Revue

Dossier

Comment concilier la gestion de la ressource en eau et la conservation du patrimoine ?

Le 20 avril 2023

« Renoncer à notre patrimoine ou subir le dérèglement climatique, que faire s’il faut choisir ? », c’est le titre exact d’une table ronde organisée par les élèves de l’Institut national des études territoriales (INET)1. Proposée par le Club de Strasbourg2, collectif inter-écoles des fonctions publiques mobilisé pour la transition écologique, ce fut l’un des rendez-vous très fréquenté durant les Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2022, avec l’objectif de montrer que les sites patrimoniaux peuvent contribuer à la transformation écologique. Agathe Forchot et Adrien Barbaud, à l’initiative de cette démarche, reviennent pour Horizons publics sur ces enjeux.

Face au changement climatique, une nécessaire transition des métiers de la conservation du patrimoine

Il est désormais admis que la lutte contre le dérèglement climatique doit se décliner dans l’ensemble des politiques publiques, nationales comme locales. À cet égard, les politiques culturelles ne font pas exception. Elles sont entrées dans la transition en se donnant de nouveaux objectifs et en engageant une transformation profonde des pratiques professionnelles pour les années à venir3. Parmi les nombreux champs d’intervention de l’action culturelle, la conservation du patrimoine se situe au cœur des enjeux de transition, au carrefour de plusieurs politiques publiques et cultures professionnelles. Qu’il soit architectural, artistique ou archéologique, le patrimoine est aujourd’hui partie prenante des causes, tout autant que des effets du changement climatique. Tous les domaines sont touchés, des musées aux sites patrimoniaux en passant par l’archéologie, les archives et le patrimoine immatériel. Le dérèglement climatique entraîne des conséquences non seulement matérielles, mais aussi sociales sur la conservation du patrimoine.

L’absence de politiques publiques ambitieuses pour lutter contre le dérèglement climatique a même rattrapé les musées en 2022. Les actions de militants écologistes ont activé à l’extrême leur fonction sociale et citoyenne, jusqu’à causer des dégâts sur les cadres de certaines œuvres majeures de l’histoire de l’art européen.

Ces actions sont révélatrices des récentes évolutions, parfois paradoxales, des musées. Grâce aux pratiques développées par de la nouvelle muséologie critique, sociale et participative dans les années 1970, ces lieux de conservation du patrimoine artistique de l’Humanité ont œuvré pour devenir des forums sociétaux où les questions politiques et environnementales ont été prises en compte et débattues. Dans le même temps, on constate aujourd’hui que la carte des grands musées mondiaux se superpose à la carte des pays les plus riches et polluants, et que le bilan carbone des grands établissements patrimoniaux a explosé avec les déplacements des publics venus du monde entier4.

L’intégration des enjeux de mobilité des visiteurs est impérative pour les musées comme pour les sites patrimoniaux touchés par l’hyper-fréquentation, conséquence de la massification des destinations culturelles comme destinations touristiques de masse. La restauration et la réhabilitation du patrimoine bâti ancien, protégé ou non par des labels nationaux, comme le classement au titre des monuments historiques, font face aujourd’hui à des contraintes parfois difficilement conciliables : celle du respect de l’authenticité historique du bâti, d’une part, et celle de la performance de la rénovation énergétique, d’autre part.

Le patrimoine archéologique est également lourdement touché par de nouveaux risques liés au dérèglement climatique. Par exemple, l’érosion littorale fait apparaître des épaves ou des aménagements maritimes anciens de toutes les périodes entraînant des fouilles d’urgence. De même, l’élévation des niveaux marins dans les prochaines décennies sera à l’origine de la disparition programmée de sites archéologiques majeurs, telle que la grotte Cosquer dont on prévoit la submersion à horizon 2050-2070.

Le constat des risques et les stratégies d’adaptation des métiers de la conservation du patrimoine se construisent progressivement dans chaque spécialité professionnelle, en interaction forte avec d’autres politiques publiques, la recherche universitaire, mais aussi la société civile. Dans cette optique, nous avons souhaité proposer une table ronde aux ETS 2022, en croisant les regards des professionnels du patrimoine et des porteurs de projets territoriaux. Nous avons convié Laurence Blondel, directrice adjointe de l’eau et de l’assainissement de la Métropole européenne de Lille (MEL) et Émilie Briand, directrice adjointe Archéologie Alsace. De plus, la table ronde s’est inscrite au sein des actions du Club de Strasbourg, un groupe inter-écoles INET-Institut nationale du service public (INSP, anciennement École nationale d’administration [ENA])-INP qui travaille sur la prise en compte des enjeux environnementaux dans les politiques publiques territoriales et nationales. Nous souhaitions mettre en lumière des projets inspirants des territoires, notamment dans le cadre de la conservation du patrimoine archéologique et de l’aménagement des milieux aquatiques.

Enjeux d’adaptation de la conservation et valorisation du patrimoine dans le cadre des politiques d’aménagement des milieux aquatiques

La renaturation des cours d’eau constitue un levier d’atténuation des impacts du changement climatique tout en permettant l’amélioration significative du cadre de vie des urbains, tout en favorisant la circulation des espèces et des sédiments. Depuis le néolithique, la proximité des cours d’eau a structuré l’aménagement du territoire. Les espaces urbains se sont construits en très grande majorité en proximité de l’eau pour ses trois grandes fonctions : l’alimentation (la pêche), l’agriculture (l’irrigation) et le transport. L’eau a également permis le développement de l’artisanat (tanneries, teintureries, etc.) et la production d’énergie (moulins). Ces usages anthropiques illustrent les liens étroits entre l’eau et la ville.

Le développement du courant hygiéniste au XIXsiècle pour répondre aux épidémies et à l’exode rural fait évoluer la relation entre les villes et l’eau. La ville va tourner le dos à ses rivières qui deviennent alors servicielles, par le rejet d’eaux industrielles et usées. On cache donc l’eau des cités en l’enfouissant.

Depuis une dizaine d’années, des projets de renaturation de voies d’eau ont émergé de la volonté politique et citoyenne de redonner à la nature sa place en ville. La ville veut se (re)tourner vers son eau à travers des politiques d’aménagement qui développent une vision intégrée des cours d’eau, en faisant cohabiter les différents usages et patrimoine.

L’évolution des techniques permet ce changement. Les villes, assainies à l’époque romaine, profitent des progrès technologiques de la révolution industrielle avec des innovations en matière d’assainissement, de distribution d’eau potable, de traitement des eaux usées ainsi que l’avènement d’une ingénierie hydraulique moderne. Plus récemment, les modélisations informatiques ont permis également de mieux prévoir et de contenir les inondations. L’eau apprivoisée, canalisée et traitée peut donc maintenant être valorisée. Aujourd’hui, l’enjeu réside dans l’adaptation et l’atténuation des conséquences du changement climatique : gestion du stress hydrique, montée du niveau de la mer, retrait du trait de côte, augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes, mais également lutte contre les îlots de chaleurs urbains. L’eau devient ainsi l’or du XXIe siècle.

L’importance de l’aménagement des cours d’eau par son influence sur les autres politiques publiques devient si prégnante qu’il n’est aujourd’hui plus possible de l’envisager en silo. Une politique publique d’aménagement du territoire influence fortement les autres politiques publiques : mobilités, transports, attractivité, tourisme, patrimoine, eau et assainissement. C’est la fin de la résolution des problèmes les uns à la suite des autres pour rentrer dans le cadre de synergies et de réflexions systémiques.

Ce n’est pas un hasard si la compétence de la gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI) a été dévolue aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI)5. Aussi, si on applique uniquement les missions de la compétence GEMAPI alors on requalifie le cours d’eau, on l’aménage pour qu’il puisse gérer les inondations et on fait une reconquête écologique : pour autant nous aurons délaissé une grande partie des enjeux du territoire.

La compétence GEMAPI incarne alors un ensemble de gestion du risque d’inondation, de reconquête écologique, d’amélioration du cadre de vie et d’attractivité du territoire. C’est la clé d’entrée, le prisme pour aborder l’ensemble des potentialités du territoire bordant le cours d’eau.

Les enjeux de la sauvegarde du patrimoine archéologique fluvial et subaquatique

L’objectif d’entretien et de restauration des cours d’eau progressivement adopté par la directive- cadre sur l’eau (DCE)6 et la prise de compétence GEMAPI par les collectivités génère de nombreux travaux (reméandrage, effacement ou abaissement des seuils, suppressions des vannages et moulins et obstacles transversaux, etc.). Ces opérations de renaturation impactent notablement les patrimoines archéologiques conservés dans les lits des fleuves et des rivières (passages à gué, restes de ponts, pêcheries, moulins, etc.). Leur prise en compte dans les études préalables et plans de gestion, quasi inexistante au début dans les années 2000, a un peu évolué et devient aujourd’hui primordiale. En outre, le patrimoine fluvial et ses vestiges ne sont pour la plupart pas inventoriés, le recensement et la carte archéologique des cours d’eau étant, à quelques exceptions près, inexistants, notamment pour les petits cours d’eau très touchés par ces aménagements7. À cet effet, les services régionaux de l’archéologie et le département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines ont vocation à recenser et protéger ce patrimoine archéologique fluvial et subaquatique, en travaillant en collaboration étroite avec les acteurs territoriaux pour parvenir à étudier ce patrimoine et à trouver des compromis d’aménagement.

À l’heure actuelle, la plupart des dossiers d’aménagement liés à la restauration de la continuité écologique échappent aux services patrimoniaux, que ce soit au niveau national (services régionaux de l’archéologie en direction régionale des affaires culturelles [DRAC]) ou local. Les destructions sont nombreuses et présentent un caractère irrémédiable. Dans cette perspective, une vision transversale et intégrée des voies d’eau devient urgente pour freiner la destruction du patrimoine dans et aux abords des rivières et en faire un levier d’aménagement et de sensibilisation à ces patrimoines. À cet effet, la concertation entre les services déconcentrés de l’État (DRAC, direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement [DREAL], direction départementale des territoires [DDT]), les gestionnaires d’espaces naturels (syndicats de rivière, parcs naturels régionaux [PNR], conservatoires) et les collectivités constitue une condition sine qua non à cette gestion intégrée afin de concilier les enjeux écologiques et patrimoniaux.

Des collectivités d’ores et déjà en transition

Plusieurs collectivités ont d’ores et déjà ouvert la voie à de nouvelles pratiques professionnelles adossées à des politiques publiques de nature variée visant à préserver et mettre en valeur le patrimoine archéologique et bâti dans les opérations d’aménagement des milieux aquatiques.

Les élus de la MEL, par sa compétence GEMAPI, ont engagé le 21 juin 2021 un plan de renaturation de 600 kilomètres de petites rivières et 100 kilomètres de canaux en lien étroit avec l’aménagement du territoire et son attractivité. L’objectif principal de ce plan pluriannuel, qui se déploie sur vingt ans, est de transformer le faciès de ces cours d’eau complètement urbanisés et recouverts en les retournant vers la ville. En adoptant une vision du cours d’eau largement plus étendue que sa seule fonction hydraulique, ce plan permet l’amélioration du cadre de vie en (re)plaçant l’eau au cœur du paysage urbain. Cette vision intégrée des voies d’eau prend en compte le patrimoine bâti lié à l’histoire de l’aménagement de ces cours d’eau pour en faire un socle du réaménagement urbain. La stratégie de conservation et de mise en valeur de ce patrimoine se construit tout autant à partir des inventaires existants du patrimoine des différentes communes qu’à travers des ateliers de participation citoyenne visant à raviver une mémoire des paysages et faire émerger la volonté de maintenir ou de rénover certains de ces éléments. C’est dans cet esprit que la maison éclusière de Wasquehal avait été transformée en estaminet en 2021 par la MEL.

Autre exemple, le service archéologique du département de Loire-Atlantique propose, au cas par cas, une assistance à maîtrise d’ouvrage pour les collectivités qui souhaitent mettre en œuvre des projets de renaturation touchant au patrimoine archéologique. Dans le cadre d’un projet de curage des canaux et plans d’eau porté par le PNR de Brière, et pour donner suite à une prescription de suivi archéologique émise par la DRAC, une surveillance de travaux y est déployée depuis 2021. Dans ce cadre, plusieurs carottages à la tarière manuelle ont été effectués à divers endroits du marais. Leur analyse a permis de requalifier l’évolution du paysage et de son aménagement progressif par les sociétés humaines depuis des centaines de milliers d’années. À l’issue de cette opération pluriannuelle, ces nouvelles données viendront enrichir les connaissances de cet espace naturel qui dispose d’ores et déjà d’un centre d’interprétation du patrimoine. La muséographie intégrera les thématiques de l’anthropocène à travers les paysages des marais. Ainsi, la valorisation de ces patrimoines révélés représente un support des actions d’éducation socio-environnementale mise en place par le PNR, socle indispensable des transitions culturelles qui accompagnent le réaménagement durable du territoire.

Plus largement, la prise en compte du patrimoine archéologique dans les dossiers de renaturation et de continuité écologique des cours d’eau, via la saisine des directions régionales des affaires culturelles et l’instruction de ces dossiers par les services régionaux de l’archéologie, permet d’enrichir les connaissances de nos territoires, comprendre l’évolution des paysages qui le constituent et, ainsi, aider à anticiper les paysages de demain.

À terme, la prise en compte en amont des projets d’aménagement liés à la restauration écologique permettra d’anticiper les travaux et de se concerter avec les gestionnaires. À cet effet, plusieurs notes interministérielles ont été produites en 2019 et en 2022 afin de favoriser la coordination entre les services déconcentrés de l’État (DRAC, DREAL, DDT) dans la perspective de mise en œuvre d’un dialogue apaisé entre les services dans le cadre de la restauration des continuités écologiques. Les SRA pourront lancer des prescriptions selon les priorités de la carte archéologique, étudier et protéger le patrimoine subaquatique, aux côtés du département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM) et des services archéologiques8.

Ces exemples montrent que les politiques d’aménagement du territoire (en transition) sont conciliables avec la préservation des patrimoines. Plus qu’une simple variable d’ajustement, grâce à des dialogues interprofessionnels fructueux, les éléments du patrimoine bâti et archéologique peuvent devenir de véritables « gisements de transformation sociale et écologique » sur lesquels appuyer un aménagement réellement durable du territoire9. La rencontre entre ces acteurs clés constitue la clé de voûte de la gestion intégrée et de la concertation. Il en va de l’intérêt général et de l’attente des citoyens et des citoyennes.

  1. Une table ronde animée par Agathe Frochot et Adrien Barbaud, avec la participation d’Émilie Briand et Laurence Blondel.
  2. Le Club de Strasbourg, fondé en 2021 par Samuel Dumons (INET) et Adrien Aristide (INSP), est un collectif inter-filières de l’INET (ingénieurs en chef, conservateurs de bibliothèque, conservateurs de patrimoine et administrateurs) et inter-écoles de la fonction publique (INSP, AgroParisTech, INP, etc.) qui mène des réflexions et travaille sur la prise en compte des enjeux environnementaux dans les politiques publiques. Les actions du Club de Strasbourg sont financées par l’INET et sont ouvertes aux professionnels de la fonction publique ainsi qu’aux écoles partenaires.
  3. Pour une synthèse récente, voir Brun O., Dastes M., Fortier M., Mattrat I., Pierre I., et Salio H., Culture et développement durable : vers la transition écologique des politiques culturelles, étude, 2022, INET.
  4. Le bilan carbone global de l’activité du musée du Louvre est équivalent à 4 millions de tonnes de CO2 équivalent, dont 99 % sont attribuées à la venue des visiteurs.
  5. L. no 2014-58, 27 janv. 2014, de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dite « loi MAPTAM ».
  6. Dir. no 2000/60/CE, 23 oct. 2000, établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau, dite « DCE ».
  7. D’après les informations fournies par Laëtitia Deudon et Annie Dumont, archéologues au ministère de la Culture.
  8. Deudon L., L’archéologie fluviale et ses perspectives de développement, rapport, 2023, INP.
  9. Guiony J. et Jardat U., « Les sites patrimoniaux sont un gisement de transformation écologique, sociale, économique et esthétique », Le Monde 17 sept. 2022.
×

A lire aussi