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C’est quand l’école d’après ?

Le 26 juin 2022

Deux années de crise nous invitent forcément au retour d’expérience alors que nous vivons sur une périodisation plus longue : les ruptures ne sont pas celles les plus visibles. Il est stratégique dans ce temps politique particulier en France de mesurer ce qui change quand cela se produit, puis d’esquisser quelques scenarios, conservateurs ou plus innovants, selon l’intelligence dont les acteurs sauront faire montre1.

Le confinement a impacté brutalement l’équilibre déjà sensible de l’École, et d’abord l’organisation scolaire3. De manière totalement inédite, l’unité éducative éclate littéralement en exilant élèves et personnels hors de l’espace et du temps routiniers. Elle redistribue les rôles et modifie les métiers par inflammation, symptômes et transformations des échanges. En revenons-nous ?

Qu’apprenons-nous de deux années de crise à l’École ?

Est-ce que l’École à l’ère du numérique fonctionne ?

Se révèlent des lignes de fractures que le numérique ne peut combler, malgré les politiques publiques et/ou privées (l’apprentissage à distance, avec ou sans les profs grâce aux plateformes numériques d’auto-formation) à l’épreuve des pratiques expérimentées4 ; par exemple, la visioconférence, suivant un emploi du temps scolaire intouchable, devient insoutenable, en termes d’attention et d’apprentissage, les adultes (et parents) en conviennent eux-mêmes. La mosaïque des écrans noirs et le manque d’interactivité peuvent s’avèrer nocifs pour les parties en présence (perlée). Ou encore à l’épreuve de pratiques expérimentales « hybrides » (une partie en présence, une partie à distance) qui renforce une frontalité expositive dont on connaît les limites.

Formatés qu’ils sont par l’École en présentiel, les jeunes ont du mal à comprendre qu’on puisse faire la même chose sans l’enseignant, ou du moins sans sa « pression » (les notes le plus souvent). Cela se confirme dans les lycées, voire dans le supérieur. Les devoirs à la maison dans le cadre de la classe inversée, ne recouvrent qu’un habile rhabillage du travail traditionnel à la maison de type exercice (rendu plus sympathique) sans entraîner de changements significatifs dans le travail en classe et surtout dans les apprentissages effectifs5. La mise en place systématique de l’enseignement à distance avec le numérique a rapidement montré qu’il était au moins autant inégalitaire que l’École en présence.

Cette inégalité est d’abord celle d’une incompétence d’autoformation, accompagnée ou non par les adultes du foyer, eux-mêmes en difficulté vis-à-vis de cette charge. Elle est aussi celle d’une inégalité d’accès à des supports complémentaires, jadis c’était le livre, désormais c’est Internet. L’application qui maintient le lien éprouvé pendant ce temps, Pronote6, a pour effet de tendre la relation entre les enseignants, les élèves et leurs parents, en contribuant à faire de l’immédiateté la norme, en redistribuant la question de la responsabilité entre les acteurs, élèves, parents, enseignants.

Partir de l’expérience réfléchie des élèves sur leurs apprentissages

À ce niveau, menons l’enquête, démarche propre au développement professionnel, à partir du retour d’expérience des élèves et des parents associés. Plusieurs outils et méthodologies ont circulé sur les réseaux, et nous avons créé aussi7.

Dans une rapide synthèse, élèves et parents (chers lecteurs, vous pouvez vous y retrouver) nous livrent des messages « clairs » :

Les trajectoires scolaires se troublent dans une palette encore plus diversifiée qu’en situation présentielle. De la continuité pédagogique, en deux ans, le bilan s’avère amer : malgré des discours convenus, on perd la moitié des élèves selon les cas ; peu ou pas de contacts pendant le confinement, des manques dans les fondamentaux (maîtrise de l’écrit, aisance orale, automatisation des tâches), des troubles psychiques signalés en forte augmentation ou encore des orientations erratiques en échecs annoncés en fin de cycle.

Bouleversements dans les métiers de l’éducation

Pour survivre, il a fallu « sur-vivre », c’est-à-dire accroître les capacités de chacun des acteurs ici à assurer la relation pédagogique, en reportant la charge de l’apprentissage sur l’élève bien plus qu’en situation présentielle ou encore en « classe inversée » 8.

Par compensation, en très peu de temps, phénomène inattendu, bien des enseignants surinvestissent des pratiques, reconceptualisent supports, progressions, évaluations, contenus, techniques, en partageant intensément au sein de communautés professionnelles et informelles.

Pour survivre, il a fallu « sur-vivre », c’est-à-dire accroître les capacités de chacun des acteurs ici à assurer la relation pédagogique.

Les enseignants (re)découvrent la communication directe avec les familles. Ils ont privilégié les contacts avec leurs élèves (pour 55 % au contact quotidien). Ceux avec les collègues ont été aussi importants (32 % quotidien). Les liens avec les chefs d’établissement sont assez importants (12 % quotidiens). Au-dessus, avec l’académie, ils sont quasi absents (2 %)9.

Au niveau local, des chefs d’établissement, pour beaucoup, ont amélioré leur leadership sur quelques points « névralgiques » (maintenir un lien personnalisé, renforcer la collégialité, reconnaitre les compétences, mettre en œuvre des procédures d’auto-évaluation).

La gouvernance de la communauté scolaire vacille : « Peu réactive et engluée dans des procédures administratives très centralisées. La crise met en lumière la puissance créatrice des acteurs de terrain qui demeurent le mieux armés pour trouver localement les solutions adaptées à leur public et leur territoire. » 10 Dans les académies, tous les cas ont été rencontrés : de l’absence totale de communication aux injonctions mal perçues. D’autres ont poursuivi une voie prometteuse, celle de l’accompagnement et de la reconnaissance.

L’École de demain, c’est maintenant

Alors, retour à la « normale » après l’inflammation du corps scolaire ? Centration sur les fondamentaux comme le préconisent les candidats ? C’est un scénario possible, probable selon certains ; pourtant, la pédagogie et l’apprentissage sont des processus, c’est-à-dire des évolutions souvent invisibles, mais puissantes et durables, si on les accompagne.

Il n’existe pas de solutions clés en main, cependant, nous savons comment « cela fonctionne », à quatre conditions11 :

  1. Aucun changement ne se produit si l’on ne tient pas compte des caractéristiques particulières de l’établissement ou l’école et du milieu qui l’entoure ;
  2. Les enseignants ne prendront aucun intérêt personnel au changement (y compris à l’évaluation) s’ils ne sont pas associés aux décisions qui concernent les objectifs et les démarches adoptées ;
  3. Une école ou un établissement efficace se caractérise par le fait que le mouvement est commun à l’organisation tout entière, qu’il existe un ensemble d’objectifs partagés et une méthode d’enseignement unifiée ;
  4. Dès qu’un effort de planification incite le corps enseignant à prendre conscience de la situation et à y réfléchir, les chances sont beaucoup plus grandes que la communauté éducative modifie ses routines.

La pédagogie et l’apprentissage sont des processus, c’est-à-dire, des évolutions souvent invisibles, mais puissantes et durables, si on les accompagne.

Changer ce qui peut l’être

« Il n’est pas nécessaire de vouloir faire de grands changements, mais il importe plutôt de veiller à changer seulement ce qui peut aisément l’être », écrivait W. Thackerey (auteur de Vanity Fair et de Barry Lyndon). D’abord des petits pas au niveau d’une pratique de classe, pour l’enseignant, dans l’intimité d’une classe. Par exemple :

  • varier les modalités de l’apprentissage, selon un plan de travail hebdomadaire, communiqué aux élèves et aux parents (merci Pronote) ; un temps de travail suffisant (découverte, exploration, prise de notes, réalisation, auto-évaluation), personnel ou en petit groupe ; puis un rendez-vous obligatoire de régulation (co-évaluation, coopération, méthodologies, approfondissement), en fonction des profils et besoins ; parfois, un temps d’école « dans la nature12 », quand pour s’évader du confinement et de l’espace-classe, élèves et profs sortent vraiment pour apprendre sur son environnement proche ;
  • miser sur la relation pédagogique : tout au long du cycle, on écrit à chacun de ses élèves par messagerie sur la nature des activités, l’explicitation des attentes, la qualité des premiers travaux, l’amélioration possible pour demain ; et par la coopération et en co-évaluation au moment des rassemblements ;
  • soutenir les progrès et valider les acquis en investissant les commentaires écrits de l’enseignant, les modes réflexifs par l’élève et le questionnement oral ; ce sont des pratiques favorisant une évaluation « pour les apprentissages ».

Une approche plus systémique pour mieux apprendre

L’effet sera accru si la dimension sociale et coopérative des apprentissages est reconfirmée pour tous ; symboliquement et pratiquement, l’encadrement des adultes est essentiel aux yeux des jeunes et de leurs familles. L’École fait société, si nous sommes attentifs aux processus favorisant l’amélioration des résultats des élèves13.

La première condition est de redistribuer les rôles et les responsabilités à l’intérieur de l’unité éducative afin que le chef d’établissement ou le directeur d’école soit en mesure de capitaliser les connaissances et l’expertise des enseignants tout en les encourageant à prendre en charge des projets ou encore certaines formes d’organisation pédagogiques.

Le deuxième facteur relève d’une meilleure reconnaissance du rôle des élèves et de leur participation dans les activités d’enseignement et d’apprentissage, voire dans l’accompagnement entre élèves. À nous de retisser ce lien social que la période a mis à mal. Il convient d’apprendre à nos jeunes à aborder, à tenter de prévenir les crises futures : climatiques, sanitaires, économiques, politiques ; de leur apprendre la pensée complexe, en travaillant ensemble, les uns avec les autres.

Ensuite, le renforcement de la collaboration entre disciplines ou secteurs de l’établissement, en reliant des activités dispersées et fragmentées, améliore significativement l’implication des élèves et leur réussite. On peut favoriser de travailler en interdisciplinarité les questions scientifiques, économiques que l’épidémie a mis en exergue, par exemple, mettre en commun les journaux tenus par les élèves, les enrichir par des recherches en groupes, inviter la musique, la poésie.

Quatrième facteur, l’amélioration est notable quand les enseignants définissent ensemble leurs normes de travail et leurs attentes vis-à-vis des élèves. Le travail passe d’abord par la conduite d’enquêtes sur les pratiques de chacun en termes de contenus disciplinaires, de manuels, d’évaluations.

Ce travail en commun prend du temps. Il nécessite de réaménager les emplois du temps de l’unité éducative. L’usage des données dans le travail d’enquête et l’échange régulier entre les enseignants s’avèrent déterminants dans l’identification des besoins et des difficultés des élèves, la restructuration des enseignements.

Enfin, la dynamique peut être entretenue si la communauté d’apprentissage professionnel bénéficie d’un accompagnement externe, régulier et de proximité. Qui saura le faire, en France ?

Scénario de l’impossible

Oserons-nous toucher à l’organisation ? L’École est encore déterminée par l’emploi du temps qui emporte les apprentissages et conditionne l’accompagnement et l’évaluation. Prenons l’exemple du lycée Shu Oh à Osaka14, un des 250 établissements innovants au Japon :

  • instaurer le temps mobile : un temps semestriel dans lequel alternent des temps différenciés selon des groupes et selon les élèves au gré à gré, et un temps fort de quatre jours où l’emploi du temps redevient « scolaire » pour tous, toutes les cinq semaines ;
  • reconstruire la relation pédagogique : malgré les petits effectifs, on ne change pas l’habillage scolaire : salle de classe, chaises, tables, horaires classiques pour la période obligatoire ; pas de numérique ; la co-animation est quasi-systématique, la co-formation idem. L’enseignement en présentiel se focalise sur les fondamentaux pour permettre aux élèves de réaliser leur « dossier » ;
  • valider les acquis : la scolarité est constituée d’unités capitalisables sur une période allant de deux à neuf ans (inter-âges, reprise d’études pour adultes). Chaque matière équivaut à x crédits et correspond à x heures présentielles obligatoires dans l’année et à x travaux remis, à partir d’un dossier complet perçu dès la rentrée. À charge pour l’élève de les rendre en s’appuyant sur son travail à distance, sur les cours en présentiel ou sur les moments d’accompagnement. La validation est déterminée par la présence lors des vingt jours obligatoires et par la remise des rapports (et leurs résultats) ;
  • miser sur la collégialité : périodiquement, élèves et enseignants produisent journaux et publications pour rendre compte de leurs actions.

L’École est encore déterminée par l’emploi du temps qui emporte les apprentissages et conditionne l’accompagnement et l’évaluation.

En définitive, crise et innovation sont deux termes qui recouvrent des évolutions plus processuelles d’une transformation à bas bruit de notre système scolaire, comme Andy Hargreaves15 le signale, une « quatrième voie ».

  1. Ce lien permet d’accéder à l’ensemble des figures évoquées dans le texte, des vidéos et liens aussi pour prolonger le propos : https://lc.cx/h0kcb6
  2. François Muller anime plusieurs sites de réflexion sur les enjeux de transformation de l’éducation (https://www.francoismuller.net/ et https://lewebpedagogique.com/diversifier/).
  3. Muller F., École, la grande transformation ? Les clés de la réussite, 2014, ESF. Cet ouvrage se structure autour des processus identifiés comme vecteurs de la transformation de l’École, en croisant acquis de la recherche internationale analyse des organisations et pratiques locales et l’éclairage décalé d’Alain Bouvier (Sur l’École à la française. Propos d’un mocking bird, 2021, L’Harmattan, Aurora).
  4. IGESR, Les usages pédagogiques du numérique en situation pandémique, rapport, oct. 2020, n2020-133 (https://www.ih2ef.gouv.fr/les-usages-pedagogiques-du-numerique-en-situation-pandemique).
  5. Claude M.-S. et Rayou P., « Un enseignement littéraire en classe inversée : les dessous d’un contrat », REE 2022, n46.
  6. Tourette L., « Dans les lycées et les collèges, la vie scolaire sous Pronote », Le Monde diplomatique janv. 2022.
  7. Fiche élaborée avec la complicité graphique de Marie Chanot-Bataille. Elle a été expérimentée à l’échelle d’une académie, en Guadeloupe auprès de 1 000 élèves en mars 2022 (https://lc.cx/h0kcb6).
  8. Le Guelvouit C., « Mesures d’urgence si votre classe ferme dans les 24 heures », in Absence, fermetures : faire classe en gérant les imprévus, 2021, etreprof.fr
  9. Genevois S., Lefer G. et Wallian N., Confinement et continuité pédagogique, enquête, sept. 2020, Icare (auprès de plus de 4 000 enseignants hors circuit institutionnel).
  10. Bruneau D., « Alain Pothet, IA-IPR : co-construire une autonomie responsable et garante des valeurs de l’École », sgen-cfdt.fr 9 mai 2020 (https://www.sgen-cfdt.fr/actu/alain-pothet-ia-ipr-co-construire-une-autonomie-responsable-et-garante-des-valeurs-de-lecole).
  11. D’après Gather-Thurler M., « L’efficacité des établissements ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit », in Crahay M. (dir.), Problématique et méthodologie de l’évaluation des établissements de formation, 1994, De Boeck Supérieur, Pédagogie en développement, p. 203-224.
  12. Wagnon S. et Martel C., L’École dans et avec la nature. La révolution pédagogique du xxie siècle, 2022, ESF, Pédagogies.
  13. D’après McLaughlin M. W., et Talbert J.E., “Building Professional Learning Communities in High Schools : Challenges and Promising Practices”, in Stoll L. et Seashore Louis K., Professional Learning Communities : Divergence, Depth and Dilemmas, 2007, Open University Press.
  14. Muller F., « Japon : Lycée Shu Oh à Osaka », YouTube 27 juin 2014 (https://lc.cx/o7R05C).
  15. Normand R., « Réformes de l’éducation. Une possible quatrième voie selon Andy Hargreaves », innoedulab.com 26 juin 2019.
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