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Révéler pour cohabiter : cosmologie inter-espèces

Le 10 septembre 2021

« La crise écologique systémique qui est la nôtre est aussi une crise de la sensibilité au vivant. J’entends par là l’appauvrissement des mots, des capacités à percevoir, des émotions et des relations que nous pouvons tisser avec le monde vivant », explique le philosophe et écologiste Baptiste Morizot dans Renouer avec le vivant1. Et si nous faisions de l’océan une responsabilité commune, un bien commun ? C’est le pari que nous nous sommes données, en soulevant l’enjeu de la cohabitation entre humain et non-humain sur le territoire de l’île de La Réunion.

Écosystème de la commande

Le risque requin est devenu sur la dernière décennie un sujet infiniment complexe sur le territoire de l’île de La Réunion. Le nombre d’attaques de requins ayant augmenté ces dernières années, les tensions se sont accrues, engendrant un espace conflictuel. Une divergence de point de vue ou de cosmologies existe entre les différents acteurs impliqués dans la gestion de cette crise. Cette divergence tient finalement à une vision qui dépasse la seule causalité du risque, elle tient aussi à une conception plus vaste de la place de l’homme au sein de l’écosystème (d’une manière générale). On perçoit un espace de frictions entre les différentes parties.

Face à la crise, de nombreux acteurs se sont mobilisés, tentant de développer des solutions pour y remédier. Beaucoup de données, matérielles et immatérielles se sont accumulées au fil du temps. Cependant, on observe que les données existantes ne sont visuellement pas représentées et demeurent, de ce fait, peu « inclusives », entraînant en retour des conflits à chaque étape, que ce soit sur le diagnostic, les causes ou les solutions – suscitant du flou, de la confusion, voire des polémiques.

Questionner la problématique en collectant, rassemblant et valorisant la donnée, conduit à établir un état de l’art. Les outils de représentation visuelle doivent en retour faciliter la compréhension des systèmes complexes. Nous avons besoin de voir. De quelle histoire s’agit ? Comment tout ça est en train, peu à peu, de se pacifier ? Quel(s) conflit(s) reste(nt) néanmoins vif(s) ? Quels choix ont été réalisés ? Quelles sont les modalités d’interactions ? Nous entendons par-là raconter une histoire, tirer, dénouer et détendre un fil, essayer de dépasser l’opposition entre la relation proie/prédateur et la relation conservationniste/animal afin de rendre visibles d’autres modalités d’interactions et moyens de cohabitation.

Quel type de design solliciter ?

Pour Alain Findeli, théoricien de design, au nombre des fondateurs de la recherche en langue française dans cette discipline, le design contribue à améliorer ou maintenir l’habitabilité du monde. Nous pouvons, à partir de cette définition, considérer que tout ce qui va à l’encontre n’est pas un design producteur de futur.

Nous bénéficions quotidiennement du fait que d’autres êtres vivants produisent de l’habitabilité pour nous et pour d’autres êtres vivants encore. Or, le design aujourd’hui ne construit pas un futur durable et équilibré sur une planète aux ressources limitées, aux écosystèmes fragiles et soumis aux aléas climatiques. Par opposition au design classique, industriel, nous proposons d’ouvrir un design qui, en contribuant à un monde habitable, inclut les interdépendances et les vivants. Le design est un moyen de faire évoluer les formes d’action individuelle et collective par une approche coopérative, démocratique et participative. Il est nécessaire aujourd’hui d’enquêter sur les pratiques, les usages et les relations entre les choses, plus que sur les choses2 elles-mêmes, séparément, ceci afin de révéler les liens et les tensions, et finalement de rendre visible l’invisible.

Enfin, nous entendons solliciter un design rétrospectif, capable de raconter une histoire, de mettre les faits « en contexte » tout en charriant un « impact émotionnel » et humain rendant ces récits plus sensibles et précieux.

Protocole d’enquête

L’enquête est nécessaire pour saisir les réalités du terrain et la spécificité des situations. C’est l’occasion de mobiliser à la fois l’ethnographie et le design pour conjuguer documentation et capacité à analyser, restituer et partager les résultats des investigations. Le design des communs assure une place aux points de vue de toutes les parties prenantes. L’enquête fait également entendre ces voix diverses et conduit ainsi à pluraliser les réponses à la crise climatique. La posture de l’enquêteur assure une plongée au cœur des systèmes complexes.

Une approche rétrospective

Au travers des différentes approches du design que nous mobilisons, l’objectif est de décrire l’existant grâce aux données récoltées lors de l’enquête. Partager l’espace de parole avec celles et ceux qui sont impliqué·es dans la crise du risque requin sur le territoire donne à voir les interdépendances entre les différentes parties prenantes, humaines et nonhumaines. Dans Ce à quoi nous tenons3, Émilie Hache décrit l’ambition d’une écologie pragmatiste : « Il s’agira de décrire au mieux des situations morales existantes ou en train de se faire. Je souhaite témoigner de ce/ceux à quoi/qui sont attachés les acteurs eux-mêmes. C’est-à-dire qu’il ne s’agira pas de dire ce qu’il faudrait faire mais d’essayer de décrire au mieux ce que les gens font. Non de prescrire qu’il faut changer de mode de vie, mais témoigner pour ceux qui le font ; non de suggérer que les scientifiques devraient s’adresser autrement aux non-scientifiques, mais s’intéresser au changement en train de se produire chez certains. »

Enquêter c’est aussi s’immerger dans le tissu relationnel du territoire et comprendre l’histoire dont il résulte. Avec une recrudescence d’attaques au fur et à mesure des années et des saisons, les acteurs se sont vus développer un large éventail de solutions afin de remédier à la crise. À travers les différents savoirs scientifique (d’écologues, d’éthologues, de géographes, d’urbanistes, etc.) ou encore vernaculaire, de l’ensemble des parties impliquées, l’intention est de de remonter à la racine de la crise.

Dans son ouvrage Que diraient les animaux si.... on leur posait les bonnes questions ? 4, la philosophe Vinciane Despret remet en cause nos idées reçues sur ce que font, veulent et pensent les animaux, et l’interaction que l’humain et l’animal entretiennent. Comme nous l’avons souligné, la démarche du design et de l’enquête renvoie à l’adoption de points de vue différents. Il est nécessaire pour cela d’élargir l’approche aux confins de l’éthologie pour questionner notre perception. « Restaurer notre capacité de regard sur le non-humain conduit à voir que tout progresse, communique, évolue, et que les distinctions qui semblaient prouver une supériorité humaine s’étiolent », écrit Baptiste Morizot dans Manières d’être vivant (ou Renouer avec le vivant)5.

Si nous voulons décrire les points de vue, il est essentiel de pouvoir s’attacher non seulement aux émotions, aux ressentis mais encore aux attachements de chaque individu. Prendre soin de l’autre pour construire, ensemble, des récits positifs.

Démarche

La démarche est identique à l’approche : mobiliser les outils d’enquêtes (photo, vidéo, cartographie, ateliers, pratiques théâtrales) pour, in fine, décrire visuellement une histoire.

Les cartographies sensibles aident à appréhender visuellement la complexité sur une échelle de temps donnée, de sorte à constituer une narration de l’histoire d’un territoire. Arne Naess, philosophe norvégien et fondateur du courant de l’écologie profonde, avance que tout ce qui est de l’ordre du sensible contribue à révéler des pans cachés de la réalité. Ces cartographies se déclinent en deux phases : la première concerne les cartographies dites « matérielles », à savoir des infrastructures, de l’urbanisation, des zones protégées, des zones d’accidents, des déplacements des humains et non-humains ; la seconde « immatérielle » s’intéresse davantage aux comportements humains et non humains, comme les usages et pratiques, les émotions, les ressentis intergénérationnels, la gouvernance, sous forme d’ateliers collectifs de projection positive, pour se rendre compte de tout ce qui a bougé ces dernières années et construire ensemble des récits. Nous entendons ainsi provoquer de la joie, de l’engagement, etc. Enfin, les pratiques théâtrales, comme le débat mouvant, mobilisent et invitent à la discussion. Autrement appelé design de médiation, il s’agit de susciter, articuler et faciliter le débat, car il est et se doit d’être vivace.

 

Méthode de représentation

Assembler. Converger. Cohabiter.

Par l’assemblage du travail d’enquête, des données collectées et des outils développés, nous travaillerons sur une forme plurielle. Cette réponse n’a pas pour vocation d’être solutionniste mais plutôt d’ouvrir des voies et des issues, de nouveaux imaginaires et des changements de perception. Elle est le liant entre des réflexions et des initiations collectives : un commun. Il s’agit par-là de représenter une cosmologie interespèces.

Redirection : rendre visible l’invisible

L’historienne Cristina Rivera Garza invoque la création comme un acte d’appropriation. Dans tout acte de création artistique on prélève quelque chose dans le collectif, quelque chose que l’on observe, qu’on retranscrit. On rend visible une forme d’appropriation. Puis, on parle de désappropriation, une fois reconnue et revendiquée cette appropriation, pour restituer à la collectivité ; en quelque sorte lui rendre hommage. Une manière d’inspirer la réflexion et les prises de décision collectives, d’instaurer un cadre de bienveillance où le débat, néanmoins, conserve toute sa place.

L’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing, dans son article « Imaginons un art de vivre dans les ruines du capitalisme » 6, évoque l’alliance au vivant comme stratégie anthropocénique. Elle envisage notamment de « partir à la recherche des alliés inespérés pour former de nouvelles stratégies de survie, inviter de nouvelles collaborations. Vivre avec le trouble ». Collaborer pour mieux vivre ensemble. Pour établir une réciprocité entre vivants. Faire cohabiter les points de vue pour construire collectivement un nouveau paradigme et faire coexister des formes de vie plurielles. Tout ce travail d’enquête et de représentation invite implicitement à rediriger les modes de gestion du territoire dans son ensemble.

  1. Morizot B., Renouer avec le vivant, 2020, Socialter.
  2. Acteurs humains, acteurs non humains, organisations, disciplines, imaginaires, art, etc.
  3. Hache É., Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, 2019, La Découverte.
  4. Despret V., Que diraient les animaux si…. on leur posait les bonnes questions ?, 2014, La Découverte.
  5. Morizot B., Manières d’être vivant, 2020, Actes Sud, 2020 ; Renouer avec le vivant, op. cit.
  6. Lowenhaupt Tsing A., « Imaginons un art de vivre dans les ruines du capitalisme », L’ADN 14 oct. 2020.
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