Revue
DossierAménager l’espace local a l’heure de la reliance
Existe-t-il un rapport entre la société fragmentée et fracturée, celle dont le diagnostic passe pour acquis aujourd’hui, et les quarante ou soixante dernières années d’urbanisme à la française ? Ce dernier aurait-il une responsabilité dans les fractures qui passent désormais pour le descripteur premier de tout tableau social de la France ?
Résumé
On dénonce partout les fractures de la société française, mais est-on prêt à en finir avec l’urbanisme fragmentaire qui les a nourries depuis au moins deux générations ? Un premier pas consisterait à reconnaître que les modèles qui guident toujours l’aménagement de l’espace local et l’urbanisme ne font pas du bien à la cohésion sociale et territoriale. S’ouvrirait alors un urbanisme de la reliance dont les modalités et les figures sont déjà à portée de main.
Il est étonnant de constater qu’il n’est que très rarement, voire jamais, fait de rapport entre l’état de la société et l’espace de la vie quotidienne qu’elle produit, et se propose à elle-même, réputé répondre à ses aspirations. On a dénoncé jadis l’effacement des proximités sociales dans les grands ensembles triomphants des années 1960-70, lorsqu’ils accueillaient encore les classes moyennes avant d’être les vecteurs d’une puissante ségrégation sociale. Puis, on a volontiers stigmatisé la France périurbaine, présentée comme l’expression d’une sécession d’avec la société urbaine, mais on n’a pas touché pour autant aux principes directeurs de l’urbanisme et de l’aménagement de l’espace local, celui du quotidien, comme s’ils n’étaient pour rien dans la dérive vers une société fragmentée, fracturée, abondamment décrite et analysée, au point d’en être presque revendiquée par les tenants des points de vue les plus radicaux.
« La fracture, c’est les autres », pourrait-on dire en paraphrasant un philosophe de l’après-guerre : les autres, c’est-à-dire d’abord l’État, cette entité abstraite toujours présentée comme hors société (« hors sol » selon la formule consacrée), sa politique d’aménagement du territoire national et des services publics, sa technocratie ; les autres encore, ces « métropoles », les villes qui se désignent comme telle (sans craindre parfois le surclassement : Limoges Métropole, Perpignan Méditerranée Métropole, Chambéry Métropole, Amiens Métropole, Grand Besançon Métropole, etc.) et par extension toute unité urbaine d’une taille supérieure à celle de la collectivité où l’on vit soi-même et qui en dépend de fait. La fracture, c’est le néolibéralisme qui envahirait la société par tous ses pores, quoi qu’en disent deux indicateurs globaux élémentaires que sont la part des budgets publics dans le produit intérieur brut (PIB) et la part des redistributions sociales dans les budgets publics : deux médailles d’or pour la France. Cependant, la fracture ne serait pas l’urbanisme local, ce ne serait pas le document local d’urbanisme (plan local d’urbanisme [PLU] ou autre), ce ne seraient pas les modèles qui guident l’aménagement local depuis deux générations, sans que la décentralisation n’y ait rien changé, au contraire.
En se tenant rien qu’à l’Europe, il y a des raisons d’interroger l’urbanisme à la française, par rapport à quelques-uns de ses proches voisins.
Je prendrai ici le contre-pied de cette exonération en montrant d’abord en quoi les pratiques les plus courantes de l’urbanisme et de l’aménagement local ont joué leur rôle dans la fragmentation sociale, et en ouvrant alors la perspective nécessaire de l’urbanisme de la reliance.
L’urbanisme fragmentaire
Il vient de loin. Il date de l’invention à l’âge industriel du « zoning », ce principe de rationalisation de l’espace par sa spécialisation parcellisée, qui n’est rien d’autre que l’équivalent du taylorisme et du fordisme appliqués à la production urbaine, dès l’entre-deux-guerres. Il date dans le même temps du couplage, à partir des années 1960, entre l’urbanisation et le déploiement de la société automobile, qui a massivement transformé les espaces publics des villes et des villages en espaces techniques de circulation routière, avant qu’on ne s’efforce de les reconquérir patiemment ici ou là. Il date par la suite du déploiement de la société des individus, tous plus ou moins bien dotés de capacités à devenir autant de petits aménageurs de leur espace du quotidien (ma maison, mon espace vert, mon stationnement, désormais ma petite centrale énergétique, mon espace de télétravail, etc.), et tous ardemment animés par le désir de ne plus dépendre des solutions collectives développées par l’urbanisme, même animé des meilleures intentions du monde.
Villes et territoires fonctionnellement organisés, mais en miettes, réseaux partout surdéveloppés, mais espaces publics délaissés hors des lieux les plus emblématiques, urbanisme individuel de riverains côte à côte, tant pour ce qui est des ménages, des entreprises, des commerces ou services, qui ne dessine plus rien de collectivement signifiant : tel est le résultat, à vrai dire universel, d’une histoire longue, presque un siècle désormais si l’on part de l’après Première Guerre mondiale, et elle a été moult fois racontée, dévoilée, critiquée.
Si l’on ne s’en tenait qu’à elle, on pourrait être conduit à renvoyer les responsabilités de l’urbanisme des fractures aux phénomènes globaux cités, quasi structurels, bien que tout à fait historiques. Une manière, en somme, de déresponsabiliser la chaîne d’acteurs locaux qui continue de fait à s’inscrire dans l’urbanisme des fractures, et qui inclut, on l’aura compris, les habitants qui le dénoncent.
Il y a deux raisons d’être un peu plus exigeant : la première, c’est que ces mécanismes universels ne donnent pas partout les mêmes résultats et, qu’en s’en tenant rien qu’à l’Europe, il y a des raisons d’interroger l’urbanisme à la française, par rapport à quelques-uns de ses proches voisins ; la seconde, c’est que depuis plus de quarante ans l’urbanisme est réputé être en France une compétence locale, ce qui aurait pu en principe permettre de contrer en partie la dictature des facteurs structurels globaux, or, ce ne fut pas le cas.
En France, l’urbanisme du zoning, de l’automobile et des solutions individuelles s’est diffusé sur une trame foncièrement rurale, celle des années 1950.
En France, l’urbanisme du zoning, de l’automobile et des solutions individuelles s’est diffusé sur une trame foncièrement rurale, celle des années 1950 où les structures et les imaginaires n’avaient pas beaucoup changé depuis le début du siècle. Cet urbanisme fragmentaire, et bientôt des fractures, s’est, en outre, déployé en même temps qu’une de plus formidables politiques publiques qui fut alors : celle de la modernisation agricole, qui a très rapidement et brutalement fait entrer le monde paysan dans l’ère industrielle, avec tous les bouleversements fonciers que l’on sait. L’urbanisme qui se déploie alors aux marges des villes comme des villages, dans les zones du tourisme de masse ou sur les grands axes du développement économique, est dans ces conditions largement appréhendé comme un urbanisme de la page blanche. On est pourtant alors en pleine redécouverte du patrimoine bâti, mais on ne le cultive, pour ainsi dire, que sous serre, dans des périmètres étroitement dédiés. Même approche étroitement périmétrée pour les parcs naturels (nationaux puis régionaux), déployés en France à partir des années 1960-70, et qui, pour précieux et irremplaçables qu’ils soient, n’auront pas changé grand-chose au bilan écologique global de l’urbanisme extensif.
Il résulte de cet urbanisme vécu comme celui de la page blanche une culture collective de l’extension et du renversement spatial (abandonner le village, le bourg ou la petite ville et faire émerger sur leurs marges, au droit de l’inévitable route de contournement, tout ce qui permettrait de les faire vivre) qui marque plus profondément le paysage de la France que celui de l’Italie, de l’Espagne ou de l’Allemagne. Si on ajoute que la France devient à la même époque une des bases les plus puissantes au monde du commerce de grande surface alimentaire ou spécialisée et qu’elle est en même temps championne d’Europe du morcellement communal, on a tous les ingrédients de l’urbanisme parcellisé, de la dissociation des lieux, de l’hyperfonctionnalisme, de la dépatrimonialisation, de la déterritorialisation de l’aménagement spatial local et de la segmentation sociale.
À partir de quand est-il devenu clair que cet urbanisme produisait des fractures sociales et surtout culturelles ? Même si le vocabulaire de la fracture n’arrive qu’avec les années 1990, les doutes sur la France pavillonnaire sont aussi anciens que le phénomène lui-même. On ne manquait pas de signaux de déliaison sociale, de déculturation, de nouvelles formes de solitude au sein des zones denses, d’inexorable décrépitude des plus petites centralités historiques, de banalisation des paysages et des cultures constructives, et de ségrégation rampante pour s’interroger. On s’est d’ailleurs beaucoup penché sur le sujet, mais socio-politiquement au pire moment : celui où la responsabilité de l’affaire fut confiée à 37 000 maires (aujourd’hui 35 000), qui ont alors dans leur immense majorité embrassé avec enthousiasme la logique d’urbanisme dont ils héritaient.
Recoudre, relier, retisser, remailler : les réponses ne sont pas nouvelles et les urbanistes d’aujourd’hui n’ont plus rien à apprendre des nécessités et des manières de réparer l’urbanisme des fractures.
Il est piquant d’entendre aujourd’hui la plupart des acteurs publics locaux alerter contre la fracture sociale et territoriale après avoir contribué à produire pendant des décennies le cadre matériel qui les génère : des équipements scolaires construits près d’échangeurs autoroutiers, pour faciliter leur accessibilité ; des sièges d’intercommunalités en pleine zone d’activités, objets techniques parmi d’autres sans lien avec l’espace civique symbolique ; des lotissements calibrés par niveau de revenus, les plus modestes dans les zones les moins amènes et les moins bien connectées ; de nouvelles polarités et des micro-strips commerciaux le long d’aimables routes départementales au détriment des centralités historiques paupérisés ; le plus possible de ronds-points jusque dans les zones agglomérées pour fluidifier la circulation automobile et éliminer de fait les autres ; la zone d’activités comme réponse unique aux besoins de lieux de travail, projetée hors des villes, bourgs et villages ; etc.
Recoudre, relier, retisser, remailler : les réponses ne sont pas nouvelles et les urbanistes d’aujourd’hui n’ont plus rien à apprendre des nécessités et des manières de réparer l’urbanisme des fractures. Ils proposent partout des cheminements doux, des trames vertes et bleues, des interconnexions, des désenclavements, des lisières retraitées, des usages et occupations mixtes et hybrides, la mixité sociale et générationnelle, des changements d’échelle pour faire avec d’autres plutôt que de rechercher des solutions autonomes, des recyclages avant toute extension, des reconnexions avec le monde vivant et son biotope, l’eau, les sols, les circulations et échanges naturels.
Mais en règle générale, ils le font à conditions sociopolitiques constantes : trois communautés sur cinq restent rétives à la planification intercommunale et parmi les autres la solidarité de projet n’est pas toujours sincère. Ici on s’empresse de réviser son PLU avant le passage au plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) pour être certain de garder des marges d’expansion pour une décennie encore. Ici, on négocie âprement les droits au développement de chaque commune dans une communauté réduite aux acquêts. Ailleurs encore, on s’alarme quand le schéma de cohérence territoriale (SCoT) à l’élaboration duquel on est censé participer depuis des années arrive enfin à approbation et qu’il s’avère qu’il ne va pas continuer à autoriser de réaliser un peu de tout partout.
Les acteurs politiques ne sont pas les seuls en retard sur les nécessités et les modalités de l’urbanisme de la reliance. Les imaginaires collectifs cultivent la nostalgie, quitte à la contredire dans le passage aux actes et les pratiques. On appelle « village » ce qui n’est qu’un lotissement. On se dit « rural » dans le périurbain le plus évident. On ne jure que par la commune et ses circuits courts tandis que toutes les solutions collectives sont prises en charge par l’intercommunalité. On vit l’entre-soi plutôt qu’on ne développe la reliance.
Sans revenir ici dans le détail sur la saga du zéro artificialisation nette (ZAN), qui est loin d’être terminée, on a pu constater avec elle une fois de plus qu’on ne transforme pas un mode de faire sans transformer en même temps celles et ceux qui prétendent l’entreprendre. Il est normal que le ZAN ait déclenchée une grande émotion parmi les maires, en particulier ceux des petites communes, et un grand désarroi de leur part, puisque cette politique n’est réalisable qu’en interterritorialité, de préférence à une échelle intercommunautaire, comme celle des SCoT, où les complémentarités de contextes et de besoins peuvent laisser espérer de tendre en une génération vers une consommation foncière nette nulle. La politique du ZAN est une politique de reliance, parce qu’elle implique de fédérer les projets, les moyens, les visions du territoire élargi et à long terme.
L'urbanisme de la reliance est en situation de succéder à celui qu’il doit aujourd’hui réparer
Ceux qui ont proposé ce concept de reliance dans les années 1980-902 l’ont décrit comme devant être pluriel (François de Singly parle d’une « tresse de liens » 3), activant (c’est-à-dire qui met en mouvement celles et ceux qui sont reliés) et dialogique (c’est-à-dire qui fait vivre ensemble les contraires). C’est un beau résumé de l’urbanisme au fond. « Urbanisme de reliance » est peut-être une tautologie, ou devrait l’être. Plus que jamais dans une société de mobilité, à l’heure de la bifurcation écologique, science des liens et des interactions vivantes, et en même temps d’une révolution numérique et digitale qui n’en finit pas de remodeler les rapports sociaux et au réel, c’est de reliance dont il doit s’agir lorsqu’on conçoit les espaces de la vie en société.
Cela bouscule les habitudes, les représentations, les idéaux hérités et les cadres sociopolitiques et sociotechniques de l’époque. À la place ou en sus du vénérable bassin de vie, invoqué depuis cinquante ans pour justifier tous les assemblages territoriaux y compris les plus politiques, il faut penser aux lignes de vie, celles qui au quotidien articulent les lieux dissociés par l’urbanisme des fractures. Contre les références catégorielles qui continuent de structurer si profondément les pensées et racontent une France des villes étrangère à, ou contre, une France des champs, il faut penser aux archipels de territoires urbains et ruraux que les Français pratiquent au fil de la semaine, des saisons ou des années, et où ils trouvent leurs précieux repères familiers et complémentaires. Plutôt que la garantie au sein des SCoT des droits à construire quoi qu’il en coûte pour chaque commune, il faut repérer, cultiver et rendre solidaires les biens communs territorialisés, qui ramène l’urbanisme vers les sciences du vivant, après un long épisode qui l’a placé du côté du génie civil et mécanique, équipement du territoire oblige.
émotion parmi les maires, en particulier ceux des petites communes, et un grand désarroi de leur part, puisque cette politique n’est réalisable qu’en interterritorialité.
Ces horizons de travail en faveur des liens sous toutes leurs formes, entre les personnes, les groupes, les territoires et avec les milieux vivants, ne sont pas nouveaux pour les urbanistes. Avec les notions essentielles de parcours de vie, de trajectoires résidentielles, de biens communs, de cycles et boucles de ressources locales, de métabolisme territorial, de sols vivants, d’urbanisme circulaire, d’interterritorialité, de système territorial, et d’autres encore, l’urbanisme de la reliance est en situation de succéder à celui qu’il doit aujourd’hui réparer. Encore faut-il que les acteurs, les habitants, la société tout entière dans sa diversité et ses inégalités le veuillent. Michel Serres a écrit un jour : « L’importance d’un événement se mesure à la longueur de l’ère qu’il achève. » 4 Sortir d’un siècle d’urbanisme fragmentaire est un tournant d’importance. Il va demander une certaine patience pour embarquer toutes les parties prenantes qui sont nées et se sont construites dans le paradigme à renverser. De la conviction encore. Et de la patience toujours, mais pas trop tout de même.
- Vanier M., Temps des liens. Essai sur l’antifracture, 2024, éditions de l’Aube.
- Bolle De Bal M., « Éthique de reliance, éthique de la reliance : une vision duelle illustrée par Edgar Morin et Michel Maffesoli », Nouvelle revue de psychosociologie 2009, no 8(2).
- de Singly F., Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, 2003, Armand Colin.
- Serres M., Le temps des crises, 2009, Le Pommier.