Urbanisme tactique : nécessaire, mais pas suffisant !

Superilla Sant_Antoni à barcelone
Le quartier de San Antoni, à Barcelone, a fait l'objet d'une large concertation avec les habitants avant de déployer des projets d'urbanisme tactique.
©© Leku Studio
Le 18 septembre 2020

Avec la crise du Covid-19, l’urbanisme tactique a été mis en avant par de nombreux acteurs comme une recette magique pour adapter les villes à l’après-confinement. Il faut dire que les clichés qui ont été diffusés sur la toile sont plutôt attirants : lieux colorés, place plus importante pour le piéton, retour de la nature en ville, etc. Mais qu’en est-il vraiment ? L’urbanisme tactique permettra-t-il vraiment de répondre à tous les enjeux qui attendent les territoires ? Pourra-t-il répondre à toutes les questions, et souvent impasses, que pose la production de la ville. Même si cette méthode a de nombreux avantages (avancées plus rapides, pilotages plus souples, coût réduit, etc.), il n’en reste pas moins qu’elle doit s’intégrer dans un processus éminemment complexe qui demande à considérer l’habitant dans la production territoriale, et de répondre à ses besoins, en constante évolution. Des États-Unis, ou a été démocratisée cette pratique, à l’Espagne, qui aide à mieux en comprendre sa production concrète, tentative de décryptage.

Du DIY1 américain

L’urbanisme tactique est une manière parmi d’autres « de produire de la ville ». Si l’on remonte à sa genèse, c’est une méthode citoyenne et participative, le plus souvent à l’initiative des habitants. L’urbanisme tactique propose à tout citoyen d’agir matériellement sur son environnement urbain immédiat et quotidien afin de le rendre plus agréable à vivre, et ce sans attendre que les autorités/acteurs en charge de l’aménagement et de l’urbanisme répondent à ses aspirations. C’est en tout cas comme cela qu’il a été mis en œuvre aux États-Unis.

En réalité, l’urbanisme tactique s’inscrit dans l’héritage des mouvements sociaux urbains des années 1960 aux années 1980. On parlait d’ailleurs à cette époque clairement d’urbanisme citoyen ! Précisons également que si cette pratique est née aux États-Unis, c’est surtout parce que traditionnellement, l’État américain et les collectivités y investissent moins pour mettre en valeur l’espace public qu’en Europe. Ceci explique pourquoi les citoyens nord-américains ont cette habitude de faire les choses par eux-mêmes (DIY). Cela explique aussi pourquoi ce modèle était à la base très « alternatif ». De manière similaire, en Inde, l’urbanisme tactique est utilisé par des citoyens pour suppléer à une action publique totalement défaillante (corruption, manque de moyens). C’est une réponse à une frustration de ne pas voir se concrétiser ce qui heurte et handicape les citoyens au quotidien. Ainsi, son histoire montre que l’urbanisme tactique est d’abord un urbanisme militant avant d’être un urbanisme opportuniste. Il interroge donc clairement le jeu d’acteurs de la production de la ville : qui est le tacticien ? les usagers, les consultants, les techniciens des collectivités locales, ou bien l’élu ? Il interroge également la méthode : de quelle tactique parle-t-on ? et quelle est la finalité de celle-ci ? Une méthode qui, dès ses débuts, intégrait la créativité comme élément fondamental du modèle. Progressivement – et c’est souvent ce qui arrive à beaucoup de mouvements alternatifs – avec sa popularité, l’urbanisme tactique a évolué ou a été dévoyé, selon certains. Cet urbanisme qui se voulait créatif, alternatif et vecteur d’une démocratie impliquante deviendrait progressivement « un des visages renouvelés des solutions dominantes (mainstream) d’aménagement urbain ». Il participerait progressivement à la standardisation et l’homogénéisation des politiques urbaines, bien loin de ses objectifs initiaux. C’est ce qu’observaient Nicolas Douay et Maryvonne Prévot dans une excellente analyse2 publiée bien avant l’arrivée du covid-19. Il s’est également fortement institutionnalisé. C’est ce que l’on observe en tout cas en Europe, pour les opérations les plus connues. Mais même sous cette « nouvelle forme », plus convenue, moins alternative, l’urbanisme tactique intègre un certain nombre de notions essentielles : c’est un dispositif dont l’objectif est d’être définitif. Comme le précise l’urbaniste Sylvain Grisot, « c’est un moyen de transformer de façon rapide et durable la ville, mais il n’est pas temporaire ». C’est aussi un dispositif concerté, ce qui implique une temporalité plus longue.

L’urbanisme tactique s’inscrit dans l’héritage des mouvements sociaux urbains des années 1960 aux années 1980. On parlait d’ailleurs à cette époque clairement d’urbanisme citoyen !

À l’institutionnalisation à l’européenne

La méthode utilisée à Barcelone pour produire les superillas permet de bien comprendre ce qu’est l’urbanisme tactique d’aujourd’hui, celui qui pourrait réellement s’appliquer à nos villes européennes. Voilà pourquoi il convient de s’y attarder quelques instants.

La capitale catalane a commencé à réfléchir à une nouvelle manière d’envisager son urbanisme il y a près de huit ans, du fait d’une volonté de la municipalité de restructurer des pans entiers de quartiers au profit des mobilités douces, avec des espaces publics apaisés et une restriction de l’accès automobile. Mais il fallait une méthode permettant de refaire de la ville sur la ville, sans rien gâcher, et surtout sans brusquer. C’est alors que progressivement, s’est imposée l’idée de réaliser des projets plus souples et moins onéreux. La municipalité a alors décidé d’intégrer l’urbanisme tactique dans une partie de ses dispositifs. Cette nouvelle manière de « faire la ville » à Barcelone a alors hérité d’un nom désormais mondialement connu : les superillas.

Avec les superillas, Barcelone a tout d’abord essuyé les plâtres dans un quartier appelé « Poblenou ». La municipalité s’est rapidement rendu compte que la méthode n’était pas magique. Conséquence : ce ne fut clairement pas un succès. L’erreur fondamentale ? Vouloir calquer le concept des superillas sans avoir réellement concerté les habitants. En réalité, la concertation à Poblenou s’est faite après l’installation des superillas, mais surtout après les manifestations virulentes qui ont suivi l’installation du projet. C’est à ce moment-là que la mairie a compris le rôle absolument primordial de la concertation en amont d’un tel projet. Après les erreurs réalisées à Poblenou, la municipalité a souhaité corriger la copie, et changer de méthode pour le second projet, à Sant Antoni. Dans ce quartier de l’Eixample, pas question de se froisser avec les habitants. La directive a été celle de ne rien faire sans obtenir un consensus. Voilà pourquoi les techniciens se sont lancés dans une concertation à très grande échelle qui a duré plus de quatorze mois !

Au-delà de la concertation, la municipalité a considéré l’urbanisme tactique comme une option parmi d’autres de mise en œuvre des projets, une méthode d’exécution. Une méthode qu’elle n’a d’ailleurs pas choisie pour l’ensemble des projets, du fait de toutes les questions qu’elle pose : le choix d’un niveau de qualité et de durabilité bien particulier pour les dispositifs déployés ; la capacité de les entretenir par les agents municipaux ; la capacité à mesurer de manière juste la durée d’aménagement tactique, etc. Bref, penser transitoire plutôt que temporaire, basique plutôt que complexe !

Une méthode à intégrer dans une réflexion plus large

De ses débuts alternatifs aux États-Unis à des projets récents et institutionnalisés comme en Europe, à Barcelone, que penser de cette forme d’urbanisme ? Que c’est une méthode, qu’il convient d’intégrer dans une réflexion bien plus large sur la place du piéton et des mobilités douces dans l’espace public.

L’urbanisme tactique et toutes les nouvelles formes de production urbaine sont nés pour supplanter ou du moins pour faire accélérer la décision publique. Il faut s’en réjouir. Il est évident que les métropoles françaises doivent devenir des laboratoires d’expérimentation plus innovants, afin de s’extraire progressivement du carcan des procédures. De nouvelles méthodes plus souples permettent également de promouvoir des projets plus économes en dépense publique, ce qui sera vraisemblablement un sujet majeur dans les mois mais aussi dans les années à venir. Tout cela implique de pouvoir recourir à un droit à l’expérimentation pour sécuriser l’action publique dans ce domaine.

S’il est utilisé, ce doit être aussi et surtout pour produire une ville qui puisse s’adapter et répondre à des changements sociétaux rapides. Cela oblige à questionner le vocabulaire « routier » de l’espace public, qui fige fortement les usages en fixant de nombreuses limites. Cela pousse à porter une attention toute particulière à l’espace public dans son appropriation par les cyclistes et les piétons. C’est donc une nouvelle occasion en or de remettre ces deux manières de se déplacer au centre du débat. Enfin, les nouvelles méthodes d’urbanisme ne doivent pas oublier l’urbain ordinaire, qu’il s’agisse des agglomérations de taille moyennes, des petites villes ou des bourgs. Déjà abîmées par le tout voiture, moins dotées financièrement que les métropoles, elles sont peut-être celles où la proximité permettrait d’autant plus de créer un autre avenir. Les aménagements facilitant la marche y sont tout particulièrement pertinents parce que beaucoup de déplacements peuvent s’y faire à pied, et que les aménagements à destination des piétons sont justement adaptés à des collectivités aux moyens financiers modestes. N’est-ce pas là que les habitants pourraient encore plus devenir des sujets-acteurs co-producteurs de l’intérêt général ?

La ville de Barcelone n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais elle démontre que l’urbanisme tactique n’est qu’une méthode, voire même une simple étape. Une étape dans une transition urbaine complexe. Le déploiement d’installations utilisant cette méthode est rapide et souvent moins onéreux, c’est un avantage notable. Mais la décision qui la précède est souvent longue et complexe. Comme dans de nombreux autres cas, il s’agit donc de voir dans cette méthode une occasion de mettre en place un dialogue durable entre citoyens, usagers, experts et concepteurs de l’espace public. C’est donc encore une fois la gouvernance et le processus organisationnel qu’il convient de soigner. On est finalement très loin des fantasmes de la « pop-up street » vue aux États-Unis !

La méthode utilisée à Barcelone pour produire les superillas permet de bien comprendre ce qu’est l’urbanisme tactique d’aujourd’hui, celui qui pourrait réellement s’appliquer à nos villes européennes.

  1. DIY : do it yourself (le faire soi-même).
  2. Douay N. et Prévot M., « Circulation d’un modèle urbain “alternatif” ? Le cas de l’urbanisme tactique et de sa réception à Paris », EchoGéo 2016.
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