales, vu leur proximité avec les usagers, sont les premières concernées par l’amélioration de la qualité des services publics. Comment les voyez-vous par rapport au déploiement de l’IAG ?
B. D. R. – Les collectivités locales ne sont pas du tout en dehors du coup. Même si la pleine conscience des enjeux de l’IAG parmi les élus et les DGS n’est pas homogène, on observe tout de même une compréhension des impacts que cet outil va avoir sur leurs organisations, et, surtout, son objet social et sociétal. Il faut dire que les collectivités locales affichent des atouts considérables, dont certains font défaut aux structures privées. Elles ont la maîtrise des usages des services publics sur leurs territoires, la mainmise sur une grande quantité de données et la confiance de la population. ChatGPT, par exemple, ne peut pas en dire autant, loin de là, sur le volet confiance, pas plus que Google et Microsoft ! De plus, comme l’ont souligné certains de vos intervenants7, il n’est pas question pour les collectivités locales de dépendre des GAFAM. Ce sera moins facile pour les entreprises privées déjà très liées à ces derniers…
Fortes de ce triptyque vertueux, il revient donc à présent aux collectivités de mener des réflexions en amont sur ces sujets majeurs. Par exemple, la collecte et la gestion/sécurité des données, les usages à développer pour répondre aux besoins des habitants en utilisant des petites IA délocalisées, frugales en énergie, dont les besoins en calcul n’impliquent pas de rouvrir des centrales nucléaires, telle que celle de Three Mile Island par Microsoft et Oracle.
Cette réflexion sur les usages et l’outil IAG doit être menée en concertation avec les habitants, car, comme je l’ai déjà souligné, il faut remettre au centre les préoccupations les citoyens/usagers, qu’il convient non seulement d’écouter mais également d’associer aux décisions.
J’observe que c’est cette voie qui a été choisie à Nantes, Rennes ou encore Montpellier, concernant le numérique en général et l’IA en particulier. Dans la métropole occitane, une convention citoyenne sur l’IA a été lancée en novembre 2023, impliquant quarante citoyens représentatifs tirés au sort afin de comprendre et coconstruire les nouvelles perspectives qu’induit l’IA. Sur le site de la métropole, le titre de cette initiative illustre bien cette volonté : « Quelle IA au service des habitants et du territoire ? » Reste ensuite à tester des cas d’usage dans des lieux d’expérimentation en cocréation avec les citoyens. La société d’expérimentation que Pierre Rosanvallon appelait de ses vœux dans les années 1970, en pleine utopie autogestionnaire, pourrait-elle s’épanouir au niveau local ?
Repenser les organisations, former des milliers d’agents, mener des expérimentations est un vaste programme qui demande de l’ambition et des moyens. Les avons-nous ?
B. D. R. – Soyons clairs : l’innovation et la transformation publiques liées à l’IA font l’objet de réflexions, de quelques projets, mais cela ne concerne encore, à l’heure actuelle, qu’un nombre assez restreint de personnes. Une organisation plus efficiente va demander un vaste travail aux cadres et aux agents pour la repenser ensemble, et aujourd’hui nous n’en sommes pas encore là. Quant aux moyens, la formation de milliers d’agents en exigera, et les expérimentations ont un coût et demandent des compétences qui, comme le souligne, dans vos colonnes8, Stéphane Rochon, le DGS de ville de Biarritz, ne mettent pas d’emblée l’IA à la portée de toutes les collectivités territoriales.
Certes, les temps ne sont pas aux dépenses supplémentaires, mais, on l’aura compris, l’IA n’est pas une question technique : ce qui est en jeu, c’est de savoir quelle société nous voulons. Alors, soit on avance et on investit, soit on accepte de ne plus être maître de notre destin. N’oublions pas que, comme pour les normes comptables pour les entreprises, les modèles de langage IA sont eux aussi issus du monde anglo-saxon, ce qui n’est pas neutre : derrière, il y a une façon de penser qui n’est pas précisément celle du modèle culturel français… Pour conclure, de nouveau avec 2001, l’Odyssée de l’espace, Kubrick a utilisé la musique de Richard Strauss, Ainsi parlait Zarathoustra, une œuvre symbolisant le jour qui se lève, mais aussi l’éveil à la sagesse dans l’ouvrage éponyme de Nietzsche, et, dans le film, la naissance de l’humanité. Allons-nous faire preuve de sagesse ? L’IA va-t-elle contribuer à une renaissance de la fonction publique en France ?
- France Stratégie, « Les soft skills pour innover et transformer les organisations », Document de travail mai 2022, no 2. Voir Madeline B., « Brieuc du Roscoat : “L’innovation ne relève pas d’une méthode mais de compétences transversales.” », horizonspublics.fr 25 juill. 2019.
- « Alvin Toffler : “Il faut prendre en compte le temps et la vitesse.” », lesechos.fr 20 août 2009.
- Le concept de VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) décrit un monde en constante évolution, marqué par des changements rapides, imprévisibles, et souvent interconnectés.
- Crozier M. et Friedberg E., L’acteur et le système, 1977, Éditions du Seuil.
- Allard-Poesi F., « Kurt Lewin. De la théorie du champ à une science du social », in Charreire Petit S. et Huault I., Les grands auteurs en management, 2009, Éditions EMS.
- Au sens de systémique : Senge P., The fifth Discipline : The Art & Practice of the Learning Organization, 1990, Doubleday/Currency.
- Guichardaz P., « Frankie Trichet : “IA : encadrer les usages et mettre les mains dans le cambouis.” », p. 43-48.
- Guichardaz P., « Stéphane Rochon : “Les projets d’IA représentent un vrai challenge en termes de compétences, d’ingénierie et de financement.” », p. 26-28.