Revue
Anticipations publiquesL’urbanisme, une clé d’entrée pour lutter contre les inégalités de santé

Le changement climatique renforce les inégalités sociales et territoriales de santé, avec une exposition différenciée des populations aux canicules, aux épidémies ou aux pics de pollution, selon leurs conditions d’habitation. L’accès aux soins reste néanmoins un facteur de santé minoritaire. D’autres déterminants, tels que l’environnement, les modes de vie ou les facteurs socio-économiques, ont un impact plus significatif sur la santé des populations. Or, les politiques publiques locales peuvent influencer ces déterminants par les choix d’urbanisme et d’aménagement. Forte de ce constat, l’équipe municipale de Grenoble a entamé une démarche pour intégrer la santé comme critère central dans les futurs projets d’aménagement de la ville.
Lors de l’édition 2025 de la Biennale des villes en transition, organisée par la ville de Grenoble, une table ronde a réuni le 15 mai 2025, au Palais des sports, des professionnels de santé et des urbanistes sur le thème « Quelle santé à Grenoble en 2040 ? ». S’appuyant sur une fresque immersive reliant différentes scènes de la ville, dans une vision prospective (voir encadré), les discussions ont fait état des liens étroits entre les choix d’aménagements à venir et la lutte contre les inégalités de santé. Une démarche intégrée qui, malgré des limites opérationnelles et structurelles, s’appuie sur une planification ambitieuse.
Le logement, un déterminant majeur des inégalités de santé
Les inégalités de santé ont une dimension à la fois sociale – l’appartenance à une catégorie sociale – et territoriale – reflet des disparités socio-économiques des territoires1. Or, « le changement climatique a un impact important sur ces inégalités […] les personnes les plus fragiles sont plus exposées aux canicules, ou aux épidémies », a rappelé Thomas Rabourdin, directeur de la Communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) sud-est grenoblois. L’approche par les déterminants de santé intègre ainsi l’ensemble des facteurs qui, soit pris isolément, soit combinés entre eux, influencent positivement ou négativement l’état de santé d’une population2.
Parmi ces facteurs, le logement constitue un déterminant majeur des inégalités de santé. La ville de Grenoble compte 100 000 logements, dont les deux tiers ont été construits avant 1975. Plus de 80 % des Grenoblois sont exposés aux îlots de chaleur3. Anouck Hermelin, médecin à l’Association de gestion des centres de santé de Grenoble (AGECSA), a regretté que « le mal-logement, c’est notre quotidien dans les consultations », en rappelant qu’il est la cause de 130 000 décès par an en Europe4.
Historiquement, le lien entre urbanisme et santé était centré sur la maîtrise des risques infectieux. Ces dernières années, ce lien a évolué vers une conception plus élargie. Les maladies chroniques, par exemple l’asthme des personnes vivant dans des logements mal ventilés, ou encore la santé mentale5 sont désormais prises en compte. En effet, les fortes chaleurs peuvent entraîner des troubles d’humeur et du comportement, tandis que les « problèmes d’insonorisation de certains logements génèrent des nuisances sonores et donc du stress », a poursuivi Anouck Hermelin.
À Grenoble, une démarche intégrée entre santé et urbanisme
Conscients de ces enjeux, les élus de la ville de Grenoble ont mis au centre de leurs préoccupations, dans la démarche « Grenoble 2040 », un urbanisme favorable à la santé. Celui-ci « vise à encourager des choix d’aménagement et d’urbanisme qui minimisent l’exposition des populations à des facteurs de risque (polluants et nuisances, isolement social, etc.), maximisent l’exposition à des facteurs de protection (activité physique, espaces verts, etc.), et qui présentent des co-bénéfices en termes de santé-environnement et de lutte contre les effets du changement climatique » 6.
Les élus de la ville de Grenoble ont mis au centre de leurs préoccupations, dans la démarche « Grenoble 2040 », un urbanisme favorable à la santé.
Deux documents socles définissent cette politique de santé : le contrat local de santé (CLS) adopté début 2025, et le plan municipal de santé (PMS) pour la période de 2024 à 2028. D’autres agglomérations en France, comme Caen ou Rennes, ont aussi adopté des plans locaux de santé. Mais le parti pris de la ville de Grenoble pour ce PMS a été de le décliner par déterminants de santé – respirer, se nourrir, se loger, etc. – plutôt que par thématiques de santé ou publics cibles.
Les déterminants de santé comprennent certes le patrimoine génétique et l’accès aux soins, mais ce sont surtout les modes de vie, les facteurs socio-économiques et les facteurs environnementaux qui impactent à 70 % la santé des individus7. Et ces facteurs sont tous « influençables par l’acte de bâtir », a relevé Simon Davies, vice-président de la fondation Architectes ingénieurs associés (AIA). En les intégrant au plus tôt dans la conception des projets, cela entraîne « une myriade de micro-influences », telles que des ambiances sensorielles ou des systèmes d’exposition ou d’ombrage, certes « peu visibles », a-t-il poursuivi, mais bénéfiques sur la santé.
Le PMS 2024-2028 comprend aussi des actions phares comme « le permis de louer », outil visant à encadrer les mises en location dans le parc privé, en s’assurant au préalable de leur décence. À Grenoble, ce n’est pas anodin, car le parc privé potentiellement indigne est estimé à 1823 logements, soit 2,6 % de ce parc8. Une autre action consistera à végétaliser 25 cours d’écoles et de crèches d’ici à 2027, et à les rendre accessibles au public lors de fortes chaleurs.
Deux autres documents encadrent cette démarche intégrée entre urbanisme et santé. La Stratégie éco-santé, adoptée en 2025, s’appuie sur l’outil donut9 pour déterminer un plancher social et un plafond environnemental, selon des thématiques comme l’air, l’eau, le bruit ou l’habitat. La Charte de l’habitat et de la construction favorables à la santé a été élaborée en 2023 avec le concours d’acteurs de la construction et d’experts de la santé, complété par une enquête auprès d’un échantillon de 600 habitants. Son approche en entonnoir, de l’échelle du quartier à celle de la résidence puis du logement, présente des exemples de réalisations et des recommandations, que les acteurs de l’urbanisme et du logement sont invités à suivre pour élaborer leurs projets.
Une politique volontariste qui se heurte à des limites
Ces outils fournissent un cadre favorable à la lutte contre les inégalités de santé, toutefois « l’ampleur des défis est conséquente », a reconnu Pierre-André Juven, adjoint à la santé à la ville de Grenoble. La démarche se heurte en effet à plusieurs limites. Pour pouvoir réhabiliter tous les logements à horizon 2040, face aux vagues de chaleur, la commune est contrainte d’échelonner en se concentrant sur « les cas les plus prioritaires », dans un contexte de désengagement financier de l’État, a expliqué M. Juven.
Par ailleurs, cette réhabilitation ne suffit pas à répondre aux besoins, il faut aussi construire. Au vu du contexte géographique grenoblois qui limite les capacités d’extension de la ville, cela implique d’augmenter la densité urbaine. Ce qui suscite des oppositions très fortes. Pour M. Juven, « il y a donc paradoxalement le risque de rendre la ville inhabitable », et il faut alors selon lui « travailler dans des interstices en optimisant les petits fragments de ville ».
Les freins sont également d’ordre économique. Malgré les recommandations de la Charte, la ville n’a pas la main sur tous les choix opérés par les promoteurs immobiliers. Ces derniers ont un équilibre financier à tenir, ce qui devient complexe pour intégrer certains matériaux plus onéreux comme le bois. « Dans la pratique il faut discuter avec les promoteurs pour qu’ils jouent le jeu et poussent le curseur », a poursuivi M. Juven.
Enfin, Bertrand Vignal, paysagiste et urbaniste à l’agence BASE, a regretté l’absence d’une culture de partage d’expériences entre professionnels de l’habitat : « Dans notre domaine, l’accès à l’expérimentation est complexe et donc la réplicabilité est très faible. »
Deux documents socles définissent cette politique de santé : le contrat local de santé (CLS) adopté début 2025, et le plan municipal de santé (PMS) pour la période de 2024 à 2028.
Vers une approche transversale entre urbanistes, professionnels de santé et patients
Facteur de succès, le travail transversal entre urbanistes et professionnels de santé ouvre la voie aux premiers pour rester à l’écoute des retours du terrain et aux seconds pour faire de la prévention. Pour Simon Davies, il s’agit de « faire en sorte qu’on se parle […] en intégrant la santé à tous nos projets comme clé d’entrée ». Ce « travail interpersonnel et intersectoriel » doit également impliquer les usagers, a complété Thomas Rabourdin.
Présentée comme l’un des quatre principes majeurs du PMS 2024-2028, la santé communautaire a pour but de placer les populations en situation de décision, selon des logiques de solidarité entre pairs, de prévention et de médiation. Cette dynamique participative laisse entrevoir la possibilité d’un « design inclusif » dans lequel on convoque des « patients experts » pour « s’intéresser à leurs parcours », concluait Simon Davies. Et de prévenir : « Si l’on conçoit la ville pour des personnes sans troubles, on s’adressera à une minorité en 2040. »
Une fresque pour des quartiers favorables à la santé
16 portraits de quartiers basés sur l’expérience des habitants. 13 récits et scénarios prospectifs s’appuyant sur des mises en situation à partir de lieux réels. À l’arrivée, une fresque immersive de 26 mètres de long reliant différentes scènes de ce que pourrait être la ville de Grenoble en 2040. Ce travail, mené par la ville avec l’appui de l’Agence d’urbanisme de la région grenobloise (AURG), a permis de croiser les dynamiques, les fragilités et les ressources du territoire de la commune. Réalisée par l’architecte-illustrateur Gaétan Amossé, la fresque a pour but de stimuler les imaginaires « pour arriver à tirer tout le monde », estime Bertrand Vignal. Support au débat, elle devrait être présentée au public en 2026, dans le but de « tester les propositions de réhabilitation en cohérence avec différents enjeux, tels que l’isolement, les mouvements dans la ville, le mieux vieillir », a précisé Olga Braoudakis, chargée d’études territoires à l’AURG.
- Chevaillier G., Les inégalités sociales et territoriales de santé, 2021, École des hautes études en santé publique (EHESP).
- EHESP, Agir pour un urbanisme favorable à la santé. Concepts & outils, 2014.
- Ville de Grenoble, Plan municipal de santé 2024-2028, 2024.
- OMS, citée par Santé publique France, Le logement, déterminant majeur de la santé des populations, 2021.
- Ville de Grenoble, Charte de l’habitat et de la construction favorables à la santé, 2023.
- Roué Le Gall A. et al. (coord.), La santé en action 2022, no 459 « L’urbanisme au service de la santé ».
- Bipartisan Policy Center Health Program, 2012.
- Ville de Grenoble, Stratégie éco-santé, 2025.
- À ce sujet : Le Meur N., « Le ‘‘donut’’, une nouvelle boussole pour penser l’avenir des territoires ? », Horizons publics 2024, no 41, p. 86-91.