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Hériter des modèles organisationnels

Le 9 septembre 2021

Les organisations forment une brique fondamentale du fonctionnement de notre société et nous gageons qu’elles ont un rôle important à jouer dans sa transformation afin d’aller vers la soutenabilité. Mais par leur dimension extractiviste et productiviste, elles sont à l’origine des dérèglements liés à l’anthropocène. Ainsi, nous avons cherché à comprendre comment accompagner la redirection écologique des organisations pour les réorienter sur une trajectoire souhaitable et écologiquement compatible. La mise en lumière de ce dont nous héritons et qui sous-tend nos actions semble être un préalable pour mieux cerner ce qui nous conditionne et pouvoir s’en libérer. Un nouveau cap, cohérent avec ces constats, peut ensuite être dessiné. Enfin, la transformation de la culture des organisations et le changement du cadre structurel dans lequel elles s’inscrivent sont autant de leviers pour favoriser et impulser la redirection.

Prendre conscience : quel est notre héritage ? Comment le rendre visible ?

S’imprégner de l’anthropocène et prendre conscience de notre héritage

Notre héritage est celui d’un monde marqué par des activités humaines devenues incompatibles avec le maintien de l’habitabilité de la planète, ce qui menace l’ensemble du vivant. Se familiariser avec les constats de l’anthropocène grâce au concept de limites planétaires comme cadre d’illustration scientifique peut faciliter la prise de conscience de ce phénomène.

Dans sa dimension plus politique, l’anthropocène nous invite aussi à considérer les conséquences négatives de nos activités industrielles, aussi bien environnementales que sociales. Nous les avons délocalisées, en nous dédouanant souvent de toute responsabilité, dans des pays dits « moins développés » qui sont aujourd’hui les plus grandes victimes de nos pollutions et de la catastrophe écologique en cours.

S’intéresser à l’anthropocène implique d’acquérir une vision systémique des problèmes et de nos actions, car les phénomènes sont complexes, interconnectés et ne peuvent se penser que conjointement. Or, le schéma de pensée prédominant en Occident s’avère souvent linéaire, ce qui explique pourquoi il est si difficile d’appréhender cognitivement les enjeux de l’anthropocène et leur ampleur. Par exemple, nous priorisons l’enjeu climatique par rapport à la préservation de la biodiversité alors qu’il faudrait les penser de concert. Ce manque de vision systémique se reflète aussi dans le fonctionnement en silo de nombre d’entreprises et administrations. Les organisations pyramidales, régies par les procédures, la méfiance et le contrôle, ainsi que le monde de la recherche marqué par l’hyperspécialisation, doivent opérer leur mue pour être en mesure de s’adapter aux problèmes complexes et aux incertitudes du monde présent.

Par ailleurs, l’évolution de notre société a façonné certaines croyances qu’il nous semble nécessaire de remplacer car elles sont obsolètes et inadaptées aux enjeux du monde actuel. Il s’agit, par exemple, du mythe du progrès basé sur le techno-solutionnisme, qui nous sauverait du péril climatique, ou encore notre perception du vivant comme un vivier de ressources illimitées dans lequel puiser indéfiniment pour nos activités sans se poser de questions, alors que l’époque nous invite urgemment à repenser notre rapport à celui-ci.

Mettre en lumière le fonctionnement de l’organisation : révéler l’invisible

Pour mettre en évidence notre héritage et nourrir un diagnostic approfondi, l’enquête est une approche pertinente. Elle vise à partir de la réalité du terrain pour interroger à la fois les dimensions techniques et sociales de l’organisation. Elle rend visible son fonctionnement, en révélant ses flux (matière, eau, énergie, etc.), ses infrastructures ou encore ses relations. Elle donne à voir l’expérience vécue des différentes parties prenantes et l’impact que ses activités engendrent sur elles, sur son écosystème et sur le territoire sur lequel elle opère. Le bilan carbone et l’analyse du cycle de vie (ACV) sont autant d’outils pouvant étayer l’impact environnemental de l’organisation.

Pour comprendre plus précisément la dynamique d’une organisation et ce qui s’y joue humainement, l’entreprise de conseil en transformation SystOrga, propose un diagnostic culturel. Elle sonde, à travers un questionnaire adressé aux dirigeants et aux salariés, un ensemble de traits culturels associés à des dimensions du quotidien dans leur organisation. La synthèse de leurs réponses donnent à voir le paradigme organisationnel dominant dans leur structure et les aide à migrer, si nécessaire, vers un modèle organisationnel leur permettant de s’adapter aux grandes ruptures de l’anthropocène.

Enfin, identifier les imaginaires qui circulent dans l’organisation et les clichés qui sous-tendent son fonctionnement peut être utile. Comme l’explique l’entreprise de redirection écologique Sinon Virgule, « comprendre comment une croyance agit sur les comportements individuels et prendre conscience de l’influence des imaginaires dans les décisions est une étape indispensable pour s’en détacher et les remplacer ».

Repenser – Où veut-on aller ? Quel nouveau cap se donner ? Quels leviers de réflexion et d’action ?

Faire évoluer les imaginaires

Une fois pris conscience des imaginaires et des représentations qui sous-tendent le modèle actuel de l’organisation, il est possible de s’ouvrir à d’autres futurs qui prennent en compte les constats de l’anthropocène et s’inscrivent dans les limites planétaires. Pour cela, il est possible d’organiser des ateliers de prospective, de design fiction, de création de nouveaux récits, ou bien de décaler les regards par le biais de l’art, du théâtre, du rire ou encore de la littérature.

Définir des principes et se fixer un nouveau cap pour réorienter les activités

L’enjeu est de faire atterrir les organisations dans un espace sûr et juste pour l’humanité (au sens de la théorie du donut, conceptualisée par Kate Raworth). Cela signifie qu’elles doivent, d’une part, respecter les contraintes écologiques et les limites planétaires et, d’autre part, assurer une vie digne pour chaque être humain, aujourd’hui et demain, et leur permettre d’accéder aux biens élémentaires. Ces principes généraux se déclinent ensuite selon la nature, le secteur et les réalités spécifiques des organisations.

L’entreprise Norsys, par exemple, s’appuie sur trois principes éthiques inspirés de la permaculture : prendre soin des humains, préserver la planète, se fixer des limites et redistribuer les surplus. Ils constituent une boussole pour orienter la stratégie de l’organisation et toutes les décisions qui y sont prises.

Repenser le rôle des organisations, questionner leur finalité, redonner du sens

Les organisations doivent prendre leur part de responsabilités et s’interroger sur leur finalité et ce qu’elles apportent à la société. Comme le dit Fabrice Bonnifet, directeur du C3D, « l’entreprise de demain doit être contributive ». Les questions suivantes peuvent orienter la réflexion : Qu’est-ce qui manquerait à la société si mon entreprise n’existait pas ? En quoi mon entreprise bénéficie-t-elle au bien commun ? En quoi est-elle néfaste ? Quel modèle de société sous-tend-elle ? La mise en perspective de ces réponses avec les enjeux de l’anthropocène permet de nourrir la réflexion sur la raison d’être de l’organisation. Pour être un réel moteur de transformation, la raison d’être doit être le fruit d’une concertation entre toutes les parties prenantes.

Se mettre en mouvement – Comment faire ? Quelles nouvelles pratiques développer ?

Insuffler une culture de la collaboration

Les organisations qui fonctionnent en silo sont inadaptées à la dimension systémique et transversale de l’anthropocène. Il est nécessaire d’ouvrir des espaces de dialogue entre les disciplines et de développer la capacité de collaboration des individus. Comme l’écrit Fabrice Bonnifet1, « nous avons désormais davantage besoin d’un état d’esprit solidaire que de génies solitaires ».

Par ailleurs, la collaboration doit dépasser les limites de l’organisation. La complexité des enjeux nécessite souvent de travailler à l’échelle de la chaîne de valeur, du secteur ou du territoire. La redirection écologique de l’aménagement urbain par exemple nécessite une évolution des cahiers des charges des collectivités, de la conception des bureaux d’ingénierie, des méthodes et matériaux utilisés par les entreprises de construction, des produits proposés par les fournisseurs, et touche directement au quotidien des habitants du territoire. L’approche consistant à mettre tous les acteurs de l’écosystème autour de la table doit ainsi être privilégiée comme levier efficace de transformation. À leur tour, les approches de design participatif et les outils d’intelligence collective facilitent la collaboration entre toutes les parties prenantes.

Mettre en place des terrains d’expérimentation : des laboratoires de redirection écologique

Afin de permettre l’émergence de nouvelles idées et de nouvelles voies, un prérequis consiste à instaurer un cadre de confiance et de sécurité propice à la libération de la parole, des énergies, des envies et de la créativité. L’expérimentation et la culture de l’essai-erreur doivent également être valorisées. Les laboratoires d’innovation qui ont émergé au sein des organisations tant privées que publiques au cours des dix dernières années font figure d’espaces propices pour tester de nouveaux modèles car ce sont souvent des lieux d’interdisciplinarité et des bulles d’expérimentation autonomes, affranchis du cadre traditionnel de l’organisation. Leur finalité doit cependant être repensée au prisme des enjeux de l’anthropocène, à l’image du metrofitting dont parle Tony Fry2.

Il s’agit de réinventer des activités économiques favorables à l’insertion sociale dans un contexte de redirection écologique et d’encourager l’émergence d’activités low-tech adaptés aux espaces « à contraintes », à l’image des parkings souterrains, et frugales en matière de consommation d’énergie.

S’organiser en interne et s’appuyer sur les pionniers

Au sein même des organisations, certains individus sont particulièrement au fait des enjeux environnementaux et sociaux et souhaitent s’engager pour faire évoluer leur activité, et ceci quel que soit leur niveau hiérarchique. Depuis plusieurs années, des collectifs de salariés s’organisent et un collectif inter-entreprise, nommé « Les Collectifs », a vu le jour en avril 2021. Il semble particulièrement intéressant de s’appuyer sur ces forces vives pour imaginer les modèles de demain.

Faciliter – Faire évoluer le cadre structurel pour favoriser la redirection

L’État et les acteurs publics ont un rôle majeur à jouer pour favoriser et soutenir la redirection des organisations, notamment en faisant évoluer le cadre réglementaire et les règles du jeu régissant l’économie, en instaurant un assouplissement des contraintes et exigences liées à la gestion des biens communs.

Premièrement, la définition même d’une société commerciale doit être actualisée car elle ne fait mention aujourd’hui que de l’association entre plusieurs personnes, pour générer du profit. Même si la loi PACTE de 20193 introduit la notion de société à mission et de rôle sociétal de l’entreprise, c’est encore insuffisant car uniquement basé sur une logique de volontariat.

Par ailleurs, la gouvernance des organisations est à repenser afin d’introduire davantage de pluralité dans les organes décisionnaires, favoriser une meilleure prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux, et réintroduire une logique du temps long et de l’intérêt général dans le cadre d’une politique d’inclusion sociale par la participation citoyenne. Le fonctionnement des conseils d’administration (CA) doit par exemple évoluer. Selon Fabrice Bonnifet et Céline Puff Ardichvili, leur constitution « reste trop conformiste et conservatrice, avec insuffisamment de personnalités issues du monde scientifique, académique et associatifs ». Une piste à explorer serait d’introduire au sein des CA, des d’experts des écosystèmes naturels, davantage de représentants des salariés ou encore des représentants d’organisations non gouvernementales (ONG) ou de la société civile. Par ailleurs, de nouveaux modèles de gouvernance plus participatifs émergent et demeurent à explorer.

Enfin, les indicateurs (chiffre d’affaires [CA], produit intérieur brut [PIB], etc.) qui guident le pilotage des organisations et de l’État sont à reconsidérer car ils sont inadaptés à la prise en compte des enjeux sociaux et écologiques. L’évolution des règles comptables semble incontournable et l’expérimentation en cours autour de la comptabilité triple capital – financier, naturel, social – permet de repenser la nature de la valeur créée.

Les critères d’évaluation des appels d’offre, notamment publics, doivent quant à eux évoluer pour favoriser les produits et services durables et la redirection des activités. La commande publique pourrait ainsi être un moteur de la transformation en incluant dans ses appels d’offres des critères sociaux et environnementaux exigeants et contraignants, ayant un poids majeur dans l’évaluation des propositions – là où le prix s’impose souvent comme le principal facteur de décision aujourd’hui.

  1. Fabrice Bonnifet est directeur développement durable et qualité, sécurité, environnement du Groupe Bouygues, et co-auteur de l’essai (avec Puff Ardichvili C.), L’entreprise contributive. Concilier monde des affaires et limites planétaires, 2021, Éditions Dunod.
  2. Voir l’interview de Tony Fry, p. 9-11.
  3. L. n2019-486, 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises.
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