Achats innovants : une expérimentation inachevée ?

Le 3 mars 2022

L’expérimentation sur les achats innovants, autorisée par le décret n°2018-1225 du 24 décembre 2018 portant diverses mesures relatives aux contrats de la commande publique, s'est terminée le 25 décembre 2021.

 

Ce dispositif a permis de donner un cadre juridique et opérationnel pour développer les achats innovants jusqu’à 100 000 euros hors taxes pour une durée expérimentale de trois ans, sans mise en concurrence ni publicité préalables. Un outil qui vise à placer l’innovation au cœur de la commande publique et, plus particulièrement, à favoriser l’accès des entreprises innovantes aux marchés publics.

 

Quel bilan peut-on en tirer ? Cette procédure n’a pas suscité un vif intérêt de la part des administrations. C’est ce qu’il ressort de l’évaluation menée par l’Observatoire économique de la commande publique (OECP) (1) auprès duquel les acheteurs publics ont dû déclarer les achats innovants expérimentés dans ce cadre (2).

Un modeste bilan

Au 31 mai 2021, date du recensement, ce sont 231 marchés expérimentaux qui ont été conclus[3]. Il convient d’ores et déjà de préciser que ces données doivent être relativisées en raison de la date à laquelle elles sont établies et de l’absence d’exhaustivité des informations transmises à l’OECP[4]. Celles-ci permettent néanmoins de donner une image fidèle des conditions d’utilisation de cette mesure expérimentale et d’en tirer des enseignements.  

L’on observe ainsi qu’il y a eu un temps d’adaptation, de six mois, avant que les administrations utilisent cette nouvelle procédure, un pic ayant été constaté au cours du 4èmetrimestre 2019 (51 marchés conclus) pour descendre à 9 au premier trimestre 2021. La pandémie est passée par là…

Ces achats innovants ont été testés aussi bien par l’Etat que par les collectivités territoriales à hauteur respectivement de 41% et 37 %, les 22 % restant ayant été mis en œuvre par les établissements publics à caractère industriel et commercial de l’Etat (comme l’Office National d’Etudes et Recherches Aérospatiales) et notamment les établissements publics à caractère scientifique et technologique (tels que le Centre National de la Recherche Scientifique, l’Institut de Recherche pour le Développement). Sur la part de l’Etat, ce sont les administrations centrales et déconcentrées qui ont déclaré plus de la moitié des procédures, 28 % revenant aux établissements publics à caractère administratif et 13 % au secteur hospitalier. Au niveau local, l’expérimentation a été plus largement utilisée à l’échelle intercommunale, majoritairement par les métropoles et les communautés d’agglomérations, puisque les déclarations faites représentent ici 47% contre 27 % au niveau communal et 19 % au sein des départements. Les déclarations des régions ne représentent, quant à elles, qu’1%.

L’étude indique par ailleurs que ces achats innovants ont principalement porté sur des offres de services, celles-ci représentant 54 % des marchés passés (dont 25% de services numériques) contre 39 % pour les fournitures et 7% pour les marchés de travaux innovants.

Le bilan évaluatif précise enfin que ces marchés innovants ont principalement bénéficié aux petites et moyennes entreprises, celles-ci ayant remporté 8 marchés sur 10 dont près de la moitié sont estimés à plus de 75 000 euros.

Un rendez-vous manqué avec l’innovation en raison d’une trop grande frilosité

Suivant l’évaluation menée, le dispositif expérimental serait identifié par 71,6 % des acheteurs publics interrogés. Alors comment expliquer le faible nombre d’achats innovants recensés sur la période analysée ?

Incontestablement, le déploiement du dispositif a été freiné par les circonstances particulières liées à la crise sanitaire et notamment les assouplissements autorisés en matière de commande publique qui ont permis aux acheteurs publics de bénéficier d’une grande souplesse sans justifier du caractère innovant des achats[5].

Il n’en demeure pas moins que les collectivités qui étaient déjà à la pointe sur des dispositifs innovants s’en sont saisies mais que les autres en sont restées éloignées. Alors que l’administration n’avait qu’à justifier du caractère innovant de l’achat pour contracter avec l’entreprise de son choix répondant à ses besoins[6], cette liberté n’a pas été exercée par peur du contentieux. Pourtant, l’innovation est largement entendue puisqu’elle consiste en tout ce qui est « nouveau » ou « sensiblement amélioré », tout ce qui relève « d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle » [7]. Très concrètement, cela signifie qu’elle concerne les produits et procédés innovants en eux-mêmes mais aussi des process d’organisation ou de commercialisation. Et contrairement à ce l’on entend encore trop souvent, l’innovation ne se limite pas aux produits non disponibles sur le marché[8]. De la même manière, une solution innovante n’est pas nécessairement brevetée. En somme, l’innovation est caractérisée dès lors qu’on ne se trouve pas en présence d’achats dits « sur étagère ». Malgré cette large acception, les acheteurs ont été très réticents à s’engager dans cette voie.

Pour pallier ces difficultés d’interprétation, les services de l’Etat ont très vite accompagné les prescripteurs en leur proposant une boîte à outils permettant de caractériser l’innovation grâce à un faisceau d’indices. L’on retrouve ainsi, en premier lieu, un « vocabulaire de l'innovation »[9] puis une fiche pratique élaborée par la Direction des Affaires Juridiques en mars 2019 et un « guide pratique de l’achat public innovant » publié en mai 2019 par l’OECP. De son côté, la Commission européenne ne cesse de communiquer sur le sujet[10].

Malgré tout, dans les faits, l’on ne peut que constater que les achats innovants peinent à émerger sur la base de ces mesures expérimentales, plus particulièrement dans les collectivités infrarégionales qui ne disposent pas nécessairement d’une expertise en matière d’innovation.

A cela, s’ajoutent le manque de temps nécessaire à l’achat d’une solution innovante et « les freins structurels observés généralement chez les acheteurs publics qui doivent modifier leurs pratiques afin d’intégrer dans leur processus d’achat le recours à des solutions innovantes, ce qui ne peut que s’inscrire dans le temps »[11].

Par ailleurs, et selon les organisations, la caractérisation d’une innovation peut reposer sur un seul agent, sans implication de la chaîne hiérarchique, ce qui peut également justifier cette réticence à utiliser le dispositif expérimental, le risque juridique n’étant pas pris collectivement.

Dans ces conditions, et dans un souci de sécurisation, les acheteurs privilégient actuellement le recours aux solutions déjà existantes et connues de tous[12], ce qui freine indéniablement le développement des solutions innovantes.

La sensibilisation aux enjeux de l’innovation dans la commande publique : un défi sociétal relevant d’une responsabilité collective

Le constat plus global est effectivement celui d’une nécessaire acculturation à l’innovation et à sa diffusion[13]. Si ce dispositif n’est aucunement remis en cause par les professionnels de l’achat public, son développement demeure, en l’état, en phase embryonnaire. Pour certains décideurs, l’innovation coûterait encore trop chère. C’est sans doute manquer de vision sur le long terme car il est désormais largement admis que l’innovation est un vecteur de croissance et de développement durable. Les efforts doivent donc se poursuivre et porter, avant tout, sur la bonne compréhension des enjeux en cause. L’innovation joue un rôle essentiel dans l’amélioration de l’efficacité et de la qualité des services publics tout en permettant de faire face aux enjeux de société. L’intérêt pour les organisations publiques, c’est de réussir à obtenir des résultats similaires dans la gestion des services publics, voire meilleurs, à un coût optimisé. Et dans un contexte de tension budgétaire et d’exigence accrue des administrés, autant admettre que l’innovation trouve là un terrain de jeu privilégié au regard des défis écologiques, économiques et sociétaux auxquels doivent répondre les villes de demain (transition écologique, numérique, transformation urbaine, aménagement des territoires, mobilités, sécurité, santé, démocratie participative).

Les innovations ont également vocation à impacter l’organisation du travail qui a d’ailleurs été profondément bouleversée dans les administrations depuis la crise sanitaire (systèmes de visioconférence entre agents, des espaces de travail modernisés, recours accru au télétravail…).

La valeur ajoutée de ces solutions innovantes doit néanmoins être appréhendée par chacune des organisations. L’innovation ne doit pas être perçue comme une fin en soi mais comme un moyen d’améliorer la performance des services publics suivant les spécificités d’un territoire donné ou d’un champ d’intervention déterminé et ce, en vue d’apporter une réponse adaptée aux besoins des usagers. Une solution innovante est rarement achetée uniquement pour son caractère innovant. Elle se construit avec ses destinataires finaux, suivant des phases de tests. La démarche est itérative. En cela, le dispositif expérimental aurait dû favoriser les cas d’usages à une échelle communale ou intercommunale[14].

En réalité, la faible mobilisation de l’outil juridique illustre les difficultés de communication entre la sphère publique et la sphère privée. En effet, pour acheter des innovations, encore faut-il en avoir connaissance. Si les acheteurs publics développent, depuis quelques années déjà, de nombreuses rencontres avec les entreprises, notamment dans le cadre du sourcing, l’on ne peut que constater, une fois de plus, que ces pratiques sont inégales et qu’elles varient selon les administrations et les moyens dont elles disposent.

A ce jour, de nombreuses start-up ne savent toujours pas qu’elles disposent d’un accès facilité aux marchés publics sur la base de ce dispositif. Les écosystèmes de l’innovation représentent ainsi de précieux relais sur les territoires (pôles de compétitivité, clusters, communauté French Tech, incubateurs, réseaux consulaires, Banque Publique d’Investissement…) pour favoriser les échanges avec le secteur public. 

Dans ce contexte, la question de la professionnalisation des acheteurs et des décideurs publics est donc centrale. Pour ne plus craindre les risques, quelle qu’en soit la nature, chacun doit être formé à la commande publique de l’innovation et parler un langage commun. Sur ces bases, les conditions d’une collaboration réussie, un partenariat gagnant-gagnant, pourront alors être mises en œuvre[15]. A cette fin, et dans le cadre d’une relation de confiance, les administrations devront maîtriser les techniques de la négociation et les règles de la propriété intellectuelle afin de trouver un juste équilibre dans l’utilisation des innovations commandées et la préservation des intérêts des entreprises innovantes en garantissant l’absence de diffusion de leur savoir-faire.

En pratique, c’est donc un réel changement au sein des administrations qui doit se profiler. C’est une culture partagée de l’innovation, alliant public-privé, qui doit se généraliser pour relever les défis de demain. C’est pourquoi une forte implication des décideurs publics est indispensable pour poser les jalons d’une réflexion prospective en la matière, combinant stratégie et transversalité pour irriguer l’ensemble de la chaîne administrative.

Les enjeux sont de taille, d’autant plus au regard du contexte économique actuel, ce qui justifie la pérennisation du dispositif - qui vient d’être approuvée par décret publié au Journal officiel du 15 décembre dernier - avec son inscription au nouvel article R.2122-9-1 du code de la commande publique[16].

 

[1] Ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance - Direction des Affaires Juridiques, Rapport d’évaluation sur l’application du dispositif expérimental issu du décret du 24 décembre 2018 relatif aux achats innovants.

[2] Article 2 du décret précité.

[3] En 2020, l’Etat recense 169 060 marchés conclus. Source : OECP.

[4] 172 ont été déclarés et consolidés dans la base du Recensement Economique de l’Achat Public (REAP).

[5] Ordonnance n°2020-319 du 25 mars 2020.

[6] Il doit être rappelé que les limites posées par le dispositif ont consisté d’une part, en la qualification de l’achat innovant - suivant une conception très libérale - et, d’autre part, en l’obligation de « choisir une offre pertinente », de « faire une bonne utilisation des deniers publics » et de « ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu’il existe une pluralité d’offres susceptibles de répondre au besoin ».

[7] Article R.2124-3 2° du code de la commande publique.

[8] Il s’agit justement là d’une différence notable avec le partenariat d’innovation (article L.2172-3 du code de la commande publique) qu’il faut absolument saisir. L’innovation se distingue donc de l’invention ou de la découverte par son caractère opérationnel : elle est sur le point ou vient d’être commercialisée (dans une limite temporelle de deux ans ainsi que le préconise le guide pratique de l’achat innovant).

[9] Publié au Journal Officiel du 7 décembre 2018 n°0283.

[10] Voir en ce sens la récente communication de la Commission européenne du 6 juillet 2021, Orientations sur la passation de marchés de solutions innovantes (2021/C 267/01).

[11] Cf. p.19 du rapport.

[12] Tels que les marchés à procédure adaptée et l’utilisation des dispenses de procédures de passation des marchés publics jusqu’à 40 000 euros hors taxes.

[13] Suivant le rapport, « seul un tiers se déclare formé aux achats innovants » (p.18).

[14] A l’inverse, au niveau national, l’on peut comprendre que le plafond fixé à 100 000 euros a effectivement pu freiner de telles initiatives.

[15] Nadège HAVET et Sophie BEAUDOUIN-HUBIERE, Pour une commande publique sociale et environnementale : état des lieux et préconisations, 20 octobre 2021.

[16] Décret n° 2021-1634 du 13 décembre 2021 relatif aux achats innovants et portant diverses autres dispositions en matière de commande publique. Le dispositif est reconduit dans les mêmes termes, sans l’obligation d’information auprès de l’OECP, et avec son application aux « lots dont le montant est inférieur à 80 000 euros hors taxes pour des fournitures ou des services innovants ou à 100 000 euros hors taxes pour des travaux innovants et qui remplissent la condition prévue au b du 2° de l'article R. 2123-1 ».

 

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