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Les usages numériques des jeunes comme levier pour repenser des pratiques collectives d’éducation

L'usage du numérique en classe
©© École polytechnique - J.Barande
Le 9 juin 2022

En mars 2020, la décision de l’état d’appliquer un confinement pour raisons sanitaires à l’ensemble de la population a constitué un événement sans précédent, celui-ci a été suivi d’autres décisions qui ont impacté l’organisation de nos activités individuelles et collectives, privées et professionnelles.

 

Concernant le numérique, il a été identifié comme un des opérateurs essentiels de cette longue période sur le plan des outils mobilisés pour gérer la mise à distance des activités, des modalités de préservation du lien, d’une éducation, d’une culture, d’un monde du travail qui réinventent des formes dans l’urgence.

 

Je vous propose dans ces lignes de revenir sur ces événements au prisme de l’éducation, plus précisément en regardant du côté des jeunes et de leur rapport à l’école, au savoir, aux technologies pour identifier des pistes de réflexion pour les acteurs territoriaux, les adultes éducateurs, décideurs, élus, etc. préoccupés d’éducation.

Une série d'évènements  aux impacts éducatifs encore difficilement mesurables

Avant de pointer des usages juvéniles du numérique qui doivent nous questionner, je reprendrai quelques éléments chronologiques de cette période dans la mesure où cela a contribué à renforcer des tendances, voire créer des ruptures dans les usages à prendre en compte. En mars 2020, quand le développement de l’épidémie est jugé assez grave pour décider de suspendre l’ensemble des activités en présence du pays, cela se fait en trois jours. Les établissements scolaires sont fermés, les enfants scolarisés restent chez eux pour une continuité pédagogique annoncée d’abord à l’échelle de trois semaines puis allongée jusqu’à deux mois et demi, quasiment un an pour les étudiants. Parmi les personnels d’encadrement des établissements scolaires, ceux qui avaient été formés à la gestion de crise ont pu mettre en place des procédures d’adaptation en s’appuyant sur les outils numériques académiques tels que les environnements numériques de travail (ENT) répartis sur le territoire national. La plupart des personnels, dont les enseignants, se sont retrouvés dans une grande difficulté à mettre en œuvre une démarche de gestion de la situation, d’autant qu’il fallait le faire pour son activité professionnelle autant que pour sa vie personnelle. Les arbitrages ont été prioritairement personnels : se mettre en off pour vivre la période et penser qu’on retrouverait les élèves rapidement, envoyer beaucoup de travail au cas où pour les occuper, etc. La réalité est bien loin d’un système agile qui aurait basculé naturellement en ligne. Les premiers jours ont vu autant la réactivité efficace et structurée que des lenteurs, la surcharge des sites institutionnels ne supportant pas le boom des connexions et des tentatives disparates de proposer des ressources tous azimuts. Des enseignants ont exploité leurs compétences pour construire un accompagnement des élèves afin qu’ils poursuivent leur formation, pour qu’ils enrichissent leur culture, pour qu’ils continuent de communiquer, pour qu’ils vivent au mieux cette épreuve collective.

La réalité est bien loin d’un système agile qui aurait basculé naturellement en ligne.

Quelles qu’aient été les mises en œuvre à l’échelle nationale ou locale, en l’occurrence l’établissement scolaire et son équipe éducative, il n’en reste pas moins que ce contexte a permis de révéler ou de remettre sur le devant de la scène éducative des tendances fortes. J’en vois trois principales : le rôle souvent sous-estimé des jeunes dans les processus éducatifs, l’évolution de la manière dont ils apprennent et les risques de renforcement des inégalités si les évolutions actuelles ne sont pas suffisamment prises en compte. Je m’appuierai sur des enquêtes réalisées pendant la période de manière qualitative, ce qui oblige, bien entendu, à rester prudent sur la généralisation des constats. Il s’agit bien plutôt de donner matière à réflexion et chacun pourra voir en quoi cela résonne avec son contexte territorial particulier.

Le numérique dans la continuité pédagogique, révélateur du rôle discret, mais réel des jeunes

Les premiers jours ont mis en évidence la difficulté à déterminer des moyens et une procédure efficace : quelles priorités pour les élèves, quels outils, quelles démarches, quelle planification ? Comment enseigner ? Comment garder le lien ? Certains enseignants donnaient rendez-vous à leurs élèves en ligne sans avoir anticipé la dimension technique et le dispositif pertinent ou sans avoir trouvé d’alternative à l’ENT qui n’était pas accessible. Les élèves eux savaient quoi faire. Ils avaient des plateformes à proposer et c’est eux qui ont souvent guidé les enseignants dans une prise en main minimale. C’est ainsi que Discord s’est invité dans le monde éducatif de façon rapide et surprenante : ce logiciel de messagerie, initialement utilisé par des joueurs en ligne offre des fonctionnalités de forums ainsi que d’appels visio. Il peut être ouvert par le seul navigateur Internet. Créer un compte est très rapide. Les institutions ont établi des recommandations d’usage, car Discord et d’autres dispositifs en ligne posent des difficultés à l’École en particulier pour la sécurité des données personnelles et de tout ce qui peut être partagé. Mais devant l’ampleur des besoins, et le sentiment d’urgence, nous avons souvent assisté à des situations où les plus agiles étaient les jeunes. Sans tomber dans le mythe récurrent des digital natives, il faut prendre en compte la familiarité qu’ils ont avec le numérique.

Pour répondre à leurs besoins, y compris scolaires, les jeunes ont ainsi exploité leurs habitudes sur des outils, commerciaux, grand public, et qui appartiennent plutôt au monde des loisirs pour pallier les manques. Ils ont choisi des plateformes faciles d’accès et de prise en main, gratuites même si elles ne respectent pas le règlement général sur la protection des données (RGPD) et n’apportent pas une grande garantie pour la sécurité. Si on revient au cas de Discord, pendant des cours en ligne niveau lycée, j’ai pu voir des enseignants dépendant volontiers de leurs élèves pour une découverte de la mise en place d’une rencontre/un cours à distance. Les jeunes bienveillants donnaient à leur enseignant des consignes simples pour faciliter les interactions ou pour dépasser les difficultés : savoir se connecter, gérer son micro, gérer la bande passante en coupant la vidéo, etc. En fonction de leurs compétences, les jeunes ont ainsi adopté un rôle de tuteurs, d’assistants, apparemment jamais agacés. Cependant, ils m’ont expliqué, notamment, qu’ils ne comprenaient pas que leurs enseignants se posent la question de comment se connecter seulement à l’heure du début du cours, ne se préparent pas toujours ou n’utilisent pas des tutoriels disponibles en ligne comme eux le font sur de nombreux domaines pour s’autoformer. Ils avaient aussi des propositions à faire quant aux modalités de travail pour qu’ils persévèrent, ou qu’ils puissent être plus créatifs, mais on ne leur demandait que rarement leur avis.

Ils doivent pouvoir consacrer leur énergie à leur formation et non compenser les manques des adultes.

Ces rapides remarques pour rappeler que les jeunes sont de réels acteurs de l’éducation qui ont, à cette occasion, en fonction de leur âge et de leurs compétences, endossé un rôle de partenaire, voire de formateur. L’ensemble des enquêtes que j’ai pu mettre en œuvre le montre à chaque fois : les jeunes sont indulgents avec les adultes et leurs enseignants et parfois leurs difficultés techniques les font sourire. Mais bien plus, ils ont un avis à faire valoir sans remettre en cause le rôle de l’enseignant qu’ils considèrent légitime pour ce qui est directement en lien avec le cours. Parfois ils ont un avis sans concession, parfois teinté de regret pour les opportunités manquées de faire mieux en particulier en pensant aux échéances d’examen.

À d’autres occasions, j’ai pu observer ou échanger avec des élèves sur des mises en œuvre pédagogiques accompagnées par leurs enseignants, qui s’appuyaient sur des ressources spécialement créées pour la période, demandant un engagement motivant, avec des retrouvailles appréciées en ligne. L’implication des jeunes était alors différente. Quand ils étaient davantage sollicités pour leurs apprentissages et non pour gérer la partie technique des cours, ils pouvaient vivre cette continuité pédagogique en expérimentant des activités plus créatives et participatives. Ils peuvent jouer des rôles plus divers, être responsabilisés plus qu’on ne pense, mais ils doivent pouvoir consacrer leur énergie à leur formation et non compenser les manques des adultes.

Une nouvelle définition de ce qu’est « apprendre »

Ces dernières années, on a beaucoup insisté sur le fait que Google, Wikipédia et YouTube étaient les nouveaux moyens pour découvrir et apprendre, que ce soit en contexte scolaire ou non. YouTube a connu un développement très important comme source d’information visuelle pour tous. Les jeunes en particulier ont identifié seuls, ou avec l’aide de pairs ou d’adultes, les chaînes à suivre, entre divertissement et information de plus ou moins grande qualité. On avait déjà remarqué qu’il y avait souvent une confusion entre le fait de regarder une vidéo et le fait d’apprendre. En effet, apprendre est un processus complexe de remise en cause de savoirs antérieurs, de questionnement et de mémorisation et pas seulement une accumulation d’informations. Regarder des vidéos Youtube sur des points d’histoire ne suffit pas pour dire qu’on a appris véritablement quelque chose. On ne peut pas compter seulement sur le fait qu’elles sont des supports motivants même si les jeunes sont aussi pour bon nombre devenus producteurs de vidéos eux-mêmes, en copiant parfois ce qu’ils croient être les recettes des youtubeurs ou instagrameurs qui réussissent. Tout cela témoigne d’un élargissement de ce qu’est apprendre, c’est-à-dire accéder à des contenus liés à des goûts personnels, inscrits dans des réseaux communautaires souvent ludiques, attractifs visuellement dans des environnements variés, accessibles au fil de la journée.

Ils ne comprenaient pas que leurs enseignants se posent la question de comment se connecter seulement à l’heure du début du cours, ne se préparent pas toujours ou n’utilisent pas des tutoriels disponibles en ligne comme eux le font sur de nombreux domaines pour s’autoformer.

La période de la pandémie a accentué cette omniprésence de l’image. Entre d’autres termes, parce que le rythme de consultation-production-partage par les jeunes s’est poursuivi, d’une part, dans cette logique de continuité pédagogique et, d’autre part, comme divertissement bienvenu. Le boom des vidéos sur Tik Tok s’inscrit dans ce contexte. Cette plateforme qui offre des vidéos très courtes, apparentées aux « réels » sur Instagram, est aujourd’hui un média d’information et de divertissement incontournable, y compris pour apprendre. Les jeunes s’y amusent, découvrent des métiers, apprennent les informations jugées essentielles sur les domaines qui les intéressent, mais aussi sur les thématiques scolaires. Ils en viennent à considérer trop longues les vidéos YouTube, demandant une concentration qui n’est plus disponible. Qu’il s’agisse de jeunes en milieu rural, périurbain ou urbain, les accès aux plateformes à partir de leurs smartphones se sont grandement développés grâce aux abonnements familiaux ou autres, en alternative aux sorties devenues très difficiles.

Dans une enquête exploratoire récente, j’ai pu voir que c’est parfois une dizaine de comptes, payants ou non, sans compter les jeux ou les réseaux sociaux qui sont directement accessibles sur les smartphones. Les vidéos aujourd’hui étant massivement regardables avec des sous-titres, elles peuvent aussi être visionnées à tout moment et en tous lieux y compris pendant les cours, en faisant ses devoirs, dans les transports. Quel est l’intérêt d’un accès aussi important en continu à des séries et des contenus de toutes sortes alors que le temps disponible n’est pas infini dans une logique de consommation de produits culturels jetables ? On regarde, et on oublie aussitôt pour se relancer dans un autre contenu. Scroller1, qui était déjà une activité importante, devient véritablement un mode d’accès à l’information hors de toute hiérarchisation sinon celle du fil de recommandations ou des abonnements personnalisés de l’internaute. Les entretiens menés montrent que beaucoup de jeunes sont démunis face à la manière dont cela capte leur temps et leur énergie malgré la conscience parfois aiguë qu’ils en ont.

Des usages renforçateurs d’inégalités ?

Même si tous les jeunes n’ont pas les mêmes accès, ni les mêmes pratiques, ni les mêmes représentations, ni les mêmes aspirations, la plupart des jeunes du collège à la fin du lycée, connaissent les pratiques évoquées plus haut, parfois sources de difficultés selon leurs conditions de vie et les opportunités sociales, culturelles, cognitives, économiques. Ces pratiques ne sont pas en elles-mêmes inégalitaires, mais la manière dont elles s’inscrivent dans un contexte quotidien peut contribuer à renforcer des inégalités. Comme dit plus haut, la plupart des jeunes perçoivent comme une emprise le fait de passer tant de temps sur des contenus vides de sens ou qui montrent des activités sans leur donner les moyens de les réaliser. Regarder des tutoriels de mécanique, de jeux, de cuisine, de couture, etc., n’est pas réparer, jouer, cuisiner, pratiquer un sport, etc. Cela semble évident, mais mesure-t-on à quel point dans notre société certains jeunes pratiquent ces activités alors que d’autres les regardent à travers des écrans parce qu’ils n’ont pas les ressources spatiales, sociales, techniques, cognitives et financières pour les réaliser ?

Beaucoup de jeunes sont démunis face à la manière dont cela capte leur temps et leur énergie malgré la conscience parfois aiguë qu’ils en ont.

Pour certains, heureusement, ils ont accès à des lieux où on leur proposera d’en discuter, de les tester, et où on leur permettra de se déconnecter pour vivre d’autres manières d’apprendre et de s’accomplir. C’est un enjeu démocratique de faire en sorte que ces occasions soient accessibles sur tout le territoire, c’est le cas, par exemple, des d’accueils ou pôles jeunes avec des animateurs formés sur ces questions.

Sur le plan technique, la continuité pédagogique a mis en évidence que l’éducation se traduit en volume de données à faire circuler sur des réseaux, en qualité de bande passante. Avoir une connexion qui permette de télécharger aisément des documents, de supporter des heures de cours en ligne, de passer rapidement d’une plateforme à l’autre n’est pas également possible sur tout le territoire : la fracture numérique est toujours d’actualité. Ce qui, ajouté au développement de l’équipement en objets mobiles, a une autre conséquence. En effet, beaucoup de familles ont fait le choix d’avoir des smartphones, parfois plusieurs, et un ordinateur portable à se partager. Il y a trois effets à cela. Premièrement la difficulté à effectuer le travail scolaire, ou tout travail demandant une élaboration de contenu : un smartphone n’est pas le bon dispositif en raison de la taille de l’écran et du clavier tactile et parce que les applications téléchargées ne sont pas adaptées. Deuxièmement, apprendre à distance demande de maîtriser un environnement numérique avec plus d’habiletés techniques même si les outils commerciaux des GAFAM2 occupent le terrain et nous font croire que tout cela est facile et que créer un groupe WhatsApp c’est la même chose que maîtriser un outil de travail collaboratif. Bon nombre d’enseignants ont d’ailleurs remarqué que leurs élèves ne savent pas utiliser un clavier, enregistrer des fichiers, etc. Troisièmement, la banalisation du numérique dans la vie quotidienne contribue à rendre invisibles certaines difficultés. Ne pas savoir utiliser les réseaux sociaux, ne pas avoir accès à des sources d’information de qualité est difficile à exprimer.

Il faut se reposer la question du projet éducatif en ajoutant celle du bien-être réel et de l’autonomie des jeunes. Finalement, la période de la pandémie et de la continuité pédagogique renouvelle des questions anciennes.

Des leviers pour faire de l’obstacle une opportunité ?

Les enquêtes menées auprès d’enfants et de jeunes de milieu culturel favorisé, parfois enfants d’enseignants, montrent un autre aspect des inégalités sociales et culturelles. En effet, ils peuvent avoir les mêmes pratiques a priori que des jeunes de milieu populaire, mais les parents mettent en place tout ce qu’il faut pour que le numérique soit une opportunité et pour compenser les manques, en fabriquant une école à la maison « sous les radars ». Ceci pour dire qu’il faut sortir de la vision des usages comme étant homogènes dans toute la population juvénile. Les conditions matérielles d’existence, l’accompagnement des adultes, le maillage territorial des dispositifs d’aide sont des éléments qui changent tout. Je terminerai en disant qu’il est essentiel de penser l’articulation entre tous les acteurs qui sont concernés par l’éducation, y compris les jeunes eux-mêmes et leurs familles, et de travailler à la mise en synergie des ressources locales numériques ou non. Il faut se reposer la question du projet éducatif en ajoutant celle du bien-être réel et de l’autonomie des jeunes. Finalement, la période de la pandémie et de la continuité pédagogique renouvelle des questions anciennes, mais en exigeant que nous prenions au sérieux la manière dont le numérique affecte la vie quotidienne de tous les jeunes et en particulier leurs apprentissages.

  1. « Scroller » désigne le fait de passer de contenu en contenu en faisant remonter le fil d’actualités avec son doigt. Cette habitude, quand elle est intensive, génère des émotions négatives en épuisant la capacité d’attention et sans que l’individu ne puisse en retirer un bénéfice réel.
  2. GAFAM est l’acronyme des géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
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