Et si la sobriété foncière était le point de bascule de l’aménagement vers le ménagement des territoires ?

Le 22 mai 2024

Cet article est tiré du mémoire intitulé De la sobriété foncière au ménagement des territoires réalisé dans le cadre du master of science Stratégie et design pour l’Anthropocène. Il est issu d’une enquête réalisée en Ille-et-Vilaine auprès d’élus et de techniciens sur leurs définitions de la sobriété foncière, sur les enjeux de leur territoire au regard de ce sujet ainsi que sur les peurs, les défis, les doutes que cela leur pose. Cet exercice était aussi l’occasion de porter une réflexion plus large et plus radicale que la sobriété foncière, en confrontant les notions de « care » et de « maintenance » à l’(a)ménagement du territoire.

Un imaginaire du projet, de l’investissement et de l’innovation dans l’aménagement des territoires

Si quelques chercheurs se sont intéressés à la notion de « projet », il semble que cela soit encore un élément vu comme évident, qui ne questionne pas. J’entends par là une construction neuve, une nouveauté, définie dans le temps, qui a donc un début et une fin. Martin Giraudeau et Frédéric Graber1 le définissent comme « une intention indéterminée, qui, peu à peu, se concrétise. Au fur et à mesure d’un projet, les choses se dessineraient à travers une multitude de décisions qui peu à peu donneraient sa forme finale à l’objet du projet ». Cette intention du projet, qui projette, qui « développe » et qui soutient des imaginaires dominants dans l’aménagement du territoire tel que « le développement territorial », l’« attractivité territoriale » ou même « l’innovation territoriale ».

« L’aménagement du territoire se fait par projet » 2, nous dit Frédéric Graber. Le projet est intimement lié à la notion « d’utilité publique », apparue sous l’Ancien régime. Cette notion, finalement assez vague, ne cherche pas à faire débat : les consultations dites d’« utilité publique » ont souvent un caractère très technique qui les rend peu appréhendables et les données utilisées ne sont pas toujours vérifiables, car indisponibles publiquement. Les enquêtes d’utilité publique font ressortir l’une des composantes phare de l’imaginaire du projet dans l’aménagement urbain aujourd’hui : il vaut mieux être quelqu’un qui se lance avec enthousiasme et dynamisme dans les projets, qu’être vu comme quelqu’un qui les remet en cause, voire qui milite pour les arrêter. L’argument imbattable d’un projet qui fait vibrer tous les élus est évidemment la création d’emploi, bien que l’on sache rarement combien on en gagne pour combien on en perd et sur quelle temporalité. C’est de cela dont sont empreints les imaginaires du projet aujourd’hui : comme une évidence intrinsèque, qui ne peut être remise en cause, car elle répond à des problèmes et des objectifs précis, notamment celui du besoin de création d’emplois et du besoin en logement. « Faire projet » fait de nous un bon décideur, un bon ingénieur et un bon citoyen qui n’a pas froid aux yeux. Mathieu Daujam3 nous explique que dans un imaginaire où l’humain est au centre du monde, où il s’en croit maître et possesseur, un monde qu’il croit pouvoir « lire en totalité et avec précision », il n’y a aucune raison de douter de ses projets. « Faire projet » reviendrait à « bloquer le mouvement et à plier le monde à ses exigences ».

Le foncier, la neige de l’aménagement

Pendant longtemps, comme pour beaucoup d’autres ressources d’ailleurs, nous avons cru que le foncier serait toujours disponible. Il suffisait de construire sur un champ en sortie de bourg, puis sur un autre un peu plus loin. La sobriété foncière est encore un choc pour de nombreux élus et acteurs des territoires. Pensons aux stations de ski, comme à Métabief4, qui voient la neige reculer chaque année : comment continuer à se développer ? Comment faire territoire sans elle ? L’analogie fonctionne bien aussi avec le foncier, neige de l’aménagement5. Comment développer le territoire s’il n’y a plus d’espace où construire ? Comment faire des projets sur un territoire si l’on ne peut plus prendre possession de sa ressource première, le sol ? Si la sobriété foncière n’est pas une révolution dans l’aménagement (elle questionne encore assez peu les modèles de développement et d’attractivité), elle pose des premiers jalons : brèche dans la façon de penser et de faire les territoires par une prise de conscience massive que le sol est une ressource, et qu’elle est rare.

Pourtant, il nous faudrait prendre le temps d’une pause, pour en abandonner sûrement beaucoup et se demander honnêtement et démocratiquement de quoi avons-nous besoin, car le sol est rare.

Je ne crois pas qu’on puisse endiguer d’un seul coup l’imaginaire du projet, et je ne suis même pas sûre que ce soit souhaitable. Pourtant, il nous faudrait prendre le temps d’une pause, pour en abandonner sûrement beaucoup et se demander honnêtement et démocratiquement de quoi avons-nous besoin, car le sol est rare.

Maintenir nos territoires et en prendre soin

Si la sobriété foncière n’est pas le grand soir dans le ménagement des territoires, elle a au moins le mérite de glisser le pied dans la porte afin de faire émerger d’autres idées. J’ai souhaité tirer le fil du « ménagement » des territoires, et les confronter à des notions qui peuvent paraître éloignées au premier abord : la maintenance et le soin.

« [La maintenance] ne fait jamais événement, elle ne s’organise pas autour d’une disjonction entre deux états du monde, elle se déploie dans les interstices des jours et des nuits, où rien ne semble se passer », nous expliquent Jérôme Denis et David Pontille6. C’est une affaire du quotidien, faite par des personnes souvent invisibilisées. C’est travailler, faire durer ce qui existe déjà, comme les bâtiments, les routes et les infrastructures en général, avec une forme de sensibilité envers ces choses. On peut y voir aussi une autre façon de penser ce fameux « développement durable », par la mise en valeur du terme « durable », plutôt que du « développement », avec un usage raisonnable de notre patrimoine commun, le sol, par exemple, à transmettre et non à faire fructifier.

Les théories féministes du care, ou du soin en français, portent un discours similaire à la maintenance qui peut être lié au ménagement des territoires. En se souciant de l’autre, de son altérité, qu’il soit humain, animal, non-humain, sol ou territoire, nous reconnaissons un « besoin de care » 7. Cette responsabilité d’un travail quotidien du prendre soin se confronte à aux imaginaires de l’aménagement classique, où la puissance de l’humain fait sien le territoire. Attention, il n’y a pas de disposition dite « féminine », qui viendrait d’une certaine « nature » de la femme qui aurait des qualités intrinsèques de care. Il s’agit cependant de rappeler que c’est un apprentissage à la sensibilité et à l’humilité. Des qualités qui font cruellement défaut quand on parle d’aménagement des territoires, où le toujours plus grand, toujours plus haut, toujours plus innovant est de mise et où la concurrence fait le jeu de toute tentative de coopération. Le soin des choses n’est pas seulement une pratique ou une action tournée vers un autre être, ou une chose, mais aussi une volonté, une acceptation à donner une réponse : « Prendre ses responsabilités, c’est donc à la fois répondre à l’appel des choses fragiles et répondre à leur devenir, s’en faire les obligés. » 8

Prendre les lunettes de la maintenance et du soin pour regarder nos territoires, c’est aussi une façon de réhabiliter la technosphère. Michel Callon et Bruno Latour mentionnent la « délégation » 9 : si on suit une action à la trace et qu’on détaille les actes qui constituent l’action, il y en a un sacré paquet qui est confié à des objets, à des choses. Bien sûr, il y a des infrastructures et des matériaux qui sont néfastes pour mener les transitions écologiques et sociales, tout comme certains sols qui font aussi partie de la technosphère tellement nous les avons anthropisés. Cependant, parfois, souvent, nous en avons encore besoin, nous ne savons pas encore faire sans, ou alors nous ne l’avons pas imaginé et validé collectivement. Il faudrait les fermer, les démanteler, mais ce sont des processus nécessairement longs et démocratiques qui demandent de renouveler totalement notre vision de l’aménagement vers le ménagement des territoires.

« Peut-être qu’en aimant, au moins un peu, les choses dont nous faisons l’usage, nous saurons nous rendre attentifs aux fragilités que le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui s’efforce de masquer. » 10 Les notions de maintenance et de soin peuvent être des leviers pour forger un nouvel imaginaire de nos territoires. Il s’agit de faire acte de modestie et de s’emparer d’une forme de vulnérabilité pour la mettre au cœur d’un projet collectif de ménagement des territoires.

Un débat nécessairement collectif, pluriel, démocratique et situé

Quand on parle d’aménagement, notamment de sujets qui peuvent d’abord paraître techniques, comme la sobriété foncière, les habitants sont souvent mis de côté. Cela ne les concernerait pas directement, ils ne comprendraient pas les tenants et les aboutissements, etc. De même, la sobriété foncière vient souvent cristalliser la peur de ne plus pouvoir accueillir celles et ceux qui pourraient venir s’installer sur le territoire, plutôt que d’avoir des réflexions sur celles et ceux qui vivent déjà là.

Il s’agit de faire acte de modestie et de s’emparer d’une forme de vulnérabilité pour la mettre au coeur d’un projet collectif de ménagement des territoires.

« La maintenance est ainsi le point précis où le développement durable rencontre la justice sociale », nous dit Pierre Caye11. Prendre soin de nos territoires, c’est aussi se demander pour qui et par qui. C’est réaliser qu’il y a déjà des personnes qui font acte de soin et de maintenance, mais qu’elles sont souvent invisibilisées, comme si on pouvait s’en passer. Assez de crises nous ont pourtant montré que non. Pourtant, passer de l’aménagement au ménagement demande des compétences peut-être encore peu présentes dans nos professions de « faiseurs » de ville et de territoire : de la douceur, de la responsabilité, de la patience, etc. Porter attention à nos territoires, c’est porter attention à nos espaces de vie, à notre corps, premier de nos espaces12. Les urbanistes deviendraient alors des professionnels du ménagement, et donc de l’écoute.

La première étape pour aller-vers le ménagement des territoires serait d’appuyer sur pause et de prendre le temps du débat. Prendre le temps d’expliquer les enjeux écologiques et sociaux aux habitants, comme les ont très bien compris, et plutôt facilement, les participants à la Convention citoyenne pour le climat. Questionner le rôle des élus, des maires, dans ce qu’ils peuvent faire, même s’ils ne construisent pas, même s’ils ne font pas toujours du neuf, du nouveau, de l’innovant : quel devient leur rôle dans le ménagement du territoire ? Et puis bien sûr, discuter et débattre localement, à une échelle de vie, de quoi avons-nous besoin ? De quoi dépendons-nous ? Qu’est-ce qui doit être fermé ? Par qui ? L’objectif est moins un arrêt complet de projets qu’une redirection nette, démocratique, écologique et nécessairement située de leur trajectoire.

  1. Giraudeau M. et Graber F., « Le seuil de l’action. La décision préalable dans l’histoire des projets », Entreprises et histoire 2019/4, no 97, p. 40-57.
  2. Graber F., Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française, 2022, Éditions Amsterdam, Multitudes.
  3. Daujam M., « Le projet ou l’histoire d’une méprise », Empan 2002/1, no 45.
  4. Erard O., « Métabief : quels futurs pour l’après ski ? », dixit.net 2 mai 2023.
  5. Bonnet E., « Avec les organisations et les territoires sentinelles », dixit.net 10 oct. 2023.
  6. Denis J. et Pontille D., Le soin des choses. Politique de la maintenance, 2023, La Découverte, SH, Terrains philosophiques.
  7. Molinier P., Paperman P. et Laugier S., Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, 2021, Payot, Petite bibliothèque.
  8. Ibid.
  9. Callon M., « Sociologie de l’acteur réseau », in Akrich M., Callon M. et Latour B. (dir.), Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, 2006, Presses des Mines, p. 267-276.
  10. Denis J. et Pontille D., Le soin des choses. Politique de la maintenance, op. cit.
  11. Hilliaire N., « Conversation avec Pierre Caye », Arts hebdo média 19 févr. 2021.
  12. https://chaire-philo.fr/porter-attention-aux-territoires-michel-lussault/
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