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DossierVoyage, avec les participants, au cœur de la décision
Les 15 et 16 décembre 2022, plus de 1 400 cadres-dirigeants territoriaux avaient rendez-vous aux Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS). L’occasion de se « changer les idées » tout autant que de « prendre un bol d’air et d’inspiration ». Les journalistes d’Horizons publics ont sondé les participants sur leur nécessité de réfléchir à leur prise de décision.
Décider. Tout le monde en rêve. Mais est-ce si facile ? Les organisateurs des ETS ont décidé de dédier leur édition 2022 à une plongée dans les rouages du choix à travers le thème « Voyage au cœur de la décision ». Et il n’y avait qu’à observer le succès de l’atelier organisé par les élèves de l’Institut national des études territoriales (INET), avec le général de corps d’armée Christophe Gomart, pour vérifier que, même parmi les cadres-dirigeants territoriaux, la question se pose : comment prendre les bonnes décisions ? Pour cet ancien directeur du renseignement militaire : « Décider c’est choisir entre A ou B. C’est ça la vraie difficulté. On attend d’un chef qu’il décide d’une action à mener ou une solution. Même si ce n’est pas la meilleure. » Le cadre est posé. Il fait fortement écho aux solutions évoquées lors des précédentes éditions des ETS. À propos des transitions, par exemple, où l’une des réponses à la question « qu’est-ce que l’on attend pour transformer ? » (thème de l’édition 2020) avait mis en valeur que la transition écologique est éminemment politique, au sens noble du terme : une somme de choix est devant ceux qui nous dirigent. Après avoir débattu, il apparaît impératif de « trancher » et « décider » pour « avancer » et « se mettre en mouvement ». Quatre termes que l’on a très souvent entendus dans les couloirs du palais des congrès de Strasbourg ces 15 et 16 décembre 2022.
« L’objectif doit être précis et il permettra de fédérer les équipes »
Avant d’entamer notre voyage au cœur de la décision, deux éléments soulevés par Christophe Gomart paraissent importants à garder en tête. Le premier, c’est l’importance du but : « S’il n’y a pas d’objectif, c’est beaucoup plus compliqué. On a beaucoup plus de mal à décider, car on ne sait pas “pourquoi”. L’objectif doit être précis et il permettra de fédérer les équipes. On pourra alors regrouper l’ensemble des compétences et des intelligences pour l’atteindre. » Toute ressemblance avec une situation vécue dans votre collectivité locale ne pourrait être que fortuite. Même si les projets de territoire sont parfois venus fixer un cap pour éviter de se coincer dans l’enchaînement des tempêtes du quotidien. Le second élément fait, quant à lui, appel à la thématique 2021 des ETS (« Les territoires face au défi démocratique ») : s’il ne faut pas oublier le principe de collégialité, à un moment la décision doit être le fruit d’un processus clair : « Le décideur est seul. C’est son rôle. Il est payé pour ça. En revanche, cette décision va s’appuyer sur une réflexion collective. Cela demande une qualité d’écoute vis-à-vis de ces collaborateurs et de l’environnement qui nous entourent, explique le général Gomart. »
Lors de la première table ronde, la question était de chercher l’origine de la décision. La chercheuse Valérie Charolles a posé un cadre : « Tous les jours, nous prenons des décisions. » Certes, mais comment ? Sophie, cadre-dirigeante au sein d’un département de la région parisienne, développe cette idée avec nous : « Au quotidien, nous sommes confrontés à la décision. On ne conscientise pas l’impact de certaines micro-décisions. Je pense que toutes les décisions que nous prenons dans la fonction publique sont fondamentales dans cette période de transition et de crises multiples. Nous marquons les générations futures. »
En observant les participants à ces ETS, nous avons remarqué plusieurs types d’interrogations. Tout d’abord celle de la temporalité pour François, retraité de la fonction publique territoriale : « Avec l’expérience, je remarque qu’une décision peut être bonne à court terme et négative à long terme. Comment trouver le juste milieu ? » Pour Virginie, qui travaille dans une collectivité de moins de 20 000 habitants, la décision doit aussi réussir à s’élever au-dessus du jeu politique : « Au sein des collectivités locales, nos élus doivent prendre leurs décisions en fonction d’une réélection potentielle. Comment s’en défaire pour faire le bon choix ? » Pas facile, même quand on est fonctionnaire, de se sortir de l’enjeu de ce que cet autre cadre territorial appelle la « popularité d’une décision ». Laurent, directeur général des services (DGS) complète : « Je ne vous parle même pas des décisions liées à la transition écologique qui demandent bien souvent de changer de logiciel de pensée ! Prendre une décision qui bouscule les habitudes demande du courage. » Le mot « courage » reviendra d’ailleurs dans de nombreuses bouches de personnes interrogées, sans qu’il ne porte forcément le même sens.
L’enjeu de la participation citoyenne dans la décision
La solution pourrait donc être de faire participer les citoyens au processus de décision. Mais la question « des espaces réflexifs » est là : « Nous n’arrivons que très peu souvent à engager avec nous les citoyens comme les acteurs socio-économiques du territoire », précise Laurent avant d’assister à la table ronde « La participation citoyenne à la décision locale », autre point culminant de cette première journée du 15 décembre 2022. Les intervenants ont, avec leur public, gardé comme fil rouge une question soulevée par de nombreux élus réfractaires à une plus grande implication des habitants dans les décisions : « La participation des citoyens à la décision locale remet-elle en question le pouvoir des élus et des administratifs, ou bien au contraire le renforce-t-elle ? » Pour Sophie, la collégialité des décisions est en train de s’imposer dans son administration : « Ce n’est pas simple. Heureusement nous sommes aujourd’hui dans une décision descendante. Nous allons de plus en plus dans une décision collective. J’ai beaucoup entendu, pendant les débats, que l’on a le droit de douter, de se tromper et d’expérimenter. Ça fait du bien ! Il faut aller chercher les expertises et les besoins des partenaires, mais surtout se questionner, toujours. »
Tout au long des deux jours, les participants ont pu réfléchir avec les intervenants à tous les facteurs qui peuvent entrer en compte dans une prise de décision. La data est-elle un bon indicateur ? Comment les émotions viennent-elles interférer ? Est-il possible d’intégrer les impacts écologiques comme facteur déterminant ? Quel rôle pour la prospective et l’innovation ? Comment déceler les signaux faibles à temps pour préparer les décisions de demain ? Un panel jugé « intéressant » par les participants en ligne comme Catherine : « Aujourd’hui, nous disposons de l’intelligence artificielle (IA), d’expertises, de savoirs, de volontés d’agir, et pourtant on a du mal à faire de la prospective active, efficace et partagée. On ne pourra pas dire que l’on ne savait pas. »
Sur le salon virtuel des ETS, ceux qui n’avaient pas souhaité braver la neige de Strasbourg pouvaient aussi échanger sur un tchat. Bruno s’est, par exemple, interrogé en fin d’événement pour savoir si « finalement, le voyage au cœur de la décision ne serait-il pas d’abord un voyage intérieur ? Changer nos représentations, oser plus encore l’imagination, prendre plus en compte l’intelligence émotionnelle, etc. ». Laurent a proposé « la création d’équipe de R&D au sein des collectivités », tandis qu’Éliane s’interroge : « Ne devrait-on pas réduire l’utilisation de l’IA à des secteurs spécifiques ? » Elle rejoint d’ailleurs un point de vue exprimé en salle par un participant : « Comment être aidé par l’IA tout en conservant la subtilité des décisions humaines ? » Car ne l’oublions pas, les collectivités locales ont des liens avec les habitants qui ne sont pas automatiques. Il faut souvent s’adapter et mettre une subtile dose d’individualisation dans les processus.
La transition écologique dans toutes les têtes
Enfin, s’il y avait un signal faible repéré lors de ces ETS 2022, c’est bien que la transition écologique bouscule l’ensemble des processus décisionnels. Beaucoup de collectivités locales n’avaient pas encore entamé de démarche de « changement ». L’année 2022 fait office, un peu partout en France, de mur. Celui qui condamne à une mise en mouvement. Mais la mise en route est difficile. La relation agent-élu est une des dimensions importantes. Si, comme nous l’avons dit, la transition est éminemment politique, quel est le rôle de l’agent pour aider son élu à décider ? « Il ne doit pas avoir peur d’aller contre, de jouer son rôle de fonctionnaire en mettant sur la table l’ensemble des possibilités pour permettre à l’élu, ensuite, de trancher. Il faut essayer d’oublier la logique de la commande politique », témoigne Laurent à la sortie d’une bulle d’inspiration à propos de l’intégration des impacts écologiques et sociaux comme facteur déterminant à la prise de décision.
Accélérer les formations sur le changement climatique
Un autre chantier majeur, c’est l’enjeu de la massification de la formation sur le changement climatique auprès des décideurs de la territoriale. De nombreux participants aux ETS 2022 nous ont confié leur besoin d’avoir plus de formation pratique sur la manière d’accompagner et d’accélérer la transformation écologique dans leurs territoires. Pour William Jouve, président de l’Association des conservateurs territoriaux de bibliothèques (ACTB) et conseiller livre à la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), la transition écologique concerne aussi les conservateurs territoriaux de bibliothèques : « Ces ETS 2022 ont clairement posé la question de savoir comment la culture peut se décarboner et quelle est sa capacité à apporter de l’outillage en la matière », faisant référence à deux rencontres : « La décélération comme facteur de décision » et « Culture et développement durable : pratiques inspirantes ». Pour Anaïs Laborde, directrice adjointe des médiathèques de Créteil dans le réseau de Grand Paris Sud Est Avenir (GPSEA), « la transition écologique évoque des défis à relever collectivement, mais aussi en tant que manager, nous avons des enjeux d’éducation vis-à-vis du public, mais aussi sur l’éco-responsabilité des médiathèques ou encore les plans de sobriété énergétique ».
Il faut réorienter les politiques publiques et former les cadres à la redirection écologique, il faut des artisans de ces transformations dans les collectivités territoriales.
Du côté de l’INET, le « cycle supérieur de la transition », qui en est à sa deuxième promotion, répond à la nécessité de former et outiller massivement les hauts fonctionnaires aux enjeux de la transition. Il forme une vingtaine de dirigeants territoriaux par an, la deuxième promotion a démarré en octobre 2022. Un cycle qui pourrait servir de matrice pour irriguer l’ensemble des formations de l’INET (170 élèves en formation initiale, 4 000 dirigeants territoriaux en formation continue). Pour Bruno Paulmier, le président de l’Association des dirigeants territoriaux (ADT)-INET, à l’initiative de ce cycle, cette formation a trois objectifs principaux : « Remettre en cause les fondamentaux, les savoirs et les connaissances portées sur le monde, chercher la territorialisation des enjeux écologiques et implémenter l’intelligence émotionnelle et collective dans la décision publique. » Selon lui, « il faut réorienter les politiques publiques et former les cadres à la redirection écologique, il faut des artisans de ces transformations dans les collectivités territoriales ». À de nombreuses reprises, lors de ses interventions durant ces ETS 2022, il a distillé ce message. Il nous a confié entre deux tables rondes : « Il ne faut plus qu’un seul élève sorte de l’INET sans avoir ce nouveau regard : le système est à bout de souffle, il n’est plus soutenable. » Cette formation doit être déployée à plus grande échelle et implémenter dans toute l’offre de formation de l’INET et du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT). Pour Véronique Balbo-Bonneval, vice-présidente de l’ADT-INET, très impliquée elle aussi sur cette question, « ce cycle propose des intervenants exceptionnels, les plus grandes références qui existent (Pablo Servigne, Dominique Méda, Jean-Marc Jancovici, Jean-François Caron, Marc-André Selosse, Bruno David, etc.) et offre une compréhension macro du fonctionnement du vivant jusqu’à l’expertise pratique ». L’intelligence émotionnelle, l’intelligence collective et le management de la transition sont aussi au cœur de ce cycle supérieur de la transition, mais aussi des ETS depuis trois ans. L’INET, qui vient de fêter ses 25 ans, entend faire de la transition écologique une de ses nouvelles priorités. De son côté, le CNFPT va renforcer la transition écologique dans son offre de service dès 2023, et organise les 14 et 15 mars 2023 un colloque sur le thème « Accélérer la transition écologique : quel chemin pour les collectivités locales ? ».