Revue
Anticipations publiquesLe « donut », une nouvelle boussole pour penser l’avenir des territoires ?
Grenoble est la première ville française à avoir réalisé un « portrait “donut” » de son territoire visant à réaliser un diagnostic à 360 degrés, en prenant en compte la théorie du « donut » 1. Retour sur les différentes étapes et les limites de cette démarche pionnière – Grenoble 2040 – dont l’objectif est d’assurer aux générations futures une ville écologiquement sûre et socialement juste.
Dans quel monde les enfants nés en 2022 fêteront-ils leur majorité en 2040 ? Parviendrons-nous à préserver nos villes des vagues de chaleur ? Aurons-nous toujours accès à de l’eau potable de qualité, en quantité ? Que mangerons-nous ? Comment nous déplacerons-nous ? À quoi ressembleront nos logements ? Pourrons-nous toujours respirer l’air extérieur sans compromettre davantage notre santé ?
En février 2022, le conseil municipal de la ville de Grenoble a voté le lancement de la démarche Grenoble 2040, avec la volonté d’offrir aux enfants nés en 2022 l’opportunité de fêter leur majorité dans une ville écologiquement sûre et socialement juste en 2040. Il a été décidé pour cela de s’appuyer sur la théorie du « donut » 2 qui prône une économie distributive et régénérative pour le xxie siècle avec pour objectif premier de prospérer dignement collectivement, plutôt que de croître indéfiniment individuellement aux dépens du vivant et des ressources finies de la planète.
La démarche « Grenoble 2040 » a plusieurs ambitions transversales. Elle vise, d’une part, à développer les imaginaires et renforcer notre pouvoir d’agir à toutes les échelles en proposant des scénarios futurs dont les implications souhaitables ou non sont débattues collectivement, et propose, d’autre part, de visualiser le degré de satisfaction des besoins fondamentaux dans la population, ainsi que le dépassement des limites planétaires à l’échelle locale, pour planifier des trajectoires vers un cap commun à horizon 2040, tout en sécurisant ces trajectoires par l’élaboration d’une stratégie de résilience.
Cette dynamique repose sur trois piliers forts :
- lier le social et l’environnemental pour adresser les enjeux climatiques avec justice sociale ;
- réconcilier la raison et les émotions en s’appuyant sur un socle scientifique fort tout en libérant notre imagination des préjugés ;
- construire un pont entre le local et le global par une approche systémique pour réfléchir et adresser les enjeux actuels et à venir à toutes les échelles.
Il s’agit donc d’un cadre global pour questionner et évaluer les politiques publiques existantes, intégrer et développer les actions menées sur le territoire, et fédérer l’ensemble des parties prenantes locales pour anticiper les perturbations à venir et construire ensemble notre futur.
La théorie du « donut » pour un monde écologiquement sûr et socialement juste
À la croisée des neuf limites planétaires, définies par une communauté scientifique internationale3, et de 16 besoins sociaux issus des objectifs de développement durable (ODD) 4, le « donut » représente visuellement le double impératif écologique et social qui nous incombe pour permettre à chaque être humain sur Terre de subvenir à ses besoins fondamentaux dans le respect du vivant et de la planète.
Ainsi délimité par un plafond environnemental au-delà duquel nous exerçons une pression critique sur le système Terre et un plancher social en dessous duquel nous sommes exposé·es à des privations humaines critiques, se trouve l’espace dit « écologiquement sûr et socialement juste », garant d’un développement économique inclusif et durable pour l’Humanité.
Ce cadre commun doit permettre de penser nos futurs, questionner ce à quoi nous souhaitons que ressemble demain et élaborer ensemble des trajectoires de transition à la hauteur des défis actuels et à venir.
Le « portrait “donut” », un outil de visualisation et de diagnostic à 360 degrés du territoire
Avec pour ambition de mettre en pratique cette vision théorique systémique, le « donut » a été décliné à différentes échelles grâce à la territorialisation des grands enjeux écologiques et sociaux. Concrètement, il s’agit d’établir à l’échelle d’un territoire un diagnostic 360 degrés transversal pour réaliser un premier état de lieux de là où il se situe en matière de transitions relativement à des objectifs cibles de viabilité et des seuils de soutenabilité. Cela doit permettre de savoir d’où nous partons et de définir l’idéal vers lequel nous souhaitons tendre dans les prochaines années pour préserver et améliorer la qualité de vie et l’environnement local. C’est donc dans cette perspective que la ville de Grenoble a choisi de se prêter à l’exercice, ce qui en fait la première ville française à se lancer officiellement dans l’aventure avec un engagement politique fort et ambitieux.
Préfiguration du « portrait “donut” » de la ville de Grenoble
La première étape de la démarche Grenoble 2040 a consisté en la réalisation d’un « portrait “donut” » de la ville, publié en décembre 2022 dans le rapport de développement durable5, pour montrer là où se situe le territoire en matière de transition au regard d’objectifs cibles et par rapport à la moyenne nationale. Cet état des lieux initial est avant tout un diagnostic socio-démographique et environnemental du territoire voué à être partagé, débattu, modifié et enrichi.
Cette première version du « portrait “donut” » de la ville de Grenoble est une version simplifiée du travail d’observation et d’évaluation réalisé sur le territoire depuis des années. Loin d’offrir une représentation exhaustive et définitive de Grenoble, elle a davantage vocation à proposer une première grille de lecture du territoire comme support de discussion. Cette préfiguration doit permettre aux différentes parties prenantes locales d’appréhender l’outil « donut », d’en explorer les usages potentiels et de servir de base pour la co-construction de futurs portraits de territoire.
Un « portrait “donut” » municipal adossé sur la cartographie des stratégies et plans politiques territoriaux
La ville de Grenoble travaille désormais sur la consolidation de son premier « portrait “donut” » de territoire grâce à un travail d’analyse des différents plans et politiques publiques, complété par les contributions des différents services de la collectivité en matière d’indicateurs d’impacts et de suivi d’activité. L’objectif de cette seconde phase est de co-construire un « “portrait ’donut’” municipal de la ville de Grenoble » qui reflète davantage le périmètre de compétences de la collectivité au regard des enjeux territoriaux et permette ainsi un pilotage politique et stratégique au plus proche de la réalité du terrain.
L’expérience à la ville de Grenoble nous permet d’ores et déjà de souligner un certain nombre de questionnements sur l’application territoriale de la théorie du « donut ». Se pose tout d’abord la question de la gouvernance du processus d’élaboration du « portrait “donut” » de territoire qui implique non seulement le choix des indicateurs à faire apparaître – un choix nécessairement arbitraire – ainsi que la fixation des seuils et des objectifs cibles, qui s’avère hautement politique. La disponibilité des données est également un enjeu de taille puisque ces dernières sont parfois inexistantes, voire incomplètes, ou non satisfaisantes lorsqu’il s’agit de constats récents ou de caractéristiques urbaines non encore mesurées pour lesquelles nous manquons de recul. L’opérationnalisation du « portrait “donut” » et sa traduction en actions concrètes sur le territoire pour adresser les défis environnementaux et sociaux mis en évidence soulèvent notamment la question centrale du périmètre de compétences administratives limité de la collectivité sur certaines dimensions, qui rend sa capacité à agir plus ou moins pertinente et facile. Enfin, l’articulation de l’outil « donut » avec d’autres approches telles que la comptabilité écologique6, développée en parallèle à la ville de Grenoble, représente également un enjeu stratégique important à résoudre pour le pilotage des activités de la collectivité.
Une grille « donut » d’analyse environnementale et sociale, un outil d’aide à la décision pour le pilotage stratégique des projets de la collectivité
Pour renforcer son action dans les transitions, la ville de Grenoble s’est dotée d’une grille d’analyse environnementale et sociale dont l’objectif est de proposer une analyse multicritère des projets inscrits à la programmation pluriannuelle d’investissement (PPI). Cette analyse d’impact qualitative constitue un nouvel outil d’aide à la décision pour l’arbitrage et les priorisations politiques et budgétaires des projets considérés. Elle doit également permettre d’éclairer les processus de revue de projet, de dialogues de gestion et de budgétisation de ces projets.
En appuyant les critères d’impact de la grille sur les objectifs politiques et règlementaires de la ville, cet outil permet d’estimer qualitativement la contribution des projets analysés aux différents objectifs. Issue d’une synthèse de différents référentiels, cette grille a l’originalité de proposer une double lecture s’intéressant à la fois aux impacts du projet sur, par et pour le patrimoine de la collectivité et les agent·es, ainsi qu’aux impacts sur, par et pour le territoire et la population dans son ensemble. Fortement inspirée du cadre théorique du « donut », cette grille a vocation à couvrir un large panel d’enjeux environnementaux et sociaux sur lesquels la collectivité dispose de compétences administratives et politiques pour pouvoir agir à son échelle.
L’analyse environnementale et sociale des projets doit permettre, au-delà de l’arbitrage budgétaire, d’envisager des moyens de redirection, notamment pour les projets dont la cotation ne serait pas satisfaisante afin d’en améliorer les impacts environnementaux et sociaux générés.
Finalement, cet outil d’aide à la décision vise non seulement à renforcer l’alignement des politiques publiques et les grandes orientations budgétaires de la collectivité, mais également à diffuser un nouveau cadre de référence pour élaborer et mettre en œuvre des projets qui prennent systématiquement en compte les impacts environnementaux et sociaux recherchés, attendus et générés.
Après une première expérimentation cette année sur une trentaine de projets, nous avons déjà identifié quelques limites méthodologiques et précautions d’usage. Malgré sa perspective transversale, cet outil d’aide à la décision propose avant tout une analyse simplifiée des enjeux environnementaux et sociaux, loin de couvrir l’ensemble des effets générés par un projet et d’en proposer une vision systémique bien plus difficile à appréhender dans sa complexité. En proposant une auto-évaluation qualitative et non quantitative des projets, les résultats de cette analyse sont explicitement subjectifs quand bien même l’outil vise à objectiver au maximum les cotations de projet. Enfin, il est important de souligner que l’analyse effectuée cette année concerne des projets à l’étude, impliquant nécessairement une dimension prospective dans les résultats obtenus. Il s’agit donc d’une estimation des impacts environnementaux et sociaux générés par le projet à partir de sa projection souhaitée. Il serait ainsi intéressant et pertinent de l’analyser à nouveau une fois mis en œuvre et livré afin de constater les écarts entre le projet prévisionnel et le projet finalement réalisé.
Le référentiel du « donut », un outil de concertation citoyenne au service des transitions
Par son approche pédagogique et transversale, le « donut » est un outil de sensibilisation pertinent, accessible à un large public initié ou non sur les enjeux environnementaux et sociaux. Il invite ainsi à questionner nos besoins du quotidien à travers ses dimensions thématiques sociales (alimentation, mobilité, énergie, logement, culture, expression politique, etc.) au regard de neuf processus garants du fonctionnement du système Terre et de ses conditions d’habitabilité, représentés par les limites planétaires (changement climatique, érosion de la biodiversité, ressources en eau douce, usage des sols, etc.).
La ville de Grenoble a profité de la Biennale des villes en transition, organisée en juin 2023, autour du thème « Rêvolutionnons demain », pour mettre à l’honneur le « donut » en invitant Kate Raworth qui a donné sa première conférence en français pour présenter sa théorie. Entre ateliers citoyens, exposition et sessions entreprises, les visiteurs ont pu découvrir, appréhender et manipuler ce concept en se projetant positivement dans le futur. Une exposition « Donut grandeur nature » a été réalisée pour l’occasion afin de permettre aux visiteurs de s’immerger dans ce concept et d’en découvrir les dimensions de manière sensible en partant de leur vécu quotidien.
Un projet « Donut citoyen » sera lancé en septembre 2024 dans le cadre de la démarche Grenoble 2040 avec une volonté forte de mobiliser et d’impliquer les publics les plus éloignés de ces sujets par une approche d’éducation populaire et de démocratie participative. Cette nouvelle étape doit permettre de compléter la vision territoriale municipale en prenant en compte celle des premiers concernés : les citoyens et les citoyennes de la ville de Grenoble qui vivent et habitent le territoire au quotidien.
- Raworth K., La théorie du donut : l’économie de demain en 7 principes, 2018, Plon.
- Ibid.
- Rockström J. et al., “A Safe Operating Space for Humanity”, Nature sept. 2009.
- “Transforming our world : the 2030 Agenda for Sustainable Development”, United Nations, Sustainable Development knowledge platform août 2015.
- Rapport développement durable 2022 : poser les jalons de Grenoble 2040, rapport, déc. 2022, Grenoble en commun.
- « Transitions : de nouvelles approches pour compter ce qui compte », Horizons publics mars-avr. 2022, no 26.