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La crise écologique : une tragédie inéluctable ? Réflexions inspirées de la pensée antique grecque

Ingres J.-A.-D., Œdipe explique l’énigme du sphinx, 1827, Louvre.
Ingres J.-A.-D., Œdipe explique l’énigme du sphinx, 1827, Louvre.
©Source : Wikipédia
Le 26 janvier 2024

Revenir aux sources des tragédies grecques est une source d’inspirations et d’actions pour surmonter la crise écologique.

La crise écologique dans laquelle nous nous trouvons désormais immergés occupe les esprits et suscite des sentiments contradictoires. Le péril est tantôt si perceptible qu’on se sent démuni. Il est tantôt si abstrait qu’on ne se sent pas concerné, voire qu’on doute de son existence même. Le moindre jour pluvieux en France au mois d’août suffit à l’opinion publique pour minimiser les données objectives globales du réchauffement climatique autant que les souvenirs personnels de canicule. La raréfaction, voire la disparition, d’espèces animales est peu perceptible pour une population humaine qui vit de plus en plus dans des villes, habitat conçu pour et par l’être humain, et dans lequel les autres espèces vivantes ont une présence réduite. Nous vivons une difficile contradiction : si le danger est trop loin, nous restons dans l’insouciance ; s’il est trop proche, nous virons au désespoir. Entre les deux, il semble n’y avoir pas de place pour l’action. Le nombre de citoyens qui décident désormais de se replier sur leur sphère intime, familiale et personnelle va croissant, alors qu’il n’y a jamais eu autant besoin d’action collective. L’action est le seul remède… à condition d’avoir cerné la nature du problème jusqu’en son fond.

« Sauver la planète », un slogan maladroit

De quoi est-il question ? Et le péril est-il d’une nature inéluctablement tragique ? On parle aujourd’hui de « sauver la planète ». L’expression peut avoir son utilité comme slogan, mais elle est maladroite et risque de voiler le problème. La planète Terre en elle-même n’est pas à la portée d’une destruction par l’être humain : même des explosions nucléaires, si dommageables aux vivants, sont à peine des égratignures pour la Terre comme système physique. La Terre n’est à son tour que peu de chose dans l’univers où elle est emportée à grande vitesse. Notre planète a en revanche quelque chose de précieux et de rare, à savoir le phénomène de la vie, animé d’un bouillonnement extraordinaire, déployant un chatoiement de formes et de structures, une créativité exceptionnelle. Ce qui est en péril n’est pas la planète Terre, mais la vie sur Terre, ce phénomène d’une valeur inappréciable dans l’immensité de l’univers. Plus précisément encore : ce qui est en jeu est le caractère vivable de la planète Terre pour une grande partie des vivants qui y habitent – non pour tous. Il existe des formes de vie qui, elles, resteront, comme la planète, hors de la portée d’une destruction par les êtres humains : bactéries en nombre infini, quelques végétaux ou animaux capables de tirer parti des conditions de vie les plus arides, comme c’est déjà le cas dans les déserts. En revanche, des zones jadis aisément habitables de la planète commencent à devenir invivables, y compris pour l’être humain. Les déplacements massifs de population viennent à peine de commencer.

Ce qui est en péril n’est pas la planète Terre, mais la vie sur Terre, ce phénomène d’une valeur inappréciable dans l’immensité de l’univers.

Qui, de l’économie ou de l’écologie, doit l’emporter ?

Il s’agit donc bien d’une crise « écologique », une crise qui menace l’oikos et sa logique interne : oikos est le mot grec qui désigne la « maison », l’« habitation », en tant qu’elle permet de vivre en satisfaisant ses besoins comme être vivant. Cela vaut pour l’être humain tout autant que pour d’autres espèces animales et végétales. La mise en péril de cet habitat est une mise en péril de la vie même. De plus, cette logique de l’oikos a des conséquences directes sur l’économie. Le débat public est sans cesse traversé par une opposition frontale en apparence : qui, de l’économie ou de l’écologie, doit l’emporter ? Mais il ne s’agit en réalité pas d’un combat entre deux adversaires à égalité. L’écologie se situe à un niveau dont dépend l’économie elle-même. Toutes deux, économie et écologie, concernent notre manière de vivre et d’« habiter » (oikein) la Terre, d’y trouver les moyens de vivre. L’« économie » est régie par un nomos humain, une « loi » créée par les humains, ou en tout cas interne à la sphère humaine ; l’autre notion, en revanche, celle d’« écologie », si on la prend de manière fondamentale et étymologique, relève d’une logique qui n’est pas créée par l’être humain, une logique implacable, celle des vivants dans leur ensemble. La sphère humaine est incluse dans la sphère du vivant, non l’inverse. L’économie est donc subordonnée à la logique des vivants habitant la Terre, donc à l’« écologie » : ce n’est pas l’économie, strictement humaine, qui est en capacité d’imposer ses lois à la nature. Le croire est une simple illusion d’optique qui repose sur une vision à court terme. C’est à l’inverse la nature qui impose ses lois à l’économie. Il y a là une nécessité, avec laquelle l’Humanité est certes capable de jouer en découvrant les lois physiques et biologiques, mais ce jeu a ses limites. C’est donc une opposition superficielle, fallacieuse même, que celle de l’économie et de l’écologie. On commence à le percevoir concrètement dans le coût exorbitant (pour les compagnies d’assurance par exemple, mais d’abord pour des populations entières et 1 000 autres acteurs économiques) qu’entraînent la modification accélérée du climat et l’appauvrissement de la diversité biologique. Une économie qui détruit la logique du vivant n’est elle-même pas viable à long terme.

Quelque chose qui rappelle l’antique tyran Œdipe

Aujourd’hui, l’Humanité a conquis une puissance extraordinaire, d’abord grâce à ses progrès en sciences fondamentales, puis grâce à des applications techniques. Mais elle découvre à présent dans ses succès un danger menaçant ses propres conditions de vie, voire sa survie. On cherche des solutions à l’extérieur, par de nouvelles technologies, par des aménagements – qui sont certes indispensables pour nous adapter aux modifications qu’on ne peut plus arrêter, et plus encore pour limiter l’ampleur de ces modifications à l’avenir. Mais tout cela est extérieur : il s’agit d’une fuite en avant perpétuelle, par une sollicitation de la technique, sans aller au fond des choses ni à la source du problème.

Ingres J.-A.-D., Œdipe explique l’énigme du sphinx, 1827, Louvre.

Nous avons en nous quelque chose qui rappelle l’antique tyran Œdipe. Dans la tragédie de Sophocle Œdipe Roi (en réalité Œdipe Tyran, selon le titre grec originel), Œdipe cherchait la source des malheurs de Thèbes hors de lui, avec beaucoup de « volontarisme » et de fermeté ; sa main ne tremblait pas. Thèbes était frappée par une peste qui détruisait sa terre, les récoltes, les troupeaux, les femmes et les hommes, en anéantissant leur capacité de reproduction et les conditions de vie. La population en était accablée. Son roi Œdipe « gérait la crise », dirait-on aujourd’hui, avec une grande énergie : on ne pouvait guère l’accuser d’immobilisme ni d’esquive, encore moins d’indifférence au sort de ses concitoyens. Mais il cherchait la cause du mal hors de lui.

Ce n’est pas l’économie, strictement humaine, qui est en capacité d’imposer ses lois à la nature. Le croire est une simple illusion d’optique qui repose sur une vision à court terme. C’est à l’inverse la nature qui impose ses lois à l’économie.

Un criminel avait tué le roi précédent, Laïos, et avait ainsi attiré un châtiment divin sur la cité. « Ce criminel était certainement un étranger », disait Œdipe. Il fallait trouver ce criminel caché, le punir, et en purifier la cité. Nous connaissons l’histoire : Œdipe, si sûr de sa puissance de souverain, fut forcé de découvrir en sa propre personne la source du mal qu’il cherchait à l’extérieur. Son propre succès dans la vie comme dans l’enquête est son échec : « C’est ton succès qui justement te perd » 2, lui dit le devin Tirésias. Son accession au pouvoir le plus haut dans la cité est la réalisation d’un destin terrifiant, qui signe sa chute. Son histoire est une tragédie de l’hybris, d’une élévation démesurée qui enfreint des limites que les dieux rappellent brutalement aux humains. « L’hybris enfante le tyran », dit le chœur3. Une ascension démesurée est suivie d’une chute brutale et spectaculaire : ainsi le veut la nécessité.

Le devin Tirésias tentait d’éclairer le roi Œdipe, qui, comme un tyran sûr de lui, l’écoutait, mais en réalité n’entendait rien ; il était savant, mais ne comprenait rien ; il était un souverain au sommet de sa puissance, mais impuissant. Aujourd’hui, à la place d’un devin dont les prédictions restent fort hasardeuses, nous avons les acquis des sciences, portés par des personnalités scientifiques au savoir solide et éprouvé, loin de la superstition et de la divination antiques. Elles ont établi de manière progressive et argumentée des constats, des diagnostics et des hypothèses valables sur le climat depuis cinquante ans. Autrement dit, ces acquis scientifiques sont aussi âgés, voire plus âgés, qu’une partie des décideurs politiques, depuis les acteurs des collectivités territoriales jusqu’au plus haut sommet de l’État. On ne peut pas dire qu’on ne savait pas. Allons-nous rester encore longtemps face à ces scientifiques comme Œdipe face à Tirésias, comme des voyants qui ne voient rien ? Doit-on consommer la tragédie jusqu’à son terme ?

Tout nous invite au contraire à écouter ce mot emblématique de la sagesse grecque, dont l’histoire d’Œdipe est comme une illustration tragique : « Connais-toi toi-même. » Cette injonction était inscrite au fronton d’un temple grec, le temple d’Apollon à Delphes, où officiait l’oracle qu’était la Pythie, celui-là même qui avait prédit le destin d’Œdipe. Œdipe Roi est une tragédie de l’hybris, mais elle est aussi une tragédie de l’ignorance de soi. Et elle est paradoxalement un remède à la violence inouïe du tragique, car elle nous invite à sa manière à entrer dans cette tâche, la plus simple en apparence, mais en réalité la plus difficile de toutes, et surtout la plus nécessaire : se connaître soi-même.

La tragédie de Prométhée, une autre source d’inspiration

Nous avons déjà collectivement progressé. De la mise en cause du soleil, agent extérieur qu’il faut certes prendre en compte aux côtés d’autres réalités physiques, nous sommes passés à la reconnaissance que, parmi les facteurs décisifs dans la crise actuelle, figurait l’activité humaine. Le cercle a donc commencé à se resserrer autour de nous. C’est notamment l’accroissement phénoménal de la puissance humaine par la technique qui provoque des bouleversements majeurs. La technique est-elle en cause ? N’est-elle pas à nouveau quelque chose d’encore trop extérieur ? Est-elle le fond du problème ? Redonnons la parole brièvement à la tragédie, cette fois celle de Prométhée, qu’Eschyle représente enchaîné sur un rocher pour avoir défié la puissance de Zeus. Prométhée est le dieu qui a fait don aux êtres humains du feu, dont les techniques devaient découler. Les Grecs louaient déjà le bénéfice de la technique : « Avant sa possession, nous dit le dieu, les êtres humains vivaient misérablement. » Au début de leur ère, « ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre, et, pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. Ils ignoraient les maisons de briques ensoleillées, ils ignoraient le travail du bois ; ils vivaient sous terre, comme les fourmis agiles, au fond de grottes closes au soleil » 4. Prométhée est le dieu philanthrope par excellence, celui qui a bravé un ordre divin implacable pour favoriser les humains. Ce faisant, il a ouvert une brèche. Écoutons encore une autre tragédie, Antigone de Sophocle : « Il est bien des choses redoutables, il n’en est pas de plus redoutable que l’être humain. Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où soufflent le vent du sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les rejetons de ses cavales. » 5 La seule chose face à laquelle il reste désarmé, nous dit le poète tragique, est la mort. Mais surtout : « Ainsi, maître d’un art dont les ingénieuses ressources dépassent toute attente, il prend tantôt la voie du mauvais, tantôt celle du bon. » 6

On ne peut pas dire qu’on ne savait pas. Allons-nous rester encore longtemps face à ces scientifiques comme OEdipe face à Tirésias, comme des voyants qui ne voient rien ? Doit-on consommer la tragédie jusqu’à son terme ?

C’est un principe plus intérieur que la technique qui nous meut dans une direction plutôt que dans telle autre, vers un horizon bénéfique et louable, ou vers une destination funeste et blâmable. Les philosophes grecs l’ont identifié sous le nom du « désir ». Le moteur qui nous fait avancer est le désir, sous des formes et variétés diverses : appétit, volonté, envie de toutes sortes… Appelons-le simplement le désir, pour faire simple. Il n’y a rien de plus naturel que de désirer quand on est un vivant animal qui n’est pas éternel. Mais, en retour, on constate que le désir tend à déborder les limites « naturelles » du besoin. Il est pour ainsi dire naturel de déborder la nature par ses désirs. Car en réalité, le besoin lui-même est loin d’être une réalité fixe et figée : il évolue considérablement, notamment chez les humains, au fil des structures sociales et de la réalité des conditions de vie.

Les désirs sont indispensables à la vie, dans la mesure où notre vie est mortelle. Nous naissons, nous avons besoin de croître, de nous approprier des éléments, et nous subissons en permanence des pertes : d’énergie, d’éléments divers de notre corps, notamment de l’eau, d’où le besoin de nous restaurer. Boire, manger, c’est se « restaurer », c’est-à-dire réparer les pertes. Manger a à voir avec ce fait : la mort travaille en nous, le désir est une tension ou une pulsion du vivant pour surmonter la mort en permanence. Être mortel n’est pas simplement mourir un jour, à un instant ponctuel ; c’est une manière d’être durant toute la vie. Les Grecs avaient compris cela, et ils appelaient les êtres humains « les mortels », face aux dieux immortels. Rien de dépressif dans cette appellation, rien de désespéré, au contraire. Cette compréhension est précieuse, et il n’y a ainsi rien de plus naturel et indispensable que de désirer : les pathologies qui suppriment le désir, comme l’anorexie, mettent immédiatement en péril la personne en sa vie même.

Prétendre maîtriser la nature quand on ne se maîtrise pas soi-même, ce n’est que précipiter son propre désastre en même temps que celui du monde.

Mais dans cette dynamique de la vie, qui croît et surmonte en permanence des pertes, se joue quelque chose de l’ordre de l’indéfini, d’un processus sans limite : toute possession de l’objet de nos désirs est minée par la possibilité de sa perte, ce qui entraîne encore l’accroissement du désir. Or, l’être humain est un animal fort particulier, doté d’une intelligence qui décuple et transmue bien des capacités qu’il a au départ en commun avec d’autres espèces animales. Voilà donc qu’avec son intelligence il décuple la puissance de ses désirs, il multiplie les possibilités de dépasser les limites dans le processus de leur satisfaction, satisfaction qui est potentiellement minée par une nouvelle insatisfaction et entraîne le mortel dans une fuite en avant, comme l’avait analysé profondément Platon. La frustration croît en même temps que les désirs. Une dynamique infernale peut se mettre en route, sans qu’il y ait là de fatalité absolue.

La sobriété, une vertu capitale dans l’Antiquité

Les Grecs avaient un mot pour nommer cette dynamique : à côté du mot hybris, qui signifie une forme outrageante de démesure violant des limites fondamentales, voire sacrées, ils avaient aussi un mot plus terre à terre, moins tragique, d’une signification plus quantitative, mais un terme crucial socialement, politiquement et éthiquement : la pléonexie (pleonexia), qu’on peut rendre par « le désir d’avoir plus », ou même « le toujours-plus ».

Cette pléonexie a d’emblée une signification sociale et politique : la pléonexie est le désir d’avoir plus que les autres, elle vise à prendre un ascendant sur eux. Elle rompt l’égalité avec les autres citoyens. La pléonexie est l’un des dangers les plus emblématiques qui minent la démocratie depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. Car, comme le disait Aristote, si les écarts entre les citoyens dépassent certaines bornes, il n’y a plus rien de commun, car il n’y a plus de proportion entre les citoyens, et donc plus d’unification possible, et pour finir plus de cité réunissant des citoyens relativement égaux. Cela donne au pire un tyran, au mieux des oligarques.

La pléonexie revêt aussi une signification éthique, en tant qu’elle instaure un certain état intérieur et un certain caractère. Dans cette recherche illimitée de possessions, c’est une architecture psychique qui se fossilise progressivement au plus profond de l’individu : une tyrannie interne s’instaure, qui compromet l’équilibre même de cette cité intérieure qu’est la psyché humaine, lieu de tensions et de forces contradictoires qu’il convient au contraire d’assembler en un tout le meilleur possible, en les harmonisant au mieux et en les soumettant à un principe d’intelligence capable de viser ce qui est effectivement bon pour l’individu, par-delà les apparences ou par-delà la pluralité des impulsions aveugles des désirs tirant dans des directions souvent inconciliables.

La sobriété, ou plutôt la « modération », était une vertu capitale dans l’Antiquité et dans l’éthique que les philosophes ont su développer en leur temps.

La pléonexie a enfin, comme on le voit aujourd’hui, une dimension écologique : le désir du toujours-plus a un sens global, il asservit le monde extérieur et conduit au ravage de la terre. Voilà qui avait déjà été pressenti dans le chœur de la tragédie Antigone.

Parions que, sans un travail éthique sur ce moteur intérieur que sont les désirs, il n’y aura pas de transition écologique efficace. Or, cela implique des transformations symétriques dans le domaine extérieur à la psyché humaine, le domaine économique, social et politique. La logique du toujours-plus constitue l’essence même de la société de consommation. Il est inutile et même contreproductif de faire la morale aux gens en matière d’écologie dans une société dont toute l’économie repose sur une croissance perpétuelle de la production et de la consommation : quel sens cela a-t-il de provoquer le désir de consommer, parfois même de le fabriquer de toutes pièces par la publicité ou par de nouveaux modes d’influence numériques, pour immédiatement culpabiliser les gens de cette consommation même ? C’est une transformation bien plus profonde dont il est besoin, et nous pouvons pour cela trouver des ressources dans notre propre histoire, tout autant que chez des peuples contemporains traités trop souvent avec condescendance.

L’Humanité a toujours été capable d’excès, elle n’était certes pas meilleure dans les siècles passés, où l’esclavage était de règle et où la moitié de l’Humanité, à savoir les femmes, était traitée comme une sous-catégorie de l’espèce humaine. Il n’en reste pas moins qu’au fil des âges et des civilisations, l’Humanité se donne des idéaux, dont certains sont plus délétères, d’autres plus salutaires. Toute société de consommation pose la pléonexie comme sa valeur fondamentale, la valorise à l’extrême ; son économie s’effondrerait sans elle. La sobriété, ou plutôt la « modération », était une vertu capitale dans l’Antiquité et dans l’éthique que les philosophes ont su développer en leur temps. Les Grecs l’appelaient sôphrosunè, ce qui signifie « une pensée saine et sauve », une forme de domination paisible de soi plutôt que du monde et des autres.

Le désir du toujours plus a un sens global, il asservit le monde extérieur et conduit au ravage de la terre. Voilà qui avait déjà été pressenti dans le chœur de la tragédie Antigone.

Prétendre maîtriser la nature quand on ne se maîtrise pas soi-même, ce n’est que précipiter son propre désastre en même temps que celui du monde. À côté du « Connais-toi toi-même » inscrit au fronton du temple de Delphes figurait encore un autre précepte, illuminé d’un éclat divin : « Rien de trop ». Voilà une civilisation qui avait bien cerné la démesure et l’hybris qui habitaient le cœur de l’être humain. Sans les nier par une conception angélique, elle a su leur opposer un modèle approprié vers lequel tendre et faire un effort. L’Humanité contemporaine a suffisamment de créativité pour inventer une nouvelle manière de vivre, où les désirs, loin d’être brimés, seraient au contraire conduits à des satisfactions plus profondes et plus durables. Éthique, éducation, politique, économie, relations sociales : la crise inédite que nous affrontons n’est pas soluble dans un simple aménagement technologique. Par son caractère multidimensionnel, elle requiert plus que jamais de profondes transformations par l’action publique et collective.

  1. Anne Merker est agrégée de philosophie, professeure des universités en philosophie antique, doyenne de la faculté de philosophie de l’université de Strasbourg et directrice du centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine.
  2. Sophocle, Œdipe Roi, 1994, Les belles lettres, trad. Paul Mazon P., p. 442.
  3. Ibid., p. 873.
  4. Eschyle, Prométhée enchaîné, 1984, Les belles lettres, trad. Mazon P., p. 447-453.
  5. Sophocle, Antigone, 2005, Les belles lettres, trad. Mazon P., p. 332-341.
  6. Ibid., p. 360-366.
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