Revue
DossierLe risque contentieux, une opportunité pour les politiques d’aménagement du territoire ?
Comment considérer le contentieux comme une opportunité pour l’aménagement du territoire ? Analyse.
Résumé
L’aménagement du territoire en France est depuis quelques décennies marqué par la systématisation des conflits liés à la construction sur le territoire : logements, équipements publics à vocation sanitaire ou sociale, culturelle ou sportive, infrastructures de transport, bâtiments à vocation économique ou industrielle, sources d’énergie renouvelable. Ces conflits concernent tant les projets d’envergures, comme la construction d’une prison, d’un hôpital, d’une infrastructure routière, de parcs photovoltaïques, que plus modestes comme la construction d’immeubles d’habitation.
Les causes de conflits sont multiples et ont longtemps reposé sur les nuisances sociales des projets. Aujourd’hui, à la faveur des textes qui ont renforcé les contraintes environnementales, les conflits portent de plus en plus sur les incidences climatiques et environnementales des projets. Et la puissance publique, État et collectivités, se trouve au cœur des batailles juridiques ayant trait à l’aménagement du territoire.
Le renforcement des normes environnementales : une constante assumée depuis vingt ans…
Rappelons tout d’abord que l’État a été condamné à deux reprises. Une première fois dans l’arrêt Grande-Synthe (CE, 19 nov. 2020, no 427301) qui contraint le Gouvernement à justifier sous trois mois des mesures prises pour atteindre les objectifs climatiques. Puis dans « l’Affaire du siècle » (TA, 3 févr. 2021) à l’occasion de laquelle le tribunal administratif a reconnu que l’État avait manqué à ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et responsable d’une faute ayant causé un préjudice écologique.
Pourtant, l’État a sensiblement renforcé son corpus réglementaire pour faire face aux évolutions climatiques et aux enjeux environnementaux. Par exemple, la loi no 2005-157 du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux qui promeut la préservation des paysages et la gestion durable des ressources dans les zones rurales ; la loi no 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques, qui renforce la protection des ressources en eau et impose une gestion équilibrée et durable des milieux aquatiques ; les Grenelle I (2009) et II (2010) qui découlent du Grenelle de l’environnement (2007) et fixent des objectifs en matière de développement durable, de biodiversité, de lutte contre le réchauffement climatique et la gestion des déchets ; la loi no 2015-992 du 17 août 2015, relative à la transition énergétique pour la croissance verte, qui vise à réduire la dépendance énergétique de la France, notamment en favorisant les énergies renouvelables et en diminuant les émissions de gaz à effet de serre ; la loi no 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, pour renforcer les protection des espèces menacées et des écosystèmes, créant l’Agence française pour la biodiversité ; la loi no 2018-938 du 30 octobre 2018, pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous ; la loi no 2020-105 du 10 février 2020, relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire, et enfin la loi no 2021-1104 du 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « Climat et résilience », visant une réduction des émissions de gaz à effet de serre dans de nombreux secteurs (logement, transports et publicité).
L'État a sensiblement renforcé son corpus réglementaire pour faire face aux évolutions climatiques et aux enjeux environnementaux.
À titre illustratif, après trente ans d’incitation politique à « éviter, réduire et compenser » notre consommation d’espaces, le constat mitigé réalisé par les services de l’État a incité notre système normatif à devenir plus contraignant : avec la loi Climat et résilience, c’est un objectif chiffré qui fixe la réduction du rythme d’artificialisation des sols d’ici 2040 puis l’arrêt de la consommation d’espace d’ici 2050.
…mais qui bloque dans sa traduction opérationnelle
Personne ne conteste l’intérêt de ces mesures ni les objectifs qui sont largement partagés par la communauté scientifique et désormais l’ensemble de la population. Le bât blesse lorsqu’il s’agit d’appliquer ces principes, où l’on arrive rapidement à des situations de blocage. Pourquoi ?
D’abord, parce que ces nouvelles contraintes conduisent à des renoncements et des changements de pratique. Renoncements de projets d’équipements publics utiles à la population, mais également à des investissements qui touchent à des intérêts particuliers, notamment du fait de l’inconstructibilité des terrains. Ensuite, car ces renoncements ne font pas partie des habitudes alors que tout était jusqu’alors tourné vers le développement, à commencer par la fiscalité locale (que ce soit pour les entreprises, le tourisme ou le nombre d’habitants), incitant à consommer plus de ressources et accueillir plus d’habitants pour maximiser les recettes fiscales des collectivités. Il faut également relever qu’il est toujours plus facile (et moins coûteux) de construire sur un terrain vierge que de reconstruire sur de l’ancien ou d’assumer des frais de dépollution ou de reconversion d’un site.
Ensuite parce que cette logique vient en opposition frontale avec d’autres politiques publiques dont la légitimité est tout aussi prégnante : par exemple le besoin en logement. Ainsi, la réduction de la capacité à construire des logements neufs vient limiter les marges de manœuvre pour répondre à d’autres injonctions imposées aux acteurs locaux, par exemple avec la construction de logements sociaux (25 % de logements sociaux prévus par la loi no 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, dite « loi SRU »).
Avec la loi Climat et résilience, c’est un objectif chiffré qui fixe la réduction du rythme d’artificialisation des sols d’ici 2040 puis l’arrêt de la consommation d’espace d’ici 2050.
Par ailleurs, ces injonctions viennent heurter l’attachement fort des élus locaux au principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales (Const. 1958, art. 72). Ainsi, en matière d’urbanisme, alors même que les incitations fortes des précédents textes n’auraient pas apporté les résultats escomptés (éviter, réduire et compenser), les élus se sentent déresponsabilisés dans l’obligation de respecter une réduction chiffrée d’artificialisation des sols. Ils sont ainsi contraints à réaliser des arbitrages sur les projets prioritaires, mais aussi entre territoires, mettant ainsi en forte tension les concurrences territoriales que connaissent chacune de nos intercommunalités.
Enfin, la rédaction des décrets d’application vient apporter une forte complexité opérationnelle dans l’application des textes. Pour les élus les plus volontaires, voire précurseurs et vertueux, ils peuvent enfin se heurter à un État déconcentré qui même lorsqu’il est informé ou associé aux projets ne prend jamais position tout au long des longues procédures et qui se pose en censeur en fin de procédure. Cette posture renforce le risque pour les collectivités qui s’engagent dans les projets. À titre d’exemple, pour construire une piscine ou une zone d’activité, une collectivité doit engager un chargé de mission, l’achat d’un terrain, des études environnementales et techniques pour formaliser un programme… et elles s’engagent vis-à-vis de la population sur ces projets. Lorsqu’au bout de deux ans de procédure, le couperet d’une décision négative tombe de la préfecture, toutes les conditions sont réunies pour conduire à une situation de conflit qui de plus en plus se traduit par des contentieux contre les décisions de l’État.
Une tension locale qui se traduit par des contentieux faute d’une vision partagée sur l’usage du sol et l’aménagement du territoire
Il en résulte une insécurité juridique importante pour tous les acteurs :
- l’État doit faire appliquer des textes de plus en plus contraignants, eu égard à ses engagements et condamnations ;
- les collectivités qui doivent appliquer des textes toujours plus nombreux sont en insécurité permanente et soumises au double feu des associations environnementales qui remettent en cause les projets et de l’État qui n’apporte pas de solution opérationnelle fiable tout au long des projets ;
- des aménageurs et porteurs de projet pour qui le temps est facteur déterminant et qui sont insécurisés dans leur capacité à conduire une opération à son terme. Cette perte de confiance se traduit par un renchérissement des coûts et un réflexe contentieux qui dépasse désormais souvent les accords négociés.
Pour les aménageurs et les collectivités, le défi de taille est avant tout opérationnel. La contestation remet en cause la possibilité pour les pouvoirs publics ou les maîtres d’ouvrage de mener à bien des politiques d’aménagement du territoire dans les délais nécessaires et à un coût supportable.
Les mouvements de protestation peuvent entraîner des conséquences majeures soit parce qu’ils se traduisent par des retards de plusieurs années dans la mise en service des équipements ; soit parce qu’ils conduisent à des modifications de tracé ou l’adoption de solutions techniques coûteuses pour minimiser les nuisances et l’impact environnemental. Enfin, dans d’autres cas, le conflit se traduit par un gel durable du projet, ou même par son abandon pur et simple.
La contestation remet en cause la possibilité pour les pouvoirs publics ou les maîtres d’ouvrage de mener à bien des politiques d’aménagement du territoire dans les délais nécessaires et à un coût supportable.
Dans les relations entre les collectivités et les usagers, les procédures de consultation (renforcées par la loi no 2002-276 du 27 février 2002, relative à la démocratie de proximité) en amont des projets se sont renforcées depuis une vingtaine d’années, afin de limiter ces conflits, de favoriser le dialogue et la capacité à intégrer dans les projets la parole des territoires. Les effets de ces concertations sont variables, soit parce qu’elles sont réalisées en simple conformité des obligations, mais sans aucune volonté de modifier le projet, soit parce que les postures sont tellement radicalisées qu’elles sont irréconciliables par le dialogue.
Finalement, chaque acteur a raison dans « sa » logique : les tensions sont telles que chacune des urgences défendues paraissent non seulement légitimes, mais plus aigües que celles défendues par les autres. La réponse à ces conflits n’est pas simple puisqu’elle dépasse bien souvent les aspects juridiques qui ne sont qu’un moyen, et renvoient bien plus à des questions idéologiques sur ce qui fait un bon aménagement, sur les ressorts de l’intérêt général dont chacun défend sa propre vision. Le conflit entre l’intérêt social, environnemental, économique ou financier n’étant pas tranché, les positions deviennent irréconciliables. La seule issue possible devient celle du juge à qui l’on confie le soin d’arbitrer sur les priorités d’aménagement du territoire. Cette alternative pose question, car le contentieux ne conduit pas à une décision d’opportunité pour le territoire, mais de conformité aux textes.
Dès lors, comment considérer le contentieux comme une opportunité pour l’aménagement du territoire ?
D’abord parce qu’il oblige à inscrire l’aménagement dans le temps long à travers le renforcement des consultations nécessaires (réglementaires ou facultatives).
Par ailleurs, il oblige les acteurs publics et privés à un changement de paradigme de la notion d’aménagement qui conduit notamment à renforcer les normes environnementales : aménager n’est plus seulement construire, mais changer le rapport au sol et au territoire.
Le risque de contentieux n’est pas seulement un casse-tête coûteux pour les opérateurs publics et privés. Il peut également être vu comme une opportunité de changer de paradigme.
Le risque contentieux vient protéger contre une approche trop consumériste dont on ressent aujourd’hui les effets négatifs. Il contraint à intégrer des impératifs liés au changement climatique et aux risques : incendie, ressource en eau, inondation. À titre d’exemple, le manque de ressource en eau est de plus en plus régulièrement invoqué pour refuser la construction de golfs ou de lotissements.
Le risque de contentieux n’est pas seulement un casse-tête coûteux pour les opérateurs publics et privés. Il peut également être vu comme une opportunité de changer de paradigme. Car si l’on s’y penche bien, les orientations des textes et de la jurisprudence sont constantes depuis des années et renforcent les mesures de protection des ressources, des sols, de la biodiversité.
Les risques contentieux sont dans bon nombre de cas liés à la non-prise en compte des textes dans la conduite de projet. Soit parce qu’on les connaît mal et que les métiers sont aujourd’hui trop cloisonnés dans la conduite de projet : ils mettent alors en lumière la difficulté pour les porteurs de projet à prendre en compte la dimension multifacteurs et la complexité de la conduite des projets. Un chef de projet doit aujourd’hui maîtriser les règles de la commande publique, des caractéristiques techniques du projet, de la concertation, de l’urbanisme ainsi que toutes les subtilités juridiques qui se nichent à chacune de ces étapes. Soit parce qu’on ne veut pas en tenir compte : cette sécurité demande souvent du temps pour conduire les projets. Or, le temps administratif n’est pas le temps politique. Les procédures trop contraintes multiplient les risques de contentieux. Une pression qui ne fait souvent pas bon ménage avec le temps de la concertation, de la mise en concurrence, des enquêtes environnementales quatre saisons, etc.
Il faut, dès lors, mettre en place une véritable ingénierie de projet intégrant toutes les dimensions qui sécurisent juridiquement un projet pour ne pas voir celui-ci s’écrouler comme un château de cartes. Sur les projets les plus importants, il apparaît même indispensable de faire coexister à la tête des projets plusieurs fonctions : une fonction de direction ou de pilotage de projet qui assure la cohérence globale et le respect des objectifs, délais et coûts des projets. Un chef de projet qui en assure la mise en place opérationnelle. Un « maître du temps » qui s’assure que les délais sont respectés dans la multiplicité des procédures. Et une maîtrise d’œuvre juridique qui assure la sécurité de l’ensemble. Ces quatre entités de pilotage sont indissociables pour la réussite d’un projet ; et lorsque le juriste ou l’avocat est consulté en fin de procédure, il est toujours trop tard.
Le temps administratif n’est pas le temps politique. Les procédures trop contraintes multiplient les risques de contentieux.
Finalement, le risque contentieux nous contraint ainsi à passer un cap contre les vents et marées des habitudes et des modèles qui sont les nôtres, à aller au-delà du seul changement de quelques outils : passer d’un modèle de développement à un modèle où le « partage prend le pas sur la possession, le lien sociétal et le respect de la nature devient une exigence majeure » 1.
- Vermeylen P., Territoires de l’alternance. Lieux libérés et contrées en partage, 2024, L’Harmattan, Questions contemporaines.