Revue

Dossier

Jeremy camus : « Notre idée de la gouvernance est indissociable d’une démarche de coopération »

Jéremy Camus
Pour Jérémy Camus, l'outil prospectif peut contribuer à nourrir une nouvelle vision politique.
©Thierry Fournier - Grand Lyon
Le 9 avril 2021

Lors des dernières élections municipales, les écologistes ont remporté de nombreuses collectivités urbaines. Au Grand Lyon, Jérémy Camus, nouveau vice-président chargé de l’agriculture, de l’alimentation et de la résilience du territoire, a pour mission de développer une démarche prospective associant mesures concrètes et dialogue public. Des idées jusqu’aux actes, retour sur les nombreux enjeux d’une feuille de route des plus ambitieuses.

Vous appartenez à une génération d’élus locaux qui promeut de nouveaux modèles de participation de la société civile. Au niveau local, croyez-vous en une forme de démocratie directe ?

Dans notre équipe, beaucoup d’entre nous viennent du monde de l’action citoyenne. En devenant élus, on ne peut que continuer à la soutenir. On s’est longtemps investis – avec les moyens à notre disposition – dans des associations et des entreprises, pour faire évoluer la société. On veut donc s’appuyer sur ces acteurs, quitte à intervenir pour susciter l’initiative citoyenne. On doit redonner envie aux gens de participer à la vie de la cité. Ça ne peut pas se limiter à passer le relais à des représentants une fois tous les six ans, il doit y avoir une implication de tous. La légitimité des élus n’est pas remise en cause, mais la question est de redéfinir leur place, leur rôle au sein de la collectivité, pour parvenir à bâtir collectivement une métropole « hospitalière », ouverte aux projets portés hors les murs.

Nous mesurons aussi pleinement la force des échelons institutionnels, et notre idée de la gouvernance est indissociable d’une démarche de coopération. Une métropole soutenable saura coopérer en interne comme en externe. Il y a des scènes de dialogue exogènes à construire. Aujourd’hui, on a du mal à trouver des espaces qui ne sont pas purement politiques ou purement techniques. On n’a pas encore de points de convergence qui nous amènent à une réflexion de territoire, sur un rayon de 50 kilomètres autour de la place Bellecour. Qu’est-ce que cela veut dire, « coopérer » avec d’autres territoires ? Et en interne, avec les habitants, les parties prenantes ? C’est ce que nous voulons inventer.

Comment conjuguer les apports de la créativité citoyenne et le « professionnalisme » des agents des services publics, forts de leur savoir-faire, mais également pris dans des habitudes, des certitudes et un certain langage ?

Typiquement, sur l’urbanisme, on voit de plus en plus de collectifs se monter pour s’opposer à des projets, parce qu’ils n’ont pas été assez consultés en amont. C’est un fait : l’acceptabilité des décisions dépend de plus en plus de leur degré de partage. Le prendre en compte dans sa gouvernance, ce n’est pas être utopiste, c’est être pragmatique.

En la rapprochant le plus possible des usagers, on redonne du sens à la fonction publique. On propose aux agents un cadre adapté à leur volonté d’apporter leur pierre à l’édifice. On doit avoir un grand respect pour cette vocation. Souvent, les citoyens viennent vers eux pour exprimer leurs doléances, pas forcément dans un esprit de co-construction. Pourtant, trouver des solutions, c’est aussi de leur responsabilité.

La véritable équation que l’on a à résoudre, c’est de lier réflexion de long terme, à dix, vingt, trente ans, et action d’hyperproximité, qui légitime l’action publique.

On est parfois comme des passagers clandestins dans sa propre ville. Alors, au-delà de la concertation, comment rendre les habitants acteurs du développement de leur quartier, de leur village ou de leur ville ? Cette question est au cœur de notre projet politique, simplement parce que ce type d’engagement est l’un des plus puissants leviers de résilience pour un territoire.

Jérémy Camus, un parcours en quelques dates :

  • 2001 : diplôme de l’École supérieure de commerce de Bordeaux (Kedge) ;
  • 2003 : DESS d’aménagement et de développement local (Panthéon-Sorbonne) ;
  • 2010 : création de l’association Xetic, première plateforme française de finance participative et solidaire à destination de micro-entrepreneurs des pays du sud (fusion avec l’ONG Entrepreneurs du monde, en 2015) ;
  • 2012 : création de l’entreprise Let’s Co, pour l’accès des collectivités et des acteurs de l’ESS à des outils collaboratifs numériques, en particulier au niveau de la finance participative ;
  • depuis 2016 : accompagnement d’entrepreneurs sociaux ;
  • 2019 : tête de liste des Écologistes sur la circonscription Val-de-Saône ;
  • 2020 : désigné vice-président de la métropole de Lyon, chargé de l’agriculture, de l’alimentation et de la résilience du territoire.

Après avoir débattu, comment crée-t-on de l’action ?

On passe de la dimension intellectuelle à la mise en œuvre de politiques qui doivent se matérialiser au sein de l’institution, et résonner, faire écho dans une société amenée à changer. On est là dans la définition du rôle d’une collectivité qui s’adresse aux forces vives du territoire. Lorsqu’il s’agit d’acteurs qui ont déjà commencé à réfléchir à ces sujets, et qui ont la capacité de se positionner pour participer à ces changements, comment faciliter leur action ? On se pose en métropole qu’on pourrait qualifier « d’assemblière » dans une volonté de co-construction.

Par contre, il faut également avoir la lucidité de constater l’urgence. À ce stade-là, on ne peut plus être climato-sceptique. Elle est sans doute là la vraie rupture politique que notre majorité incarne. Notre campagne a été basée sur l’association entre justices climatique et sociale, parce que la transition écologique ne peut pas pénaliser celles et ceux qui sont déjà les plus vulnérables. On doit se donner l’ambition d’interpréter les changements à l’œuvre comme autant d’opportunités de transformations, d’investissements et de solidarités inédites, qui s’appuieront sur de nouvelles fonctionnalités de la ville.

Entre les intérêts particuliers menacés par un changement de modèle et la recherche du bien commun, peut-on vraiment se débarrasser d’une certaine posture autoritaire de l’action publique ?

C’est précisément parce qu’il s’agit de mettre en œuvre des transformations profondes que nous avons besoin d’un collectif étendu. On ne parle pas là d’un consensus mou, clientéliste. Ce côté agrégateur des énergies s’inscrit dans une recherche de résilience du territoire, grâce à une dynamique de coopération à la fois endogène et exogène, tournée vers d’autres collectivités. Au-delà de nos contours administratifs, il y a des opportunités, des envies de faire ensemble à approfondir, qui partiront d’expérimentations concrètes pour aboutir à des relations contractualisées.

Ces rapports gagnants-gagnants seront nécessaires pour aboutir à une résilience qui ne peut être effective que si elle tend autant que possible à la globalité. En cela, on peut dire qu’il s’agit d’une « résilience du présent », dans le sens où elle ne se prépare pas à un choc, mais produit des effets immédiats et transversaux. Elle ne se résume pas à une évolution sémantique du bon vieux concept de « développement durable ». Elle dépasse le stade de l’intention, aussi bonne soit elle, pour générer de l’action, et mêler au quotidien, et au sein d’un même projet pour « l’ici et maintenant » des dispositifs sociaux, sanitaires, et environnementaux notamment, avec des objectifs qui doivent être débattus, annoncés puis évalués à partir des résultats obtenus.

La prospective a déjà une longue histoire au sein de votre collectivité, ancien établissement public de coopération intercommunale (EPCI) qui a porté depuis la fin des années 1990 une certaine approche de « prospective du présent ». Comment intégrer cet héritage intellectuel à la conduite d’une transition écologique profonde ?

La véritable équation que l’on a à résoudre, c’est de lier réflexion de long terme, à dix, vingt, trente ans, et action d’hyperproximité, qui légitime l’action publique. En ce sens, la démarche prospective est hautement stratégique, puisqu’elle vise à mettre en mouvement citoyens, élus et services vers des objectifs communs.

Cette « prospective du présent » peut nous aider à imaginer de nouveaux usages qui devront émerger si l’on veut que la gestion de la ville devienne « soutenable », et que notre cadre de vie reste tout simplement, et réellement, vivable. Elle prend tout son sens lorsqu’il s’agit de rentrer dans une logique de mobilisation. Des paramètres macros vont s’imposer à nous. Il faudra apprendre à les amortir si l’on veut continuer à vivre a minima comme on l’aimerait. Il faudra aussi inventer de nouveaux modèles. Nous sommes dans un contexte avéré de changements climatiques pour lesquels des chercheurs ont déjà identifié des formes diverses et variées d’impacts, sur l’environnement et la société. En tant que territoire, on a la responsabilité d’enclencher une stratégie locale d’adaptation. Ces scenarios pensés au niveau mondial sont à adapter à notre échelle.

C’est là que l’outil prospectif peut contribuer à nourrir une nouvelle vision politique. L’évolution majeure que j’attends par rapport à l’approche « historique » du Grand Lyon que vous évoquez, c’est le recours à la notion de scenarios. Il s’agit de garder en ligne de mire ceux qui sont aujourd’hui partagés de façon assez large par la communauté scientifique, et de voir comment notre prospective se les approprie pour imaginer la vie des Grands Lyonnais dans ces horizons de changement climatique, de biodiversité dégradée, de choc migratoire, etc.

Appuyer son projet d’avenir sur l’expertise de professionnels, n’est-ce pas prendre le risque d’une nouvelle technocratie, en contradiction avec votre désir de gestion partagée ?

Non, parce qu’il ne s’agit pas de laisser la prospective dans sa tour d’ivoire, surplombant le monde. Elle doit permettre de mettre en débat les enjeux de territoire. On en revient à la pertinence du dialogue public associé à la démarche prospective, au sein d’une même direction de la métropole. Ce n’est pas qu’un endroit où l’on va réfléchir en se basant sur des diagnostics et du rationnel, on va aussi s’appuyer sur des débats d’acteurs face aux changements en cours et à leurs anticipations localisées. Au bout du chemin, cette prospective amène à réfléchir collectivement à des avenirs « souhaitables », tout du moins possibles, parce que ce qui nous est annoncé n’est pas forcément en tous points attirant… La prospective est appropriée dans ce contexte-là, où elle permet d’ouvrir des questionnements, en lien avec les parties prenantes.

C’est précisément parce qu’il s’agit de mettre en oeuvre des transformations profondes que nous avons besoin d’un collectif étendu.

Par contre, la prospective telle que pratiquée jusqu’à présent a été conçue dans un contexte de « ressources infinies », pour le dire synthétiquement, où les hypothèses de développement se basaient sur des variables tirées de manière linéaire sur le long terme. On est désormais dans un présent qui se comprend notamment à travers les limites de nos ressources. La prospective d’aujourd’hui doit nous aider à nous connecter à ce postulat. Aujourd’hui, les ressources sont rares donc précieuses, et la métropole se doit d’être responsable dans leur utilisation. Au-delà de cette dimension « tactique », il y a la valeur démocratique d’une prospective qui doit être un lieu de débat, d’échange et de partage sur les alternatives possibles.

Concrètement, de la réflexion à la mise à l’échelle des mesures innovantes, comment pourriez-vous définir votre méthode ?

D’abord, on territorialise les diagnostics de scenarios macros, pour mesurer leur impact supposé sur une métropole comme le Grand Lyon. Ensuite, on les porte à la connaissance des citoyens, des politiques et des acteurs locaux, pour inventer avec eux la ville de demain, à partir de ces différentes hypothèses. Là, il y a des scènes de dialogues à créer, très ancrées dans la proximité, très connectées à la vie quotidienne des habitants, puisque les problématiques ne sont pas les mêmes d’un territoire à l’autre. Il faut rentrer dans la finesse des bassins de vie. C’est un gros travail d’animation.

Enfin, arrive le passage à l’action. On teste et on expérimente des nouveaux usages, en écoutant les retours d’expérience, pour repérer ce qui est le plus judicieux, le plus efficace. On intervient sur de l’accompagnement, de la formation encadrée par des « facilitateurs », on aide à structurer les choses. On va de l’expérimentation jusqu’à l’évaluation.

Est-ce possible de fédérer l’ensemble des forces vives d’un territoire sans diluer le programme pour lequel on a été élu ?

C’est non seulement possible, mais indispensable. On ne doit pas s’enliser dans un cadre de débat de second tour, avec des caricatures. Par exemple, je ne veux pas aller dans ces débats qui opposent par principe l’économie et l’écologie. Le développement économique à tout-va a amené les externalités négatives qu’on connaît aujourd’hui sur notre métropole. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas d’économie, mais on peut s’interroger sur sa forme : doit-elle être plutôt tournée vers l’intérêt personnel, ou vers le bien commun, avec une forte valeur sociale ?

L’heure n’est pas aux polémiques. Il faut générer de nouvelles alliances et lancer des chantiers qui prennent du temps. En période de crise, les solidarités ne s’inventent pas : même si les gens sont spontanément très généreux, les mécanismes qui fonctionnent sont ceux qui ont déjà été éprouvés avant même que la crise n’arrive. Dans nos quartiers, on a vu plein de ces initiatives lors de la première vague de covid-19, pour venir en aide aux équipes de soignants par exemple. Ça s’appuyait sur des réseaux qui s’étaient formés des années auparavant, pour d’autres raisons. À nous d’encourager leur essor pour que ce maillage soit encore plus dense demain.

Jean-Loup Molin

« Nous accompagnons la métropole dans sa compréhension des évolutions de la société »

Directeur adjoint de la direction de la prospective et du dialogue public du Grand Lyon, Jean-Loup Molin livre sa vision de la prospective au sein du Grand Lyon, une « prospective embarquée » dans les politiques publiques et une prospective du présent, proche de l’action.

La prospective s’est installée au sein du Grand Lyon à la fin des années 1990 pour élaborer un projet d’agglomération. Sociétale et participative depuis l’origine, elle s’est progressivement intégrée à l’administration pour devenir une « prospective embarquée » dans les politiques publiques. Sa pratique s’inscrit dans le registre d’une prospective du présent, proche de l’action : peu de scénarios de long terme mais une réflexion collective sur les tendances ; stimulation de l’intelligence collective par l’articulation des expertises et des expériences ; mobilisation des capacités et des désirs d’agir ; moins une instruction qu’une influence des décisions grâce aux processus de transformation cognitive suscités par les travaux conduits, etc.

Aujourd’hui, la direction de la prospective et du dialogue public articule un ensemble de missions : prospective, participation citoyenne, expertises d’usages, expérimentations, évaluation.

Ses publications sont disponibles sur notre site : www.millenaire3.com

 

×

A lire aussi