Revue
DossierCaux Seine Agglo : les limites planétaires comme aide à la décision des politiques publiques
En 2021, l’intercommunalité de Caux Seine agglo, en Seine-Maritime, s’est fait accompagner par France Ville Durable (FVD) pour élaborer sa stratégie de territoire 2022-2026, avec – comme point de départ – l’analyse des enjeux des limites planétaires appliquées au territoire. Alix Drugeat, directrice de la direction stratégies territoriales de l’agglomération, nous livre son retour d’expérience sur cette méthodologie pionnière qui a permis de placer la transition écologique et l’adaptation au changement climatique au cœur de la stratégie territoriale.
Une finalité : la résilience du territoire
En matière de transition écologique, entre le plan climat-air-énergie territorial (PCAET), Territoire 100 % énergies renouvelables (EnR) – hormis pour son tissu industriel – ou encore la labellisation Cit’ergie, Caux Seine agglo ne partait pas d’une page blanche : « Toutefois, jusqu’ici il n’y avait pas de prise en compte transversale de cet enjeu dans l’ensemble de nos projets et de notre stratégie », souligne Alix Drugeat. Or, du fait de sa localisation sur l’axe Seine, entre Le Havre et Rouen, Caux Seine agglo présente la spécificité d’être très dépendant économiquement des industries pétrochimiques et pharmaceutiques. D’où un besoin d’anticiper sa transition économique pour que son bassin d’emploi et son économie locale cessent de reposer uniquement sur ces secteurs : « Mais tout en restant positionné sur des activités liées à la transition énergétique, car c’est une composante forte des expertises et des compétences de nos habitants. » Capitaliser sur cet atout, donc, pour rebondir sur de nouvelles énergies, notamment l’hydrogène décarboné.
À la faveur d’un important renouvellement des 85 élus de l’agglomération lors des élections de 2020, et sous l’impulsion de sa nouvelle présidente, Virginie Carolo-Lutrot, jusqu’ici vice-présidente en charge de la transition écologique, Caux Seine agglo a décidé de se faire accompagner par FVD pour mettre ce prisme de la résilience au centre de l’élaboration du plan pluriannuel de projets stratégiques pour son développement.
Donner aux élus et aux techniciens du territoire une vision à 360° des enjeux et leviers d’action
« Désiloter » l’action publique de l’intercommunalité : tel était le prérequis de départ pour placer la transition écologique au cœur de la stratégie territoriale 2022-2026. En d’autres mots, permettre aux élus de l’intercommunalité de s’affranchir de leur prisme communal. Et aux techniciens de Caux Seine agglo, d’acquérir une vision transversale des leviers d’action, au-delà de ceux du service auquel ils sont rattachés : « Certains de nos élus le sont dans des communes rurales où leur rôle s’apparente à celui d’un “couteau suisse”, c’est pourquoi il était important de les placer en position de reprendre de la hauteur. » Ces attendus ont amené FVD et le bureau de l’intercommunalité à déployer un important dispositif préparatoire pour donner à toutes les parties prenantes les clés d’une compréhension globale des enjeux.
En amont de l’élaboration du projet territorial, les élus avaient répondu à un questionnaire en ligne pour faire émerger de grandes tendances sur les axes de travail qu’ils jugeaient prioritaires. C’est sur cette base que l’équipe de FVD les a ensuite réunis pour poser d’une part, un diagnostic subjectif de leurs réponses, et d’autre part une analyse 360° des atouts et des vulnérabilités du territoire de Caux Seine agglo pour s’adapter aux chocs et aux transformations liées à l’atteinte des limites planétaires (voir encadré, p. 42). Ceci, en s’appuyant sur la filiale Tractebel d’Engie1 et sur une présentation territoriale des enjeux liés aux limites planétaires fondées sur les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) : « Notre direction de la transition écologique avait déjà fait un important travail de sensibilisation des élus à ces enjeux, poursuit Alix Drugeat. Mais le fait que ce soit porté par un partenaire expert tel que FVD a eu un impact beaucoup plus fort. » Le diagnostic a surtout confirmé des enjeux déjà pressentis, notamment au niveau de la mobilité du quotidien : « Mais les élus ont aussi été surpris de constater que nous avions encore d’importantes marges de progression en matière d’inclusivité qui recouvre un champ d’action beaucoup plus large que l’insertion. »
À destination des techniciens, des vice-présidents de Caux Seine agglo, et des membres du conseil de développement (organe qui rassemble des représentants du monde entrepreneurial, associatif, des personnalités qualifiées, etc.), FVD a également organisé deux ateliers thématiques de trois heures chacun : le premier sur les enjeux du changement climatique et de la transition écologique, le second sur la sobriété territoriale.
Maintenir chacun dans son rôle
« À travers notre méthodologie, nous avons aussi veillé à maintenir les élus dans leur rôle d’identification des enjeux stratégiques, en faisant en sorte qu’ils ne rentrent trop dans le détail des actions, et à laisser aux techniciens le soin de déterminer les actions à mettre en œuvre pour y parvenir, le choix final des projets retenus revenant bien sûr aux élus », explique Alix Drugeat.
Ainsi, pour définir les priorités du territoire pour la période 2022-2026, les 60 conseillers communautaires présents – sur 85 – ont participé à un atelier articulé en groupes de travail thématiques, volontairement condensé sur deux heures, au cours duquel il leur a été demandé de définir un maximum de trois à quatre axes stratégiques par champ de politiques publiques (économie, social, logement, tourisme, etc.). Une fois ces orientations stratégiques posées, les techniciens de Caux Seine agglo se sont à leur tour rassemblés en groupes de travail pour élaborer des plans d’action concrets : « Ici également, l’objectif était de sortir chacun de son champ de délégation. Avec cette méthodologie, ce n’est plus un service de l’agglomération qui rédige une page du projet de territoire, mais tous les services qui nourrissent nos différents enjeux. » Ensuite, les techniciens ont réalisé un chiffrage des moyens humains et financiers nécessaires à la mise en œuvre de chaque projet. Et en parallèle, l’agglomération a travaillé sur son pacte fiscal et financier afin d’identifier l’enveloppe d’investissement et de fonctionnement disponible.
Les limites physiques de la planète comme outil diagnostic de départ
Utiliser les limites physiques de la planète et ses différents impacts pour le territoire de Caux Seine agglo a été un outil structurant tout au long du processus. Ses apports ont en effet été multiples : il a éclairé les élus dans leurs choix de politiques publiques prioritaires ; il a permis de les scinder en six grands champs d’action d’adaptabilité aux limites planétaires – productivité, circularité, inclusion, connectivité, attractivité, résilience –, thèmes qui articulent d’ailleurs la présentation finale des actions du plan 2022-2026 ; enfin, ce diagnostic de l’existant a servi à définir 33 critères pour prioriser les projets proposés : « Ma perception personnelle est que, grâce à cette démarche, nous avons collectivement nettement progressé dans la prise en compte des enjeux de résilience, estime Alix Drugeat. Auparavant, 30 % de nos élus étaient concernés par les enjeux de transition écologique, et aujourd’hui, je l’évalue à 70 %. »
33 critères de priorisation pour passer les projets au crible
Sans surprise, les actions identifiées lors de cette première phase de travail ont largement dépassé les moyens mobilisables pour le plan 2022-2026 du territoire, soit l’équivalent de 57 millions d’euros contre 25 millions d’euros disponibles. Et c’est là que les 33 critères d’analyse des projets ont joué un rôle déterminant pour aider les élus à faire des arbitrages. Associé à un système de notation, chaque critère permet en effet au projet concerné d’engranger ou de perdre des points selon sa capacité à répondre ou non aux enjeux de transition écologique du territoire : « Avec FVD, nous avions soumis 42 critères de priorisation aux élus qui en ont retenu 33, tous très ambitieux. Nous avons passé tous les projets pressentis au crible de leur notation, ce qui nous a permis de hiérarchiser les actions les mieux notées. Au moment du vote final, les élus ont pu s’appuyer sur cette analyse objectivée pour décider. » Sur les 25 millions d’euros de projets finalement adoptés, seuls 3 millions ne figuraient pas parmi les actions les mieux notées : « Il s’agit principalement d’obligations réglementaires, précise Alice Drugeat, notamment la mise aux normes de nos déchetteries pour un coût de 1 million d’euros. Cette démarche de critérisation n’enlève en rien la capacité de décider et d’agir de nos élus. L’autre bénéfice d’avoir pu objectiver les choix de l’intercommunalité grâce à ces critères est que, pour les élus comme pour les techniciens, les décisions font sens et sont donc mieux acceptées par tous. »
Caux Seine agglo en chiffres
Une communauté d’agglomération créée en 2017 :
- 50 communes et 85 conseillers communautaires ;
- 3e intercommunalité de Seine-Maritime (après Le Havre et Rouen) par sa population et sa richesse fiscale ;
- 575 km², dont une zone urbaine et industrielle, et une zone rurale touristique.
Ont ainsi été adoptés plusieurs grands projets qui préparent la transition économique du territoire. À commencer par le soutien à Air Liquide pour l’implantation, en 2023, d’une usine de production d’hydrogène vert, qui s’accompagnera de l’ouverture par l’intercommunalité d’un espace de formation aux métiers de l’hydrogène. Et celui apporté au chimiste américain Eastman pour l’installation à Port-Jérôme, en 2025, de la plus grande usine au monde de recyclage de déchets en plastique PET (polyéthylène téréphtalate), avec à la clé la création de 1 850 emplois directs et indirects.
Pour développer une mobilité bas carbone, 2 millions d’euros sont consacrés au plan d’aménagement cyclable du territoire. Et les navettes autonomes du taxi-rail seront déployées le long de la « vallée du commerce » qui relie toutes les zones industrielles de Caux Seine agglo, sur une voie ferroviaire utilisée pour le fret. La création d’une maison médicale interdisciplinaire, d’une maison de l’habitat en tant que guichet unique pour les projets d’urbanisme et de rénovation énergétique, et d’un atlas de la biodiversité, sont autant d’actions qui visent aussi à rendre le territoire plus résilient. Au total, ce sont 60 projets intercommunaux et 130 projets communaux qui seront mis en œuvre d’ici à 2026.
Deux grands acquis : la transversalité et la transparence
Réussir à faire travailler les gens ensemble, d’une part les élus, d’autre part les techniciens, autour d’une vision globale et transversale de nos enjeux est un des grands apports de cette expérience avec FVD. L’autre progrès pérenne est que les techniciens et les chargés de mission de l’agglomération ont aujourd’hui une connaissance étendue des actions conduites par les autres services et de leur finalité au regard de nos enjeux communs de résilience et de soutenabilité. À l’avenir, l’agglomération souhaite renforcer la consultation de la société civile, ce qui n’a pas été possible pour son projet 2022-2026 en raison du confinement du printemps 2021 et d’un calendrier de finalisation contraint par la volonté d’y intégrer les projets inscrits au contrat de relance et de transition écologique avec l’État. Des réunions de médiation pédagogique avec les habitants sont néanmoins prévues en 2023.
Les limites planétaires
Utilisée par FVD pour aider les collectivités territoriales à redéfinir un futur résilient et sobre, la notion de limites planétaires a été proposée en 2009 par une équipe de chercheurs menée par Johan Rockström.
Neuf limites y avaient été définies afin de contenir les dégradations de l’équilibre écologique terrestre. Quatre ont déjà été franchies : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la modification de l’usage des sols, et la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore. Après la pollution chimique en janvier 2022, la sixième limite planétaire vient d’être dépassée : l’eau douce2.
France Ville Durable co-finance une thèse avec l’ADEME et France Urbaine sur la territorialisation des limites planétaires qui vise à l’élaboration d’une méthodologie menant à un diagnostic socio-environnemental pour les collectivités, au regard de l’enjeu planétaire du maintien de l’habitabilité du système Terre.
Cette thèse tend vers une évaluation multicritères fondée sur les limites planétaires en interaction avec d’autres concepts d’analyse environnementale (ODD, ACV, Footprint, Doughnut Economy, etc.), appropriable par les acteurs, adaptée au territoire et légitime politiquement, socialement et scientifiquement.
Les 33 critères de priorisation des politiques publiques mises en place pour ce plan 2022-2026 vont également perdurer tout au long du mandat : « Ils sont suffisamment exhaustifs par rapport à nos enjeux pour rester pertinents, explique Alix Drugeat. Désormais, ils nous servent à nous adapter au contexte en lançant de nouveaux projets. Par exemple, la conversion écologique de notre flotte de véhicules, non retenue en 2021, car pas suffisamment bien notée, va être resoumise à cette critérisation. L’envolée du prix de l’énergie va certainement faire remonter ce projet en haut de notre agenda. »