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La sensibilité est politique

Le 26 août 2023

La dimension imaginaire sensible de la question écologique peut être l’occasion de vitaliser le sens et les formes du service public de la culture, quelle que soit son échelle.

« Vivre ensemble dans le monde : c’est essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps. »2 Hanna Arendt

L’humain a inféodé son milieu de vie aux impératifs du développement technique, donnant de la « nature » une conception qui la maintient dans une sphère séparée et en a fait par l’exploitation et l’extraction, un objet de domination. La brutalisation subie par son milieu de vie, l’humain se l’inflige à lui-même, à sa propre nature humaine. Il n’y a qu’une nature, un mot pour dire la naissance et la vie.

Nous faisons tomber des arbres comme on laisse tomber nos aspirations ; nous polluons les océans comme on abandonne nos imaginaires à n’importe quelle image, à n’importe quel sentiment suggéré de l’extérieur ; nous tuons des espèces vivantes comme on déprécie ce qui nous tient à cœur ; nous rasons des terres comme on néglige nos idées, nos créativités ou nos émotions.

Aux arbres qui meurent, aux extinctions animales, à la dégradation de l’air, de l’eau, de la terre qui nous nourrit, aux destructions des éléments pourtant vitaux à l’être humain, nous sommes longtemps demeurés insensibles au nom de la productivité, du consumérisme, d’un pseudo « mieux-être » qui se révèlent souvent être pure et simple inhumanité. Toutes ces destructions ne sont rendues possibles que parce que l’humain s’est amputé de ce qui le fait humain : sa sensibilité.

Cette dimension imaginaire sensible de la question écologique peut être l’occasion de vitaliser le sens et les formes du service public de la culture, quelle que soit son échelle.

De nouveaux lieux culturels pour libérer les potentiels créatifs

Mon expérience des lieux de culture, ces dernières décennies, a consisté à faire vivre des services publics spontanés, ad hoc, imprévus : friches culturelles, lieux intermédiaires, tiers-lieux de culture, etc., des lieux qui captent, anticipent et renouent avec le vivant de la nature humaine.

En investissant des sites désaffectés par le mouvement économique des années 1970-1980 en Europe, ces premiers lieux ont accueilli toutes formes de pratiques artistiques et de convivialité, et trouvé des méthodes de créer et des modes de vie incluant les territoires.

Il y avait des murs, des habitants, des désirs, des artistes et une méthode : inventer en marchant. Et surtout une évidence sensible, l’intuition partagée à l’époque que quelque chose avait besoin de vivre : se réunir, parler, se rassembler, avec de la musique, de l’art. Le confort – clin d’œil au Confort moderne, la première friche culturelle en France (fondée en 1985) – était d’agencer une organisation toute en liberté de temps et processus pour préserver et susciter le potentiel créatif. Programmer et se laisser programmer, par une rencontre, une exposition, un concert ou des ateliers, décrétés deux semaines à l’avance. Accueillir ce qui avait du sens pour le territoire et le besoin d’un toit.

L’initiative d’investir des bâtiments du patrimoine commercial industriel (puis militaire portuaire) désertés par la désindustrialisation a fait entrer dans ces béances tristes, l’art en train de se réinventer dans toutes ses dimensions et de nouvelles façons d’être ensemble. C’est un véritable retournement de situation « vitaliste ». De plus, ces initiatives ont créé un nouveau public absent des institutions culturelles jusque-là, un public-artiste, en position de s’emparer de l’outil pour créer aussi bien que de se nourrir des créations des autres.

Des initiatives culturelles qui se fondent sur une pensée de l’écologie politique en acte

En s’appropriant des bâtiments existants, en récupérant des matériaux ou en utilisant les compétences des habitants du territoire, ces structures ont mis en place un fonctionnement en adéquation aux moyens et aux besoins, inventant sans le savoir une économie sociale et solidaire et anticipant le développement durable.

Dès les années 1980, sont expérimentés des modes de prises de décisions collégiales, qu’on appellerait aujourd’hui des « gouvernances circulaires », partagées dans le cadre non plus d’une direction, mais d’une coordination. Nous imaginions des façons de faire économie pour soutenir nos valeurs, nos motivations, les projets et leur sens. Il s’agissait d’accueillir l’émergence artistique sous de multiples formes et disciplines, attirant l’émergence tout court, quel que soit le domaine sociétal, mutualiser les espaces et les savoirs, être toujours en mouvement pour coller aux besoins des pratiques contemporaines de la société et celles des artistes. Le lieu est conçu de manière recyclable, c’est-à-dire en pensant aux générations futures pour qui ce projet n’aurait peut-être plus de sens. Il fallait qu’il puisse anticiper, ne jamais être fini en s’inspirant des artistes, de leurs intuitions, prendre le risque d’aller sur des terrains inconnus et se transformer, capter ce qui nait, se recycler sans cesse.

Ces lieux ont existé parce que les équipes qui les ont fait émerger ressentaient ce qui cherchait à exister : des écritures et pratiques artistiques, sociales, culturelles et urbaines. Ils répondaient au besoin naturel de porosité, de transversalité nécessaire pour nous aider à connaître et développer des compétences, un lieu tiers entre vies personnelle, sociale, professionnelle et culturelle. En un mot, un lieu public d’accueil de la culture vivante qui permette à la nature humaine de reprendre ses droits à la créativité, à l’imaginaire et se réapproprier le sensible.

Ces lieux étaient à peine une dizaine dans les années 1980, ils sont aujourd’hui des centaines en France des milliers en Europe et dans le monde. Ils poussent partout en milieu urbain, semi-urbain et rural.

Plaçant l’art au centre, au cœur, les œuvres, les pratiques, la joie artistique et la convivialité, cela nous inspirait, nous faisions intelligence collective sans le savoir, au plus près des attentes imprévues non répertoriées institutionnellement. Nous avions constitué un service public sensible à ce qui a besoin d’exister sur ces territoires, et cela donnait et nous donnait envie de vivre.

L’écologie comme mode de pensée, créer, vie

En 2015, lors d’un échange avec Bruno Latour, je3 lui confie que je considère le service public, dont j’avais alors la responsabilité à la ville du Havre, comme un « service public du sensible » qui tente une ouverture vers plus de sensibilité publique institutionnelle à l’émergence au nouveau, au mouvement, au vivant, à la co-construction, etc., une façon de renouveler le sens du mot « culture ».

Un service public de la culture ne devrait-il pas prendre en compte toutes les dimensions de la sensibilité à nous-mêmes, aux autres et à ce qui vit autour de nous, bien mise à mal dans ce monde et d’où résulte un appauvrissement de nos capacités à percevoir, de nos qualités d’attention et d’écoute, de nos relations avec le vivant autre qu’humain ? Un service public de la culture ne devrait-il pas œuvrer à une sorte d’écologie culturelle du territoire ?

Bruno Latour, très inspiré par cette façon de parler de la culture, me répondit qu’on ne peut pas faire de la politique aujourd’hui sans innover sur la définition de ce que c’est de faire de la politique : « Le corps politique s’est beaucoup vidé de ses désirs, il est aujourd’hui impossible de se limiter aux formats habituels. Pour cela, nous sommes obligés d’aller chercher des ressources, des outils qui renouvellent nos façons de se rendre précisément sensibles aux situations aux territoires aux personnes. » Pour lui, une réponse parmi d’autres était de mettre les formes d’art dans les affaires publiques (d’ou la co-création de du master Sciences Po école d’art politique [SPEAP], avec, notamment, Frédérique El Touati).

Utilisant la formule de John Dewey, « L’état est toujours à réinventer » 4, il continua : « Tout élu, tout fonctionnaire, est censé savoir ce que sont les affaires publiques, le service public, le bien public, alors que ce sont des choses extrêmement complexes, mouvantes, difficiles. […] La définition des services culturels se pose aujourd’hui. II faut réinventer l’ad hoc, il n’y a pas de solutions tout-terrain. »

Inventer de nouvelles alliances entre créations et institutions

Dans le cadre de son programme à Sciences Po Paris, ma commande à SPEAP en 2017, en tant que fonctionnaire de la ville du Havre, était de se demander comment un service public du xxie siècle pouvait se doter « de nouveaux organes de perception » 5 qui lui permettent de saisir des sujets des problématiques jusqu’alors mal repérés voir ignorés, pour induire de nouvelles formes de réponses politiques publiques. Le service culturel pourrait avoir la fonction d’être cet organe de perception. Son utilité serait de proposer une ouverture dynamique à des cadres devenus trop contraignants qui épuisent la créativité, le nouveau, et interdisent plutôt que de rendre possible. Sur le registre de ce que disait Gilles Deleuze, selon lequel penser serait créer, inventer des nouvelles possibilités de vie.

Une des façons de faire vivre ce champ politique, pourrait être de créer des alliances, des perméabilités, par exemple entre des institutions publiques et des compagnies, des artistes, des lieux vivants qui constituent un maillon de la chaîne du service public en mouvement à même d’identifier des besoins et des pratiques en train d’apparaitre, qui bruissent et ne sont pas encore formalisées. Ce pour quoi ni une institution, ni une collectivité, ni un ministère ne sont structurés et outillés.

Ces lieux de culture, tiers intermédiaires, friches ou autres, n’inventent pas en soi : ils se laissent porter par ce qui est dans l’air, ce « qui arrive » qui veut venir au monde, pour l’encourager et le mettre au monde justement. En faire une réalité qui vient renouveler, rafraîchir, inspirer le « déjà là », dans le sens de l’ajuster, de le mettre en phase avec ce qui compte, ici et maintenant, l’actualiser, le « réinitialiser ». Ils laissent le nouveau arriver.

Il y a de nombreux exemples où cet esprit d’alliance existe déjà de façon informelle et cela fonctionne. Il y a beaucoup d’autres exemples où ce n’est pas encore le cas. Je pense notamment aux équipes, de plus en plus nombreuses, qui n’ont plus d’autres choix que celui d’acquérir des bâtiments. Seul moyen pour que de nouveaux lieux de culture existent et rendent possibles des usages dont la vie et l’imaginaire a besoin pour s’exercer, pratiquer. Des rapprochements pourraient être construits institutionnellement, par exemple, avec les établissements publics fonciers (EPF) éventuellement concernés, plus habitués à des promoteurs classiques dont ils comprennent mieux les fonctionnements. C’est un exemple parmi d’autres de situations nouvelles qui se multiplient sur de nombreux territoires urbains ou ruraux.

Travailler le sensible pour trouver une nouvelle place dans le monde anthropocène

L’art est cet entre-deux, ce lieu de rassemblement et d’échange où chaque vivant a sa place, où s’émerveiller comme regard des moindres formes de vie. En faisant justice à l’altérité, en lui donnant toute sa place, tenir ensemble et ce qu’on partage et ce qui nous rend étranges l’un à l’autre. Faire « monde commun », c’est ainsi qu’Hannah Arendt définissait le « public », projet éminemment politique.

Pour développer nos sensibilités, augmenter nos capacités de percevoir et donc d’agir, notre sentiment de la beauté et notre intelligence sensible sont nécessaires. Les lieux de l’art ont un rôle fondamental à jouer pour rétablir les liens, pour les représenter, les rendre visibles, ouvrir les perceptions, pour figurer, mais aussi réanimer la sensibilité par l’expérience même de l’art. Car il s’agit pour chacun de se donner l’énergie de produire un monde habitable pour nous et toutes les formes de vie.

Instituer un tel service public de la culture sensible c’est se donner un outil pour ouvrir la voie, re-présenter le monde, re-sensibiliser toutes les activités humaines en constituant des relations neuves avec les autres qu’humains et avec soi-même. Se rendre sensible nous semble le grand enjeu écologique et culturel, on pourrait l’appeler « natureculturel ».

Il s’agit d’accompagner la fin inéluctable d’une forme de pensée si l’humanité veut survivre : une autre subjectivité doit reformer l’imaginaire. L’art est là pour accompagner ce passage périlleux de l’inter-règne. Dans l’urgence, remobiliser notre puissance de sensibilité. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau l’appellent le « poétique », produit de haute nécessité, selon eux.

Haute nécessité, car c’est bien sa sensibilité qui a permis à l’humain d’appréhender les situations et de survivre, l’a rendu capable d’aller chercher des ressources imaginaires pour mettre en place les choses concrètes : la sensibilité parce qu’elle établit le seuil du tolérable, donne l’alarme et fait agir. C’est ce qui est attendu du citoyen. La sensibilité est politique.

Il est de notre responsabilité envers les formes de vie qui nous entourent et nous-mêmes de faire tout ce qui est possible pour notre survie commune. Le service public du sensible se veut une contribution aux « idées pour retarder la fin du monde », la provocation d’Ailton Krenak6, qui selon lui suggère très exactement ceci : « Développons nos forces, à pouvoir toujours raconter une histoire de plus qui soit un autre récit. Si nous y parvenons, nous retarderons la fin du monde… »

Pour aller plus loin

Horizons publics hiver 2022, hors-série « Tiers-lieux : quand les pouvoirs publics s’en mêlent ».

 

  1. Confort moderne (https://www.confort-moderne.fr/fr/), Trans Europe Halles (TEH ; https://teh.net/), Mains d’Œuvres (https://www.mainsdoeuvres.org/), ArtFactories (https://www.artfactories.net/), Institut des villes (mission interministérielle « Ville culture nouveaux territoires de l’art »), ville du Havre (dynamiques culturelle et artistique). Fazette Bordage accompagne aussi la création et/ou l’acquisition collective de lieux en milieu rural ou urbain (La Main, Foncièrement culturelle [https://www.mainsdoeuvres.org/La-Main-Foncierement-culturelle.html]).
  2. Arendt H., Condition de l’homme moderne, 1961, Agora, Pocket.
  3. NdlR : La première personne du singulier au sein de cet article est la voix de Fazette Bordage.
  4. Dewey J., Le public et ses problèmes, 2010, Gallimard, Folio Essais.
  5. En référence à l’artiste Josef Beuys qui nous invite à développer de nouveaux organes de perception si nous voulons créer les formes adéquates au monde qui vient. Beuys J. et Harlan V., Qu’est-ce que l’art ?, 1992, L’Arche.
  6. Krenak A., Idées pour retarder la fin du monde, 2020, Dehors éditions.

 

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