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Désinnover, le futur de l’innovation ?

Le 10 septembre 2021

Le marketing de l’innovation reste puissant, mais semble désormais faire face à ses contradictions et à ses controverses. À l’heure de la crise du covid-19, le démarketing se revendique désormais médiatiquement comme une alternative sérieuse, notamment au travers de la préservation des patrimoines touristiques naturels. Là où tourisme rimait avec revenus et emplois, le tourisme de masse rime désormais avec destruction des milieux, inconfort et nuisances pour les populations humaines et non humaines habitantes de ces territoires.

L’innovation est la machine à rêves de nos sociétés. Elle se fonde sur notre croyance culturelle dans le pouvoir des hautes technologies associées au progrès et au développement, et sur notre addiction énergétique, accoutumés que nous sommes à la puissance « magique » de l’énergie pétrolière. Ainsi, les problèmes comme les solutions restent-ils majoritairement pensés dans un référentiel techno-solutionniste. Alors l’innovation continue sa course effrénée et nous enferme dans des « boîtes noires », systèmes complexes fermés, protégés, souvent sous le sceau du secret industriel, empêchant toute réparation. C’est le paradigme de la propriété intellectuelle et matérielle au service de toujours plus de croissance.

Mais cette fois-ci la croissance serait vertueuse car verte ? Le recyclage comme la généralisation des énergies renouvelables sont aussi des boîtes noires énergivores et dépendantes des fossiles, de nouveaux objets du système économique dominant, dont le moteur reste le profit. Le PIB et sa croissance restent les indicateurs et la mesure de notre bien-être et la sève de nos politiques publiques. Ces fuites en avant reposent sur un postulat non prouvé à ce jour : celui de la possibilité d’un découplage global, absolu, suffisamment rapide et durable dans le temps. Dans l’étude « Decoupling for Ecological Sustainability » de Vaden et al. de 20201, la conclusion des scientifiques est sans appel : dans un monde fini, faire du découplage notre stratégie principale ferait courir un très grand risque aux générations futures. La croyance au découplage n’a pas de fondement empirique et repose en partie sur la foi. Cette étude démontre aussi que ce n’est pas la quantité d’articles d’un même point de vue qui en fait la pertinence. Le corollaire est le danger des effets rebonds : l’ingéniosité que nous mettons à rendre plus efficient énergétiquement ou en termes de ressources ce que nous produisons est rarement suivie d’une décroissance de la consommation, bien au contraire.

Il nous faut donc conceptualiser d’autres types d’économie qui ne se basent pas sur la croissance. C’est là que la démarche low-tech nous propose un paradigme alternatif, fondé sur une sobriété conviviale, émancipée, qui adresse prioritairement nos besoins essentiels tout en tenant compte des ressources disponibles localement (humaines, non humaines, matérielles, patrimoniales, culturelles, etc). À l’heure où nos économies mondialisées révèlent leurs dépendances et vulnérabilités associées, elle peut être tout ou partie d’une stratégie s’inscrivant dans les limites planétaires au service des populations et des territoires, en leur proposant de bâtir et collaborer à un nouvel art de vivre individuel et collectif qui leur correspond, et en temps incertains, de collaborer à la sécurisation de leurs besoins essentiels – dont la sécurité alimentaire. Aller vers une économie de la post-croissance est un chemin : quel que soit le niveau d’engagement de la démarche – Lower Tech, Middle Tech, voire No Tech –, elle nous confronte à nos attachements réels et nos renoncements possibles.

L’écosystème low-tech est différent en beaucoup de points du système dominant : il est jeune, diffus et protéiforme. Les premières études disponibles montrent que ce sont souvent de petits acteurs, formés, profondément attachés aux valeurs de la low-tech (utile, accessible et durable), qui collaborent à l’échelle locale en réseaux et écosystèmes2. Dans ce cadre, le profit n’a d’intérêt que pour leur assurer une vie décente, être réinvestis dans des projets à l’image des valeurs portées, environnementales et sociales, et permettre des prix accessibles au plus grand nombre. La contribution et le partage des connaissances documentés en « open source » sous licences libres sont des fondamentaux. Être fidèle à ces valeurs pose pourtant un formidable défi du point de vue de la viabilité économique. L’essor et le passage à l’échelle de la low-tech dépendent de notre capacité d’émancipation vis-à-vis de paradigmes fondamentalement concurrentiels. Il faut de la collaboration démocratique, l’émergence de projets territoriaux, du temps (souvent long) pour se constituer en réseaux, des outils numériques pour la mise en réseau et le partage ouvert des savoir-faire. C’est ce qui apparaît comme les clés de voûtes de l’émergence d’écosystèmes territoriaux, faits de contributeurs, de producteurs, de consommateurs, voire de « prosommateurs ».

Dans un horizon de transition, on peut imaginer aboutir à une économie dite de la contribution telle que définie par Bernard Stiegler3 : 1/ les acteurs économiques n’y sont plus séparés en producteurs et consommateurs ; 2/ la valeur produite par les contributeurs n’y est pas intégralement monétisable ; 3/ c’est une économie des existences (productrice des savoirs vivre) autant qu’une économie des subsistances. Économies de la contribution, des interventions publiques, de marché et de dons peuvent cohabiter en un même projet politique à l’échelle d’un territoire. De nouvelles entités économiques dotées de nouveaux modes de gouvernances peuvent même constituer les cadres de cette nouvelle manière de « faire économie » (hybridation des économies dans des coopératives type SCIC, retour des régies municipales, etc.). La reconnaissance de cette nouvelle valeur sociale et environnementale peut aussi passer par la création d’une monnaie locale ou libre, permettant d’assurer une dynamique de territoire, créer des emplois locaux et pérennes, en maintenant sur place la valeur matérielle et immatérielle créée. Cela implique d’identifier les indicateurs locaux permettant de définir cette valeur.

Bien sûr, tout ceci questionne aussi les actions à conduire au niveau global : celles de la fiscalité environnementale et du travail, l’introduction de nouvelles normes comptables reconnaissant l’environnement et le social comme des capitaux au même titre que l’aspect financier, l’allègement et l’adaptation des normes et réglementations à ces nouvelles formes de collaboration, le partage de la responsabilité, la transparence sur la chaîne de valeur, la contribution des acteurs du numérique, la formulation d’un revenu universel, etc.

C’est à toutes les échelles que nous sommes invités à désinnover et ré-innover de manière systémique.

Le projet Glocal porté par l’association OseOns et ses partenaires, et soutenu par l’ADEME Île-de-France, propose de tester ces différentes approches : consultations démocratiques territoriales et définitions de communs nécessaires pour ce passage à l’échelle4.

  1. Vaden T., Lahde A., Majava A., Jarvensivu P., Toivanen T., Hakala E. et Eronen J. T., « Decoupling for Ecological Sustainability : A Categorization and Review of Research Literature », Environmental Science & Policy 2020, n112, p. 236-244, portant sur plus de 179 articles parus sur Web of Science entre 2009 et 2019.
  2. Low Tech Lab, Les enquêtes du Low Tech Lab : APALA et ENERLOG, avr. 2021.
  3. www.arsindustrialis.org
  4. Glocal Low-Tech : https://www.youtube.com/watch?v=OMdF0toJ7ZU
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