Revue
Grand entretienJürgen Siebel : « Toute politique industrielle et d’innovation doit s’accompagner de politiques de compétences ciblées. »
Directeur exécutif du Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop), Jürgen Siebel revient sur les enjeux de la révolution des compétences indispensables pour réussir la transition numérique et écologique.
Pouvez-vous nous présenter le Cedefop et ses missions ?
Le Cedefop est l’agence de l’Union européenne qui soutient la promotion, le développement et la mise en œuvre de la politique de l’Union dans les domaines de l’enseignement et de la formation professionnels (EFP), des compétences et des qualifications.
Ces dernières années, le Cedefop a concentré son effort sur un élément crucial de la révolution des compétences, essentiel pour réussir la transition numérique et écologique, à savoir apporter des éléments de réponse scientifique aux questions suivantes :
- quelles compétences seront nécessaires sur le marché du travail pour mener à bien ces deux transitions et dans quels secteurs économiques ? ;
- quelles branches de l’économie seront les plus touchées par les transformations en cours et de quelle manière ? ;
- quels sont les parcours les mieux adaptés pour permettre aux travailleurs et aux travailleuses d’acquérir ces nouvelles compétences essentielles ? ;
- quel type d’emplois doit-on créer et concevoir afin de tirer le meilleur parti de cette double transition et d’utiliser pleinement ces compétences ?
Ce domaine de recherche, la veille stratégique sur les besoins en compétences (skills intelligence), comporte un aspect quantitatif, la prévision des besoins en compétences, et un aspect qualitatif, la prospective des besoins en compétences. Certains de nos outils de veille stratégique enregistrent les changements en temps quasi réel, tandis que d’autres anticipent les tendances à long terme.
Le travail du Cedefop permet aux décideurs politiques de l’Union européenne et des États membres, aux entreprises et à la communauté des enseignants et formateurs d’ouvrir la voie à un avenir plus compétitif, plus prospère et plus inclusif pour les économies, les travailleurs et les apprenants en Europe. Ce précieux corpus de données scientifiques est facilement accessible et consultable à l’aide d’un certain nombre d’outils intuitifs sur notre portail web1.
Jürgen Siebel
Originaire du secteur privé, Jürgen Siebel a rejoint le Cedefop en septembre 2019. En tant que directeur exécutif, il est responsable de la gestion des opérations de l’agence, conformément à la direction stratégique de son conseil d’administration tripartite.
Jürgen Siebel est spécialiste de la gestion des ressources humaines, tout particulièrement dans les domaines de l’apprentissage et de l’éducation, du développement stratégique et du déploiement de programmes d’enseignement et de formation professionnels en situation de travail, ainsi que des initiatives afférentes en matière de responsabilité sociale des entreprises. Il a également collaboré, dans ce contexte, avec des acteurs institutionnels aux niveaux national, européen et mondial.
Avant de rejoindre le Cedefop, à Thessalonique, Jürgen Siebel a occupé pendant vingt ans diverses fonctions opérationnelles et stratégiques de premier plan dans le domaine des ressources humaines chez Siemens, principalement des postes de direction en matière de gouvernance à l’échelle mondiale ou de relations avec les partenaires commerciaux. Jürgen est titulaire d’un master en économie (université de Hambourg) et d’un doctorat en administration des affaires (université de Vienne).
D’après vous, quelles sont les forces et les faiblesses de la politique française en matière de formation professionnelle ?
La France possède une longue tradition en matière d’EFP2, intégrés au système d’éducation et de formation tout au long de la vie. La priorité est donnée à la certification des compétences liées à l’emploi : l’objet de la formation est plus important que le contexte dans lequel elle intervient.
L’un des grands atouts du système français est que les qualifications professionnelles peuvent également être obtenues par le biais de l’apprentissage professionnel ou de la validation des acquis de l’apprentissage, non formel et informel. Ce dispositif permet aux adultes d’accéder à la formation après leur sortie du système d’enseignement et de formation initiaux, et de renforcer leurs compétences grâce à des dispositifs offrant un degré suffisant de souplesse.
L’une des forces de la France est la participation des acteurs de la formation professionnelle à l’élaboration des politiques. Une tradition qui a été renforcée par la création de l’agence France compétences, qui, depuis 2018, gère le système de formation professionnelle et de l’apprentissage, ainsi que le répertoire national des certifications. L’agence réunit l’État, les régions et les partenaires sociaux, qui coopèrent à l’élaboration d’un système d’EFP agile, résilient et réactif.
La France a été pionnière dans la promotion de l’accès à l’apprentissage tout au long de la vie pour tous.
Un bon exemple est le système de compte personnel de formation (CPF)3 qui existe depuis longtemps et qui a été renforcé depuis 2019, élargissant l’accès des personnes salariées ou demandeuses d’emploi au dispositif4.
L’un des défis auxquels la France est confrontée est le taux élevé de jeunes de 15 à 29 ans ne travaillant pas et ne suivant pas d’études ou de formation (« not in education, employment or training » [NEET], « ni en emploi, ni en études, ni en formation »). En 2022, ce taux s’élevait à 12 %, soit 3 points de plus que l’objectif de 9 % fixé pour 2030 dans le plan d’action sur le socle européen des droits sociaux5.
En outre, les personnes vulnérables et peu qualifiées ont un accès limité aux dispositifs de financement de la formation, ce qui constitue un facteur d’inégalité pour les jeunes en situation de handicap ou confrontés à l’analphabétisme. De plus, comme dans de nombreux autres pays européens, il est nécessaire de renforcer l’attractivité des professions d’enseignant·e et de formateur·rice en EFP. Il faut notamment améliorer leur formation initiale, les procédures de recrutement et leurs conditions de travail.
Pour aller plus loin
Vocational education and training in Europe, France. System description, rapport, 2022, Cedefop (https://www.cedefop.europa.eu/en/tools/vet-in-europe/systems/france-u2) ;
“Reinforcing access for all to lifelong learning (the 2018 law), France, timeline of VET policies in Europe”, 2023, Cedefop ().https://www.cedefop.europa.eu/en/tools/timeline-vet-policies-europe/search/reinforcing-access-all-lifelong-learning-2018-law
L’un des défis auxquels la France est confrontée est le taux élevé de jeunes de 15 à 29 ans ne travaillant pas et ne suivant pas d’études ou de formation.
Parlons maintenant d’innovation : dans quels domaines la politique doit-elle être novatrice ? Sur les aspects technologiques et individuels (tels que le développement des compétences des formateurs), au niveau des processus, de la gouvernance ? Comment parvenir à un juste équilibre entre ces aspects ?
À une époque de changements technologiques rapides, accélérés par la diffusion omniprésente des technologies numériques et de l’intelligence artificielle (IA), il n’est pas possible de dissocier l’innovation de son impact sur le marché du travail.
Les données empiriques suggèrent que la création d’emplois est étroitement liée à l’innovation dans les secteurs de haute technologie. On peut toutefois craindre que la prolifération des technologies « approximatives » d’IA qui visent uniquement à réduire le recours à la main-d’œuvre, comme les robots de conversation utilisés dans le service à la clientèle, n’aboutisse à un déplacement plus important de la main-d’œuvre. L’innovation aura-t-elle un impact positif sur le marché du travail ? La réponse dépend en fait de certains facteurs associés, notamment sa capacité à améliorer les processus organisationnels, les modèles d’entreprise et les méthodes de travail. C’est ce que nous voyons se produire dans le processus d’innovation verte, le nouveau défi que doivent relever les entreprises européennes pour utiliser efficacement les matières premières dont elles disposent et répondre aux attentes des clients en matière de produits respectueux de l’environnement. Ces changements organisationnels indirects détermineront en fin de compte l’impact de l’innovation.
Les résultats de la deuxième enquête européenne sur les compétences et l’emploi du Cedefop6 montrent clairement qu’il existe une corrélation entre le niveau de compétence numérique des emplois sur les marchés européens du travail et le degré d’innovation en matière de produits et de processus (figure 1, ci-dessous).
Dans le même temps, seul un quart de la main-d’œuvre européenne a amélioré ses compétences numériques par la formation entre 2020 et 2021.
Cet exemple démontre que toute politique industrielle et d’innovation doit s’accompagner de politiques de compétences ciblées. Il est donc essentiel de trouver un juste équilibre entre les mesures incitatives et les intérêts des nombreux acteurs du développement de l’innovation et des compétences, ce qui exige d’innover en matière de gouvernance.
Le cadre de gouvernance des compétences du Cedefop, qui existe depuis longtemps, peut guider les décideurs politiques vers le développement d’un système d’identification des besoins de compétences à long terme, aligné sur les priorités nationales en matière de compétitivité. Toutefois, cette démarche nécessite un engagement à long terme et l’expérimentation de différentes méthodes et processus, afin que les informations générées soient bénéfiques pour les utilisateurs, y compris les citoyens.
Pour aller plus loin
Cedefop, “European skills and jobs survey (ESJS)” (https://www.cedefop.europa.eu/en/projects/european-skills-and-jobs-survey-esjs).
La note d’information Travailler ensemble pour un EFP attrayant, inclusif, innovant, réactif et flexible8 met en lumière des pratiques innovantes dans différents pays européens. Quels sont les pays et les expériences qui vous ont particulièrement marqués ? Pouvez-vous nous en dire plus sur une ou deux initiatives qui ont retenu votre attention (hors France) ?
L’innovation et l’excellence dans l’EFP sont des thèmes relativement nouveaux dans l’agenda politique, et les pays européens viennent tout juste d’établir leurs cadres nationaux pour leur mise en place. Les stratégies et politiques d’EFP sont de plus en plus étroitement liées à d’autres volets de la politique, tels que l’emploi, la reprise économique et la résilience, la croissance, l’innovation et les compétences.
Certains pays ont entrepris de créer des centres d’excellence professionnelle pour stimuler le développement de l’EFP au sein d’écosystèmes de compétences, et établir des passerelles avec l’enseignement supérieur et à la recherche. Ces centres s’appuient sur un investissement fort des entreprises locales et soutiennent la relance, la transition verte et numérique, l’innovation aux niveaux européen et régional ainsi que les stratégies ingénieuses de spécialisation. Je pense notamment aux dix centres de connaissances déjà établis au Danemark dans des domaines tels que le développement durable, l’automatisation et la robotique, la connaissance des données, le commerce numérique et les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans l’éducation.
En outre, les pays se préparent à la transition numérique, en exploitant le potentiel de l’IA et de la réalité étendue dans l’éducation et la formation. Ces stratégies et ces initiatives aboutissent à des solutions pédagogiques innovantes et préparent les enseignants et les formateurs à leur utilisation. Quelques exemples :
- la mission autrichienne sur l’IA « Autriche 2030 » élabore des brochures et des lignes directrices sur l’utilisation de l’IA dans l’éducation et la formation9 ;
- le plan d’action « Extended Reality » 10 (XR), adopté en 2021 par la communauté flamande de Belgique, propose de fournir du matériel XR à tous les établissements secondaires d’EFP et d’accroître la professionnalisation du personnel enseignant concernant l’utilisation de la XR ;
- au Luxembourg, le « digital learning hub » 11 facilite l’accès aux actions d’apprentissage des apprenants défavorisés, dans un environnement innovant. Il propose des formations sous diverses formes pédagogiques dans des domaines variés : codage, pensée créatrice (design thinking), cybersécurité et blockchain ; cette initiative cible particulièrement les jeunes, les demandeurs d’emploi et les professionnels du numérique qui souhaitent renforcer leurs compétences ;
- le concours d’innovation allemand INVITE12 – un projet de la stratégie nationale de formation continue (NWS)13 – finance à hauteur de 88 millions d’euros 35 projets innovants afin de développer des plateformes numériques pour la formation continue, en utilisant des offres d’éducation soutenues par l’IA.
Il est essentiel de trouver un juste équilibre entre les mesures incitatives et les intérêts des nombreux acteurs du développement de l’innovation et des compétences, ce qui exige d’innover en matière de gouvernance.
Pour aller plus loin
Cedefop, Travailler ensemble pour un EFP attrayant, inclusif, innovant, réactif et flexible, note, 2023 (https://www.cedefop.europa.eu/files/9180_fr.pdf).
Quels sont les défis pour l’avenir de l’EFP (IA, transition écologique et développement des compétences, intégration renforcée du travail et de la formation, etc.) ?
Par sa proximité avec le marché du travail, l’EFP est plus réactif aux changements externes et aux exigences de compétences émanant du monde du travail, ainsi qu’aux objectifs sociaux et environnementaux fixés par les décideurs politiques. Dans le même temps, nous pensons que l’EFP devrait également assumer un rôle proactif fort en préparant les personnes, les employeurs et la société aux changements qui nous attendent.
Certains défis importants sont liés aux évolutions qui continueront à avoir un impact important à l’avenir : le vieillissement de la population, l’innovation technologique rapide, et la concurrence croissante pour l’accès aux ressources.
Ces facteurs ont une incidence sur les besoins en termes d’emplois et de compétences, et sur l’organisation des lieux de travail.
La transformation actuelle du marché du travail fait apparaître d’autres défis. La diminution du volume de la main-d’œuvre exacerbe la concurrence mondiale pour dénicher les talents. Dans le même temps, les attentes de la main-d’œuvre évoluent. Les Européens, en particulier les jeunes générations, sont plus exigeants en termes de flexibilité de l’emploi, d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, de durabilité environnementale et de perspectives de carrière motivantes.
Enfin, l’EFP doit s’adapter aux changements qui se produisent dans le secteur de l’éducation et de la formation, où l’on constate un besoin croissant de modernisation et de diversification de l’offre d’apprentissage et des programmes, notamment grâce à la numérisation et à l’IA. Nous observons l’importance croissante de l’apprentissage (non formel) pour répondre aux besoins « en temps réel » des personnes, ce qui exerce une pression sur les approches traditionnelles de qualifications et de diplômes.
La décarbonation de l’économie, la numérisation et l’adoption de l’IA ont un impact significatif sur le profil des formateurs et des personnes formées, ainsi que sur le contenu et les modalités de formation.
Le rôle de l’EFP est essentiel pour atténuer les pénuries de compétences actuelles et émergentes ; il doit permettre le renforcement des compétences et la reconversion professionnelle à grande échelle des professions en première ligne de la transition verte, par exemple, les installateurs de panneaux solaires. Des programmes ciblés sur certaines professions hautement spécialisées, même limitées en termes de volume d’emploi, sont indispensables pour que la transition verte se produise. En ce qui concerne les compétences numériques, il convient de souligner le besoin de formation, en particulier pour la main-d’œuvre faiblement qualifiée : l’analyse des offres d’emploi en ligne réalisée par le Cedefop montre que l’intensité numérique augmente à tous les niveaux de compétences, mais surtout pour les emplois traditionnellement occupés par des travailleurs moyennement ou peu qualifiés.
Pour aller plus loin
Cedefop, “The future of vocational education and training (VET)”, 2023 (https://www.cedefop.europa.eu/en/projects/future-vet) ;
Cedefop, “Changing nature and role of vocational education and training (VET) in Europe”, 2023 (https://www.cedefop.europa.eu/en/projects/changing-nature-and-role-vocational-education-and-training-vet-europe) ;
Cedefop, “Briefing note : looking back to look ahead”, note, 2023 (https://www.cedefop.europa.eu/en/publications/9123).
- https://www.cedefop.europa.eu/en
- https://www.cedefop.europa.eu/en/tools/vet-in-europe/systems/france-u2
- https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/le-compte-personnel-de-formation-en-2020
- https://www.cedefop.europa.eu/en/tools/timeline-vet-policies-europe/search/28229
- Le cercle des économistes, Réussir l’inclusion économique des NEETS, note, 2021.
- https://www.cedefop.europa.eu/fr/tools/european-skills-jobs-survey
- L’UE+ = Europe des 27, ainsi que la Norvège et l’Islande.
- Cedefop, Travailler ensemble pour un EFP attrayant, inclusif, innovant, réactif et flexible, note, 2023.
- https://www.bmbwf.gv.at/Themen/schule/zrp/ki.html
- https://onderwijs.vlaanderen.be/nl/onderwijspersoneel/van-basis-tot-volwassenenonderwijs/lespraktijk/extended-reality-in-de-klas
- https://www.cedefop.europa.eu/en/news/luxembourg-digital-learning-hub
- https://www.bibb.de/de/120851.php
- https://www.cedefop.europa.eu/en/news/germany-new-national-continuing-education-strategy