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Dossier

Danser pour se redonner de l’air

Chemin à ciel ouvert.
©Crédit : Romain Bianchi.
Le 26 août 2023

Avec Ciel ouvert (2019), une balade chorégraphique et musicale, et Micro-collisions (2021), une balade anthropocène avec Michel Lussault, le chorégraphe Frank Micheletti explore une pratique du geste dansé en espaces naturels et un cheminement écologique.

« Twa fey, twa rasin, jeté blyé ranmassé sonjé. » « Trois feuilles, trois racines, jeter c’est oublier, ramasser c’est songer. » Ti-Coca et Wanga-Nègès.

Des interrogations et des incertitudes accompagnent le déroulé de mes actions pour savoir comment poser un geste au plus juste et le transmettre pour qu’il résonne. Quelles situations, quelles relations et quels chemins s’ouvrent à nos expressions artistiques pour quel agir ? Raccorder quels mondes ? Avec qui et pour qui ? Quelles transformations de ces expressions et des formes de création allons-nous accompagner ? Quelles places auront-elles dans les différents territoires ? De l’air dans l’art ? Oui, à condition que l’air en vogue ne soit pas tant répété qu’il en devienne saturé. Comment contrecarrer les systèmes de normes qui s’emparent des comportements, des esprits et mettent en œuvre une concurrence généralisée ? Comment le mouvement corporel peut-il questionner notre position dans la société ? Qu’est-ce que danser ? Cela reste très ouvert…

La danse comme un « agir » en commun

Danser n’est pas seulement un acte de création ou de représentation. C’est aussi une expression collective qui traverse nos moments de vies, une manière de faire corps ensemble, de ressentir un « agir » en commun. Le point de vue dansant est animé par la question : qu’est-ce que le corps émet, transforme et traduit ? Suivant cela : comment prêter attention à ce corps et à celui des autres ? Ce corps qui, pour chacun, est le premier habitat. Ce premier territoire de vie, qu’en faisons-nous ? Et plus loin : qu’est-ce que ce mouvement incessant de personnes, d’objets, de matériaux, de particules de pollution et de bien d’autres choses fabrique comme genre de monde ? Comment être vivant au sein de l’ensemble du vivant dans l’enchâssement de toutes ces lignes de vie ?

Comme danseur et chorégraphe, je m’intéresse à la diversité de nos gestes, actions et mouvements ; comment ils se relient à des contextes très variables et débordent parfois la case de nos humanités. Le mouvement, matière à danser, concerne aussi quantité d’autres êtres et situations. Les mouvements d’un corps, d’une caméra, d’une foule, des yeux, des ailes d’un papillon, d’une symphonie, d’un récit, des marchandises, les mouvements de la rue, de réprobation générale ou de solidarité, de l’histoire, etc. Tous ces mouvements se déplacent et nous entraînent avec eux.

Debout, nous nous tenons sur un bout de nous-mêmes, dans un jeu avec la gravité. Nous sommes liés à la Terre, nous lui devons notre poids.

Nous avons des conduites gestuelles dans l’interaction avec le monde et déployons un répertoire d’actions dans nos microgéographies quotidiennes. Nous pouvons retrouver le sens de l’espace en sortant de l’arraisonnement technique parfois excessif où nous avons perdu pied. L’espace public s’appauvrit quand il se subordonne trop aux logiques marchandes.

La condition humaine : se tenir debout

Nous accordons, dans la scène spatiale, nos interactions, nos participations sociales qui formulent nos liens, nos urbanités relationnelles. Notre perception du monde nous est donnée à partir de nos corps et nous sommes entourés d’autres corps, tous importants.

Quand on y regarde de plus près, personne n’a la même démarche, nul n’est interchangeable. Passer à côté de cela nous empêche d’apprécier nos mouvements de tous les jours. Debout, nous nous tenons sur un bout de nous-mêmes, dans un jeu avec la gravité. Nous sommes liés à la Terre, nous lui devons notre poids. Il y a dans cette leçon de poids, dans notre fond postural simultanément tombant et érigé, le sol qui nous soutient et ancre nos mélodies cinétiques. Danser entraîne à penser le corps comme un champ de relations, un ensemble de processus et de devenirs. Parler depuis la danse, depuis les formes d’attention qu’elle perçoit dans tous les mouvements, depuis sa vigilance aux variations mineures, nous permet de voir l’expression de nos présences, dans les gestes.

Nous appartenons à la condition humaine et participons plus largement à la condition terrestre. Nos différentes cultures façonnent les représentations que l’on prête à nos corps. Corps qui naviguent dans des mondes conçus et s’inscrivent parmi des langues, des récits, des normes, des permissions et des codages. Ils sont souvent une cible, un enjeu, pris par les mécanismes de pouvoir, de contrôle qui l’investissent et le transforment. Devant les urgences de notre temps, soyons attentifs à ce que la transition socioécologique ne soit pas l’habillage vertueux d’un cadre fortement technocratique qui poursuit via la recomposition verte du capitalisme (son verdissement) le formatage des choses, des êtres, des collectifs et des territoires et le verrouillage de l’avenir.

Du mouvement comme expérience d’enchevêtrement social

Dès le début, avec ma compagnie Kubilai Khan Investigations, nous avons composé d’autres situations que celles des créations sur les plateaux des théâtres où se réalise la danse. En imaginant des pratiques artistiques au contact de pratiques sociales, culturelles et hybrides, nous avons tenté d’anticiper celles en train d’apparaître dans des lieux inédits. En prêtant attention aux mouvements (pas seulement celui dansé), nous participons aux différentes allures rythmiques de nos existences. Proposant des configurations de rencontres qui invitent à partager et ressentir le mouvement autrement, nous déployons la danse vers d’autres espaces et d’autres rythmes. Des « mises en expériences » où nous nous accordons différemment. Des projets de territoires qui confectionnent des modes d’action et des formats modifiés par les implications locales. Des recherches et des collaborations qui augmentent notre palette formelle et permettent des changements de focale.

Agissant comme une plateforme de créations plurielles, constituée d’une équipe cosmopolite qui crée régulièrement à l’étranger, la compagnie se ressource dans la particularité, la singularité et l’enchevêtrement des langages. Elle y trouve de nouveaux questionnements et terrains d’expériences. Observateur des espaces et des cultures spatiales, le groupe s’attache à reconnaître la particularité des lieux et le sens de passage des mouvements. Cette fabrique transversale revendique des angles diversifiés sur des sujets sociétaux en restituant une certaine complexité et un tact pour trouver les distances justes et maintenir les écarts nécessaires.

Elle collecte des matériaux précis, ciselés et situés pour composer des pièces chorégraphiques, des danses in situ, des installations, des créations sonores, des parcours, des balades en espaces naturels, etc., invitant les habitants à diverses rencontres sensibles et mouvantes sur nos relations avec la nature.

Nous avons perçu un champ de résonances, une danse commune et vibrante. Le monde ainsi appréhendé est un cheminement qui nous permet de resserrer nos liens avec l’ensemble des phénomènes vivants.

Se rendre disponible au paysage-relation

Il y a six ans, j’ai commencé un cycle de recherches que j’appelle « Ciel ouvert ». Je voulais sortir du studio de danse pour établir une pratique du geste dansé en espaces naturels. Marcher sur les sentiers pour entraîner les sens et leur perception. En extérieur, il n’y a plus la même régularité, aucun lissage, tout bouge sensiblement. À partir des caractéristiques des terrains, nos manières de bouger ne sont plus les mêmes. J’ai pris le temps pour mettre au cœur de cet apprentissage des formes d’attention qui épousent d’autres mouvements que les nôtres. Plus d’attention, plus de perception.

La nature n’est pas qu’un joli décor : c’est un foyer relationnel lié au vivant, aux matières animées et inanimées qui parcourent, entrelacées, leurs cycles. On se retrouve entouré d’autres corps en réciprocité de contact. Nos présences sont alors conjuguées avec celles des arbres, des ruisseaux, du chant des oiseaux, du vent qui nous familiarisent avec l’approche d’intelligences corporelles, kinesthésiques différentes. On ressent alors des espaces de résonances qui précisent nos conduites gestuelles dans l’interaction avec ce grand ensemble.

La nature n’est pas qu’un joli décor : c’est un foyer relationnel lié au vivant, aux matières animées et inanimées qui parcourent, entrelacées, leurs cycles.

Nous avons proposé des balades chorégraphiques, à ciel ouvert, associant la découverte de sentiers, la perception des différents milieux, l’observation participante et le geste dansé. Ces démarches invitent à une expérience sensorielle des lieux, « un paysage-relation » 2, selon l’expression d’Édouard Glissant. Les chemins instillent un accordage particulier de nos corps. Une ouverture, un sentiment d’espace, un apprentissage du monde qui est autour de nous. Nous nous demandons avec les participant·es : comment les différents corps se relient à leurs milieux ? Sur quels registres interagissent-ils ? Car les terrains de vie sont partagés. Observer les différentes manières d’habiter, de se mouvoir, nous font ressentir les interdépendances et tous les univers de sens, qu’ils concernent humains ou autres qu’humains. Ces expériences reconnaissent les diversités de faire monde, relancent des imaginaires singuliers et communs aux différentes espèces qui animent le vivant.

La danse comme découverte de l’enlacement du vivant

Nous appartenons à cet enchevêtrement de nature et de culture, nous sommes enlacés. Nous avons besoin de ce qui n’est pas nous. En amont de ces balades, je propose des stages en immersion paysagère qui permettent de mieux percevoir les zones de contact et les interactions avec les milieux en renforçant notre panorama sensoriel. Quel tact aura notre geste qui guide cette pratique ?

Ces projets ont bénéficié de résidences longues dans trois parcs naturels régionaux (PNR), ils ont circulé dans des territoires ruraux, montagnards, des vallées, ont voyagé et passé des frontières. Ils sont invités dans des maisons départementales de la nature, dans les programmes hors les murs des différentes institutions culturelles et dans des festivals. Ils poursuivent l’idée d’une écologie des sens et proposent des ateliers et des journées de plein air auprès des milieux scolaires, faisant appel au sensible pour réaliser ces médiations. Ciel ouvert s’alimente, saison après saison, des territoires traversés.

Ce rapport direct de nos pieds et de nos sens avec le paysage nous a permis d’entrevoir qu’il n’y avait pas un chaînage mécanique des formes naturelles. L’ordre immuable de propriétés et de lois est une lecture réductrice et fonctionnaliste des milieux. La terre n’est jamais une unité close sur elle-même, elle n’a de cesse d’être traversée par des existants et se constitue de ces frayages, de ces tracés multiples. Nous avons éprouvé que le sensible n’est pas seulement l’ensemble des données perceptives ou sensorielles. Il est avant tout une manière de déployer l’espace et le temps. En suivant les lignes de ce foisonnement minéral, végétal, animal et humain dans toutes ses formes, nous avons perçu un champ de résonances, une danse commune et vibrante.

Le monde ainsi appréhendé est un cheminement qui nous permet de resserrer nos liens avec l’ensemble des phénomènes vivants. Nous sommes alors tout autant « bougeants » que bougés, étonnés par ces mouvements en nous qui ne sont pas de nous. Dessaisissement, mouvement inintentionnel, qui nous place au sein d’un ensemble que nous ne pouvons pas maîtriser. Leçon d’humilité de se sentir toucher par le vent, la lumière, les sons, dans cette symbiose entre nos sens, les milieux et les autres vivants. Façons de (re)garder les pieds sur terre. Agir sans agir, mais aussi façon de ménager (au sens de « prendre soin des êtres et des choses »).

Cette recherche que je poursuis sur les sentiers m’a révélé que nous partageons avec d’autres les modes d’apparition. Le sens de la représentation existe de manières multiples parmi les autres espèces. Les espaces sont des lieux de visibilité pour se manifester dans le champ des formes sensibles, mais ils servent aussi à se cacher pour se dissimuler et réapparaître ailleurs. L’humain ne détient pas seul les prérogatives d’échapper au règne de l’utilité et des nécessités vitales. Dans cette gamme d’apparition/disparition/ré-apparition surviennent la co-émergence de tous les corps. Cela génère des espaces d’inscriptions vers des empreintes, de tracés légers, furtifs, des tactiques d’effacement, d’éclipse, des boucles de répétition, des écarts, des dérobades, des espacements, des battements, des mélodies, etc.

La nature rappelle qu’elle est gorgée de temps et que nous pouvons, par sa médiation, vivre des sensations, des émotions et des durées qualitatives moins subordonnées aux mesures des cadrans, des quantifications pour nous sortir des écrans et du grand parc des machines. Cette peau de la Terre, complexe et réactive, où nous vivons tous : cellules, plantes, insectes, animaux et humains est notre séjour terrestre.

La culture pour éprouver un autre cheminement écologique

Autre cheminement : nous avons imaginé, avec le géographe Michel Lussault, un duo, sous une forme de balade anthropocène, Micro-collisions. Pas de deux entre un géographe et un chorégraphe où chacun, à sa façon, explore les notions d’espace. Un trajet pour mettre en partage perceptions et réflexions qualitatives sur le sens de nos activités, interrogeant le futur de nos villes et territoires. Questionnements de nos manières d’habiter et de traverser les lieux multiples, morcelés, diversifiés. Dans l’infinité des événements que nous ne regardons pas précisément, notre duo propose des approches sensorielles, géographiques et corporelles pour déchiffrer l’espace, ses traces, ses rythmes et ses circuits. Lectures de paysage, points d’ancrage de nos corps individuels et collectifs pour observer les emboîtements, juxtapositions et réseaux. Suivre les entrelacements dans les différents jeux d’échelles de ce partage des espaces. Ce duo-rencontre laisse passer des surprises et des décalages qui parfois brouillent les pistes. Ce décryptage est un pas de côté pour envisager d’autres façons d’être en relation.

Geste artistique enrichi d’une approche scientifique (et vice versa) pour des présences parallèles attentives à nos environnements. Le public participatif, là encore, ressent une « mise en expérience ». Les enjeux de transitions dans la culture invitent à adopter une vision plus transversale et coopérative. La culture ne se circonscrit pas seulement aux actes artistiques, elle se réalise aussi dans sa dimension anthropologique. Veillons à cette respiration et cet entrelacs de relations qui relient nos milieux et leurs (a)ménagements. Prenons le temps de ménager notre maison collective. Le monde n’est pas une machine. Cette crise écologique sans précédent est aussi une crise politique, sociale, anthropologique et existentielle. Cette folie du « tout mesurable » qui envahit la planète sous les noms d’économie, de biotechnologies qualifiées abusivement de « progrès » et de « développement » se révèlent mettre en danger les différentes formes de vie, « l’Habiter de la Terre ». Cela nous engage à un autre rapport au monde. La marge de tolérance a été franchie, il ne sera pas possible de rétablir le système existant. Considérer la Terre comme un grand vaisseau climatisable que nous pourrions contrôler est un déni.

Chemin à ciel ouvert.

J’ai insisté sur la dimension sensible que portent les variations matérielles de nos corps, qui les inscrivent dans des trames d’espace avec le temps. Ces corps adviennent toujours au pluriel, les uns avec les autres. Comment vivre avec les autres, humains et autres qu’humains, en respectant la diversité des modes de vie collectifs et interdépendants qui rendent la Terre habitable ?

Les mondes à venir en dépendent…

  1. Glissant É., L’Intention poétique, 1969, Seuil, Pierres vives.
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