Revue
DossierÉvaluation de la réponse internationale à la crise du covid-19 : enjeux, difficultés et perspectives
Comment évaluer notre réponse collective à la crise du covid-19 ? L’intensité, la gravité et l’ampleur de la pandémie rendent l’exercice particulièrement compliqué. Il ne s’agit pas ici de juger de la réponse d’un acteur, d’une institution ou d’un pays spécifique, mais bien de notre capacité collective à répondre à une crise qui impose une réponse coordonnée et pensée au niveau global. Le caractère inédit mais aussi l’impact multidimensionnel de la crise (avec ses conséquences sanitaires, sociales, politiques et économiques, notamment) ont rendu cet exercice d’évaluation absolument inédit, dans un contexte international particulièrement sensible. Sur quels critères évaluer la réponse ? Avec quelles modalités pratiques ? Quels enseignements tirer ? Comment s’assurer que cet exercice d’évaluation ne sera pas instrumentalisé politiquement ? Retours sur les conclusions du groupe indépendant sur la préparation et la riposte à la pandémie mis en place par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
La mise en place d’un panel indépendant pour évaluer la réponse mondiale à la pandémie
L’Assemblée mondiale de la santé (AMS) de mai 2020 avait acté le principe d’« un processus d’évaluation impartial, indépendant et complet » de l’action internationale coordonnée par l’OMS pour répondre au covid-19, en vue « d’améliorer les capacités mondiales de prévention, de préparation et de riposte face aux pandémies ». Un groupe indépendant (Independant panel for Pandemics Preparedness and Response [IPPPR]) a été mis en place. Le directeur général de l’OMS, Tédros Adhanom Gebreyesus, a désigné un duo féminin à la tête de cette équipe : Hélène Clark, ancienne administratrice du programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et ancienne Première ministre de Nouvelle-Zélande, et Ellen Johnson-Sirleaf, ancienne présidente du Libéria. Leur mission était de constituer et de piloter un panel de personnalités chargées d’évaluer la réponse internationale. Les onze personnalités choisies pour faire partie de ce comité (Mauricio Cárdenas, Aya Chebbi, Mark Dybul, Michel Kazatchkine, Joanne Liu, Preciouis Matsoso, David Miliband, Thoraya Obaid, Preeti Sudan, Ernesto Zedillo et Zhong Nanshan) viennent de tous les continents, sont à parité de genre et appartiennent en partie du monde médical, mais aussi des mondes politique et économique. La présence du Français Michel Kazatchkine dans ce panel est tout à fait emblématique de ce multipositionnement, puisqu’il a été à la fois un chercheur reconnu, spécialiste de la lutte contre le Sida, un directeur de l’Agence nationale de recherches sur le Sida et les hépatites virales (ANRS), un directeur d’organisation internationale (le Fonds mondial de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme) et un ambassadeur pour le VIH et les maladies transmissibles du gouvernement français.
Le panel a travaillé pendant huit mois, assisté non seulement d’un secrétariat, mais aussi, et c’est une approche originale, d’une équipe de chercheurs : chacune des recommandations devant être fondées sur des résultats scientifiques (qui feront d’ailleurs l’objet d’articles dans des revues renommées, comme The Lancet2). Il a rencontré des spécialistes de tous les secteurs (soignants, chercheurs, patients, maires, dirigeants politiques, diplomates, fonctionnaires internationaux), organisé une quinzaine de tables rondes rassemblant 300 participants sur chaque sujet et longuement échangé avec les représentants et membres du secrétariat de plusieurs agences des Nations unies, dont l’OMS.
Ces huit mois se sont concrétisés en mai 2021 par la production d’un rapport intitulé, en français, Covid-19 : agissons pour que cette pandémie soit la dernière3. Ce rapport est accompagné de deux annexes importantes : un premier document d’analyse de la pandémie et de son évolution et un second document présentant une chronologie minutieuse des faits, réponses et gestes posés par la communauté internationale.
Les difficultés de l’exercice
Ce n’est pas la première fois que la réponse à des crises sanitaires internationales est évaluée. Un groupe d’évaluation composé d’experts indépendants avait, par exemple, été mandaté par Margaret Chan afin d’évaluer la qualité de la réponse internationale à la crise Ebola, analysant à la fois la réponse de l’OMS face à la pandémie et le respect par les États membres du règlement sanitaire international. Ses conclusions avaient provoqué une révision organisationnelle majeure de l’OMS et la création au sein du secrétariat d’un Health Emergencies Program, qui n’existait pas jusqu’alors. Un autre groupe indépendant de dix-neuf experts du monde entier, réuni par le Harvard Global Health et la London School of Hygiene & Tropical Medicine, a également publié un rapport sur la réponse mondiale à l’épidémie d’Ebola. Les deux panels ont été largement critiqués, le premier pour ses contradictions et son manque d’exhaustivité, le second parce qu’il appelait à une réforme globale de l’OMS, sans en définir précisément les modalités. L’exercice n’est évidemment pas simple.
Des enjeux multiples et complémentaires
Le premier enjeu d’une telle évaluation est évidemment de rendre compte aux États membres de l’OMS et des différentes organisations internationales, aux différents acteurs impliqués dans la riposte au covid-19 et plus largement, aux populations. L’évaluation montre en premier lieu à quel point la réponse a été diversifiée. Trois types de réponses ont été catégorisées par le panel, à l’échelle des pays : confinement agressif, stratégie d’élimination dès le début de la pandémie, et stratégie d’atténuation de la pandémie. Le panel note que certains pays n’ont toujours pas de stratégie clairement définie. Résulte de ces différentes orientations et choix une grande hétérogénéité des situations. La stratégie de confinement agressif a été dominante dans les pays d’Asie et du Pacifique (Chine, Corée, Thaïlande, etc.). La plupart des pays ont adopté, comme la France, une stratégie intermédiaire dite « d’atténuation », visant le confinement lorsque l’incidence dépassait un certain seuil ou lorsque la capacité hospitalière était sur le point d’être saturée. Les résultats les plus problématiques sont enfin identifiés dans le troisième groupe de pays (États-Unis, Brésil notamment), qui ont dénigré la science et sous-estimé, voire nié l’impact de la pandémie, retardé la mise en place d’action et laissé la méfiance s’installer.
Le deuxième enjeu d’une telle évaluation est d’analyser l’évolution de la pandémie et d’étudier plus spécifiquement la naissance du foyer infectieux, objet de nombreuses controverses (on se souvient des tensions diplomatiques, au début de la pandémie, quand Donald Trump utilisait de manière systématique l’expression « virus chinois », et des nombreuses polémiques, toujours en cours, autour de la naissance du virus). Le panel propose une chronologie méticuleuse4 en treize étapes, de la période d’impréparation précédant l’apparition du virus SARS – Cov2 jusqu’au futur de la pandémie. Au cœur du rapport, le panel s’attache longuement à retracer les premiers moments de la pandémie, du premier cas détecté en Chine le 16 décembre 2019, jusqu’à la fin mars 2020, date à laquelle l’épidémie s’était déjà largement propagée dans le monde. Le rapport met l’accent sur la réactivité des chercheurs et des soignants pour transmettre l’information, tout en pointant les lenteurs liées au système de notifications du règlement sanitaire international (dont les lourdeurs bureaucratiques semblent clairement inadaptées à l’exercice), le relatif « retard » de l’OMS pour déclarer officiellement la pandémie comme une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI ; niveau d’alerte le plus élevé que puisse décréter le directeur général de l’OMS, qui ne sera de fait déclaré que le 30 janvier 2020) et l’attitude relativement passive des pays durant les premières semaines qui ont suivi l’alerte.
Le troisième enjeu est de tirer des leçons, d’apprendre du passé pour améliorer la gestion des crises sanitaires futures (faire un bilan, identifier les points de blocages, les réussites, et les échecs de la gestion de la crise, capitaliser sur les « bonnes pratiques », mieux appréhender la complexité du contexte en « levant le nez du guidon »). L’aspect négatif le plus structurant du rapport est constitué par les diverses lacunes de préparation aux pandémies : financement insuffisant, lenteurs liées au fonctionnement et à la gouvernance du règlement sanitaire international, mais aussi attitude passive d’un grand nombre de pays à l’échelle nationale, impréparation et procrastination dans un contexte dans lequel les risques se sont largement multipliés ces dernières années (transport aérien accéléré, émergence d’agents pathogènes d’origine animale, réchauffement climatique, etc.). En ont résulté une riposte parfois limitée, des inégalités creusées, notamment en défaveur des femmes et des populations défavorisées, produisant un impact socio-économique majeur. Au-delà de ce bilan négatif, le panel tient également à souligner des aspects positifs, des « bonnes pratiques » sur lesquelles capitaliser. Sont, par exemple, citées l’exemplarité des soignants, une collaboration et une rapidité de la communauté scientifique sans précédent, notamment pour la mise au point des vaccins et le partage d’informations ayant permis l’identification de la séquence du génome du coronavirus. Par ailleurs, le rapport ne condamne pas l’OMS, soulignant son travail important de production d’avis et de recommandations, mais regrette en l’état actuel des choses le peu d’importance accordée à ses recommandations par les États membres.
Enfin, le quatrième enjeu est de faire des projections sur l’avenir et de proposer des pistes de transformation des institutions et des mécanismes en place : contribuer à une potentielle rénovation de la gouvernance sanitaire mondiale et potentiellement restructurer le dispositif institutionnel existant, pour améliorer les capacités de réaction, de coopération et donc l’efficacité des décisions et actions en santé mondiale. Cette évaluation est d’autant plus importante qu’elle pourrait inspirer l’évolution du paysage institutionnel de la santé mondiale qui se dessine pour les années à venir. Les recommandations du panel contiennent des propositions à court terme, sur la sortie de crise, mais également des propositions plus structurelles à moyen et long terme (voir encadré, p. 52-53).
Intérêts et limites de l’exercice
L’intérêt de ce type de rapport est avant tout de poser les bases d’un débat qui s’annonce complexe et tendu sur l’architecture de la gouvernance mondiale de la santé. Alors même qu’ils reprochent à l’OMS de ne pas avoir réagi de manière suffisamment forte, indépendante et rapide, les États membres sont-ils prêts à lui déléguer une partie de leurs prérogatives ? Le rapport préconise, par exemple, d’augmenter les cotisations des États membres aux deux tiers du budget du programme de base pour que l’OMS puisse avoir une indépendance financière réelle et de renforcer le caractère contraignant des obligations fixées par le Règlement sanitaire international aux différents États, ou les États accepteront-ils d’aller dans ce sens et d’autoriser, par exemple, que l’OMS puisse dépêcher sur place une mission d’investigation sans attendre leur accord officiel ?
Au vu de l’ampleur et de la complexité de la crise, l’évaluation ne devrait pas se contenter d’analyser la gestion multilatérale de la crise et la réponse apportée par l’OMS. Elle devrait idéalement évaluer, de manière beaucoup plus profonde qu’elle ne le fait ici, les décisions politiques et sanitaires des différents pays. On peut imaginer que les États membres accueilleraient difficilement cette démarche (et les comparaisons qui ne manqueront pas d’être faites), mais il est important d’insister sur ce point, dans une logique constructive.
Pour que les parties prenantes s’approprient les résultats d’une telle évaluation, celle-ci doit non seulement être l’objet d’un portage politique de haut niveau, mais elle doit être bâtie sur un véritable dialogue multi-acteurs (permettant une construction négociée et concertée des évolutions du dispositif). Il est en effet important d’éviter que les différents États organisent leurs propres enquêtes sur la réponse globale, au risque de politiser davantage la pandémie et d’accroître les tensions internationales déjà conséquentes. On se souviendra à titre d’exemple que l’OMS a été à plusieurs reprises le théâtre d’affrontements importants, notamment entre les États-Unis et la Chine.
Au-delà de l’évaluation de la réponse au niveau global, ne serait-il pas important de décliner, par exemple, l’exercice au niveau régional ? Au niveau européen, en particulier, il s’agirait de pointer à la fois les dysfonctionnements institutionnels. Les déséquilibres, les responsabilités et les manquements à la solidarité entre pays européens ont été, il faut le reconnaître, nombreux au début de la pandémie (on se rappellera notamment de la concurrence entre les pays européens pour l’accès aux masques), même si les exemples de collaboration n’ont pas manqué. La réussite d’une évaluation indépendante, honnête et courageuse sur ces points sera une condition sine qua non de la nouvelle « Europe de la santé » que de nombreux dirigeants européens appellent de leurs vœux. A minima, il serait pertinent d’appeler systématiquement à une coordination méthodologique entre les exercices d’évaluation dans les différents pays.
Par ailleurs, au niveau mondial comme au niveau local, les dispositifs d’évaluation doivent s’inspirer du panel de haut niveau et intégrer autant que possible la société civile. Les questions éthiques et sociales posées en conséquence de la crise sont nombreuses. Il est important que le débat qui va s’ouvrir sur la gestion de la crise intègre non seulement des institutions consultatives, des associations, des représentants des usagers, mais aussi, plus largement, des expressions citoyennes, dans une logique de démocratie sanitaire.
Enfin, au-delà du temps court et politique de l’évaluation, il sera important que les chercheurs prennent le relais et analysent en profondeur les dimensions économiques, politiques, sociales, psychologiques de la crise que nous sommes en train de traverser. Ce relais par la recherche doit être théoriquement anticipé en amont du processus d’évaluation, et va dans le sens d’une implication plus grande des acteurs de la recherche au sein du système multilatéral, facteur de dépolitisation des débats. L’un des apports de ce dispositif est d’avoir intégré une équipe de chercheurs, dont les travaux devraient être publiés dans des revues scientifiques dans les semaines qui viennent.
Il est important que l’ensemble des décideurs se saisissent réellement de ces analyses précieuses. Moins de 10 % des recommandations des précédents rapports liés aux différentes crises sanitaires (SRAS, MERS, Ebola) ont été suivies d’effets. Espérons que ce rapport ne restera pas « un rapport de plus » et que l’urgence de la situation conduira l’ensemble des acteurs à discuter collégialement de meilleurs moyens de nous protéger collectivement des futures pandémies auxquelles nous serons inévitablement confrontés.
Synthèse des recommandations du groupe indépendant sur la préparation et la riposte à la pandémie
I. – Consolider le leadership politique en santé mondiale
- Créer un conseil chargé des menaces pour la santé mondiale (Global health Threats council) ;
- Adopter une convention-cadre sur les pandémies ;
- Adopter une déclaration politique lors d’un sommet mondial.
II. – Recentrer et renforcer l’autorité et le financement de l’OMS
- Établir l’indépendance financière de l’OMS (2/3 de contributions des États membres) ;
- Renforcer l’autorité et l’indépendance du directeur général et des directeurs régionaux (mandat unique de sept ans) ;
- Renforcer la capacité de gouvernance du conseil exécutif ;
- Axer le mandat de l’OMS sur des orientations normatives, techniques et de politique générale ;
- Donner à l’OMS les moyens de jouer un rôle de direction, rassemblement, coordination sans, dans la plupart des cas, assumer la responsabilité des achats et fournitures ;
- Allouer des ressources suffisantes aux bureaux des pays de l’OMS ;
- Accorder la priorité à la qualité et aux résultats du personnel.
III. – Investir dès maintenant dans la préparation
- Que l’OMS fixe des cibles et repère nouveaux et mesurables pour les capacités de préparation et riposte aux pandémies ;
- Mise à jour par les gouvernements des plans de préparation par rapport aux cibles de l’OMS ;
- Officialisation de l’examen périodique universel par les pairs ;
- Inclusion dans le cadre de l’article IV par le Fonds monétaire international (FMI) d’une évaluation de la préparation aux pandémies.
IV. – Mettre en place un nouveau système adaptable de surveillance, de validation et d’alertes
- Mettre en place un nouveau système mondial de surveillance par l’OMS ;
- Doter l’OMS du pouvoir explicite de publier immédiatement des informations ;
- Habilitation de l’OMS à enquêter sur les agents pathogènes à risque pandémique ;
- Fonder les urgences de santé publique de portée internationale (USPPI) sur le principe de précaution.
V. – Établir une plateforme pré négociée pour les outils et fournitures
- Transformer ACT-A5 en plateforme véritablement mondiale pour les vaccins, produits de diagnostic, traitement et fournitures essentielles, en visant la fourniture de biens publics mondiaux ;
- Transferts de technologie et engagement pour les licences volontaires ;
- Établir des capacités financières et régionales pour fabriquer, réglementer et acheter des outils pour un accès équitable aux vaccins, diagnostics et fournitures.
VI. – Mobiliser de nouveaux financements internationaux pour les biens publics mondiaux que sont la préparation et la riposte aux pandémies
- Créer un mécanisme international de financement en cas de pandémie afin de mobiliser des fonds fiables supplémentaires pour la préparation aux pandémies et pour le débloquement rapide d’un financement d’urgence pour la riposte en cas de pandémie.
VII. – Mettre en place une coordination efficace à l’échelle nationale pour la préparation et la riposte aux pandémies en fonction des enseignements tirés de l’expérience et des meilleures pratiques
- Que les institutions nationales et infranationales soient dotées de capacités multidisciplinaires et d’une portée multisectorielle, que la prise de décision repose sur des bases factuelles ;
- Nommer des coordonnateurs nationaux chargés des pandémies ;
- Effectuer annuellement des exercices de simulation dynamique multisectoriels ;
- Renforcer la participation des communautés locales ;
- Augmenter le seuil des investissements nationaux en santé et de protection sociale ;
- Investir dans la communication relative aux risques.
- https://santemondiale2030.fr
- https://www.thelancet.com/
- https://theindependentpanel.org/mainreport/
- https://theindependentpanel.org/wp-content/uploads/2021/05/How-an-outbreak-became-a-pandemic_final.pdf
- Access to covid-19 tools accelerator (ACT-A) est un programme international visant à faciliter le partage d’outils et de données pour mettre fin à la pandémie le plus rapidement possible.