Formation professionnelle : inventer de nouveaux usages pédagogiques avec l’IA

Le 22 avril 2024

La réalité virtuelle n’a pas connu l’essor escompté en dépit de ses potentialités et en dépit des nombreuses publicités promouvant son usage dans les domaines de la formation en médecine ou dans l’industrie. L’intelligence artificielle (IA) semble avoir un potentiel de déstabilisation et d’intégration plus important et plus rapide du champ de la formation professionnelle. Dans cet article, le collectif de chercheurs sollicités nous propose une vision des espaces que l’IA peut être amenée à occuper et des transformations qu’elle peut amener.

L’IA ou les IA : de quoi parle-t-on ?

L’IA est un domaine de l’informatique qui vise à créer des machines capables d’imiter l’intelligence humaine. L’IA est une technologie en pleine évolution qui a un impact croissant sur de nombreux secteurs, notamment la formation.

L’IA est un domaine vaste et complexe qui comprend de nombreuses approches différentes. Il n’existe pas de définition unique de l’IA. Pour le Parlement européen1, l’IA représente tout outil utilisé par une machine afin de « reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité ». Ainsi, c’est la capacité d’un système à raisonner, apprendre et agir de manière autonome. Cette définition est amenée à évoluer, car l’IA inclut de plus en plus l’aspect comportemental de l’homme ainsi que les émotions.

Histoire

Les chercheurs ont fait des progrès considérables dans le développement de systèmes d’IA plus performants et plus sophistiqués de jour en jour. Nous vous proposons ici de retracer quelques-unes de ces étapes.

 

Focus sur les LLM

Les modèles de langage à grande échelle (large language model [LLM]), tels que GPT et BERT, représentent une catégorie de réseaux de neurones artificiels qui ont été formés sur de vastes corpus de textes et de fragments de code. Ces modèles ont la capacité de générer du texte cohérent, de traduire entre différentes langues, de composer divers types de contenus créatifs, et de fournir des réponses informatives aux interrogations posées. Ils utilisent pour cela les données textuelles sur lesquelles ils ont été entraînés. Cependant, contrairement à ce que l’énoncé original suggère, les LLM ne créent pas directement de contenu multimédia comme des images ou de la musique ; cette tâche est plutôt accomplie par des modèles d’IA spécifiques, comme DALL-E pour les images et OpenAI’s Jukebox pour la musique. Les LLM peuvent cependant améliorer la qualité du contenu textuel existant en corrigeant des erreurs grammaticales, en reformulant des passages pour augmenter la clarté ou en enrichissant le texte avec des informations supplémentaires pertinentes.

L’avenir de l’IA

L’IA est une technologie en plein développement qui a le potentiel de transformer de nombreux secteurs. Au cours des prochaines années, on s’attend à ce que l’IA soit utilisée de manière plus répandue et plus sophistiquée. Les défis auxquels l’IA devra faire face dans les années à venir sont nombreux, notamment la résolution des biais, la protection de la vie privée et la sécurité.

Le triangle des Bermudes de l’IA pédagogique

Depuis vingt ans, plusieurs vagues technico-pédagogiques ont déferlé sur la formation. Avec la sortie de Moodle en 2002, nous avons d’abord pu assister à l’essor de l’e-learning avant de rencontrer la « révolution » des MOOC en 2012. L’essoufflement de ces modèles de formation relevé par la littérature vers 2020 repart aujourd’hui de plus belle avec l’arrivée de nouveaux modèles d’IA qui interrogent la valeur ajoutée des différentes tâches éducatives.

Approche fonctionnelle de l’IA pédagogique

De nombreux discours, souvent émotionnels, questionnent ces nouvelles pratiques, entre autres de l’utilisation ou l’interdiction de ChatGPT2, modèle phare d’OpenAI3. Nous proposons ici un cadre réflexif structuré permettant selon nous d’aborder la place de l’IA dans l’acte de formation de manière plus constructive.

En nous basant sur le triangle pédagogique de Houssaye (voir figure 1, ci-contre), nous pouvons interroger l’impact fonctionnel de l’IA sur les relations entre les trois composantes de l’acte de formation, à savoir la didactique (formateur/savoir), la pédagogie (formateur/apprenant) et la mathétique (apprenant/savoir).

Source : Houssaye J., « Le triangle pédagogique ou comment comprendre la situation pédagogique », Recherche en soin infirmier 1994/3, no 38, p. 10-19.

 

Cette approche nous force également à conceptualiser « l’IA pédagogique » non pas comme singulière, mais comme une multitude de modèles spécialisés dont la force réside dans l’usage mesuré et adéquat pour chaque besoin. D’ailleurs, nombre de ces modèles ne trouvent pas leur origine dans la pédagogie, mais dans d’autres domaines comme le marketing automatisé.

Fonction didactique : la conception

Une révolution déjà avérée par de nombreux professionnels est la rapidité et la facilité avec laquelle ces nouveaux outils peuvent les aider à créer des parcours ou des ressources pédagogiques. Ces ressources peuvent être d’autant plus qualitatives qu’elles peuvent être facilement générées pour des publics divers ou en fonction de caractéristiques thématiques précises.

On peut présenter des modèles aujourd’hui plus ou moins industrialisés pour évaluer la pertinence et la qualité des matériaux sources (ChatGPT Ariane), la conception d’exercices par niveau d’apprenant (ChatGPT Ayden), la conception de formations multimodales (Synthesia ou Heygen) ou encore la conception de parcours adaptatifs à chaque apprenant (Stork de 3E Innovation ou Didask).

Fonction pédagogique : le support

Avec la promesse que chaque apprenant aura dans sa poche un tuteur personnel qui l’accompagnera dans l’acquisition de ses connaissances et compétences, le formateur est libéré d’une charge qui lui permet finalement d’être plus présent pour le collectif et de pouvoir passer d’une posture de formateur expert à une posture de formateur facilitateur, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives à la dynamique d’apprentissage.

On peut déjà citer ici des chatbots de remédiation permettant d’expliquer à l’apprenant son cheminement et ses erreurs (Khanmigo) ou d’évaluation permettant de mesurer l’acquisition de compétences (Duolingo).

Bien que certaines technologies utilisées remontent aux années 1950 (NDLR : théories de réponse à l’item pour l’évaluation), de nombreuses choses sont encore à implémenter dans cette approche fonctionnelle, notamment la compréhension du contexte de l’apprenant pour gérer ses leviers motivationnels et susciter son engagement.

Enfin, le véritable travail d’animation, présentiel ou distanciel, que l’on croyait réservé aux formateurs risque d’être remis en question avec l’apparition de nouvelles IA, aujourd’hui utilisées en Chine dans le domaine de l’influence et permettant à un avatar vidéo d’interagir en temps réel avec un utilisateur.

Fonction mathétique : l’individualisation

La fonction mathétique traite du rapport direct entre l’apprenant et le savoir ; il s’agit en général de toutes les stratégies cognitives et métacognitives que celui-ci va mettre en place pour y accéder. Dans le cadre de l’éventuelle remise en question de la nécessité du formateur par l’IA, cette fonction est amenée à prendre une place de plus en plus importante.

Certaines entreprises proposent aujourd’hui des IA permettant de personnaliser le parcours des apprenants. Ces applications doivent cependant avoir agrégé des données durant deux ans pour être opérationnelles. Ainsi, un étudiant entrant en première année de licence ne pourrait bénéficier des avantages d’une individualisation par ces systèmes d’IA qu’en troisième année.

D’autres alternatives permettent d’établir rapidement le profil d’un apprenant (learning coach par traindy) qui peut ensuite être utilisé par des IA spécialisées dans l’adaptation des parcours. Dans le cadre de cette individualisation, des recherches poussent également aujourd’hui la capacité des IA à co-construire et enrichir l’environnement personnel d’apprentissage (EPA) de chacun et vont même jusqu’à tenter d’accompagner un schéma de carrière spécifique.

Les victimes de l’IA pédagogique

Tous les modèles d’IA cités précédemment ne sont pas encore complètement opérationnels ou suffisamment intégrés dans des suites logicielles grand public pour être utilisables facilement. Toutefois, chaque mois, des dizaines de nouveaux modèles et produits font leur apparition. La vitesse d’amélioration et de sortie des IA pédagogiques questionne la pérennité des composantes du triangle pédagogique de Houssaye.

La disparition du formateur

La soudaine popularité des IA pédagogiques nous ferait presque oublier l’évolution de l’utilisabilité des robots qui pourrait mettre en jeu non pas que l’accompagnement numérique, mais aussi l’accompagnement physique. Pour se faire une idée, l’évolution d’Atlas créé par Boston Dynamics en est un bon exemple.

La combinaison des capacités physiques des robots et « mentales » des IA vues précédemment nous permet de prendre conscience des risques pour le formateur professionnel d’adultes selon le référentiel attitré en encart ci-contre. Au sein de l’encadré ci-contre, nous avons surligné en vert ce que les robots/IA peuvent déjà faire aujourd’hui, en orange ce qu’elles pourront faire demain et en rouge ce qui risque de rester difficile à faire sans la compréhension de l’environnement, c’est-à-dire une capacité d’adaptation instantanée (que les modèles d’entraînement dits « test-time » aujourd’hui en développement s’apprêtent à faire). Nous pouvons observer qu’à part l’animation efficace des formations sur le terrain et l’accompagnement de l’apprenant selon une vision de développement à long terme de ses capacités, la plupart des actions du formateur sont aujourd’hui en risque d’être prises en charge par un robot/IA.

La disparition du savoir et de l’apprenant

Les IA génératives ayant créé plus d’information en 2023 que les cent dernières années réunies, on peut questionner la qualité et la pertinence de ce qu’elles nous proposent. Si on définit le savoir comme l’ensemble des informations socialement acceptées comme vraies, les problématiques d’info-divertissement ou de « fake news » démultiplier par les IA ainsi que l’accaparement par les GAFAM des sources de savoir fermées font apparaître un problème grandissant : comment reconnaître un savoir et quelle valeur lui accorder ?

Il en va de même pour l’apprenant. Nous sommes actuellement pressurisés dans une société de l’accélération comme le décrit Rosa5 qui pousse l’apprenant à l’apprentissage juste à temps. Ce phénomène est renforcé par le fait que celui-ci déporte volontairement et de plus en plus une partie de ses connaissances à l’extérieur de lui-même comme avec Google ou ChatGPT. Cela l’empêche ainsi de construire une réflexion par manque d’éléments sur lesquels s’appuyer. Avec la prolifération de mémoires externalisées se pose la question suivante : a-t-on encore besoin d’apprendre ?

 

Que faire aujourd’hui ?

Face à cette vague, de nombreux éléments peuvent freiner l’intégration de l’IA dans les activités pédagogiques :

  • les coûts écologiques et monétaires peuvent empêcher des institutions publiques ou des petits organismes de formation à utiliser de manière conjointe plusieurs modèles coûteux ;
  • la spécificité des besoins métiers laisse encore une place de choix à l’expertise humaine face à des modèles généralistes ;
  • l’accessibilité technique de nombreux modèles reste faible tant qu’ils ne sont pas intégrés dans un écosystème logiciel grand public ;
  • les réglementations européennes et françaises peuvent sous l’égide d’éthique, de correction de biais ou de protection des données, ralentir la diffusion de certains produits embarquant des IA ;
  • la psychologie personnelle des acteurs du domaine et la peur de la perte d’emplois peuvent avoir un effet d’inertie du système.

Tous ces freins ne résisteront pas tous et pas à la même vitesse. Nous devons donc dès aujourd’hui comprendre le fonctionnement, les capacités et les limites des modèles disponibles pour inventer de nouveaux usages. En effet, alors que depuis une trentaine d’années, les acteurs publics et du domaine de la formation tentent de faire advenir une société cognitive centrée autour de l’apprenant, le paradigme proposé par les IA risque de nous en faire sortir. Il nous faut alors dès à présent penser des usages de l’IA pédagogique dans un « paysage de l’apprenance » qui redonne à chaque apprenant le pouvoir de choisir et construire son parcours.

  1. https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/society/20200827STO85804/intelligence-artificielle-definition-et-utilisation
  2. « Chat Generative Pre-trained Transformer, est un prototype d’agent conversationnel utilisant l’intelligence artificielle, développée par OpenAI et spécialisée dans le dialogue » (Wikipédia).
  3. OpenAI est l’entreprise ayant développé ChatGPT, elle est spécialisée dans le raisonnement artificiel.
  4. Vert : ce que les robots et IA peuvent déjà faire aujourd’hui ; orange : ce qu’elles pourront faire demain ; rouge : ce qui risque de rester difficile à faire sans la conpréhension de l’environnement.
  5. Harmut R., Accélération. Une critique sociale du temps, 2010, La Découverte.
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