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De l’art délicat de jouer avec les futurs

Le 10 février 2023

Un regard dystopique sur les Entretiens Albert-Kahn (EAK) dans dix ans par Making Tomorrow, un collectif de designers, de makers, d’anthropologues, d’auteurs de science-fiction, de prospectivistes et d’économistes qui jouent avec le futur.

Wakanda, citée merveilleuse dirigée – il y a peu encore – par le prince T’Challa, illustre la puissance des imaginaires. Pur produit de l’industrie pop américaine, Black panther et son histoire quasi mythologique ont pris forme au gré des épisodes du comics Les 4 fantastiques, nommé pour la première fois en 1966 dans une série qui lui aura pourtant longtemps offert un rôle mineur, presque de faire-valoir. Pourtant, les films qui – depuis 2018 – en présentent les contours explorent un futur qui aura trouvé beaucoup d’écho auprès d’audiences rarement habituées à voir une nation africaine illuminer le monde de sa puissante technologique, contribuant à faire régner l’ordre et la paix mondiale, et ce non sans attiser la jalousie des puissances occidentales. Le contre-point est remarquable, et n’a pas manqué de susciter enthousiasme et débats. Le design fiction, qui depuis une dizaine d’années trouve un écho grandissant au sein des cellules d’innovation d’entreprises de tout type, mais aussi et – de plus en plus fréquemment – de collectivités territoriales, ne fait rien d’autre que d’inventer à son tour d’autres Wakanda. Concevoir des mondes, bousculer les habitudes de notre propre époque et rendre concret ce qui, pour un collectif, peut sembler difficile à imaginer, voire impossible à penser, sont bien les objets de cette pratique qui fait son sel de la pop culture. La science-fiction, qu’elle soit d’auteur, d’opposition ou, au contraire, mainstream est, en effet, bonne à penser l’avenir parce qu’elle fait plus que d’en parler ou de le montrer : elle offre des expériences. Le design fiction, c’est de la prospective avec le cœur et, parfois même, avec les tripes.

Pour autant, il ne suffit pas d’énoncer d’étranges récits d’avenirs ou, comme cela se pratique le plus souvent, de rendre visibles les limites des développements technologiques et économiques d’aujourd’hui pour œuvrer positivement au changement. La critique peut être cathartique et c’est bien un des défis que nous rencontrons actuellement lorsque nous réalisons un travail de design fiction : ne pas banaliser le regard décalé, ne pas se satisfaire de l’énoncé de la critique.

Invité à deux reprises par les EAK, le laboratoire d’innovation publique des Hauts-de-Seine, par l’entremise de Carine Dartiguepeyrou, sa secrétaire générale, à présenter et expérimenter le design fiction aux équipes du département1, nous avons pu constater l’opportunité qu’il y a à appliquer cette approche aux défis auxquels sont confrontés des collectivités territoriales. Lors d’un atelier dédié à la jeunesse, nous avons tenté avec une quarantaine de participants de tirer les fils de pratiques potentielles issues, dans un premier temps, d’œuvres cinématographiques. Ce matériau, forcément imparfait, a dû être confronté et hybridé avec l’expérience et les savoirs des acteurs de terrain. Le maillage ne se fait pas sans heurt, tant certaines images peuvent, par leur présence forte, choquer ou bousculer. La critique que porte la science-fiction est à ce titre souvent aussi utile que dépassée, aussi salutaire qu’impertinente. En effet, elle masque autant qu’elle montre, raison pour laquelle il nous semble nécessaire d’engager toute démarche de ce type par une phase préalable de compilation de ces visions d’avenir préexistantes pour en faire émerger les contours, les lignes de force et les « logiques de sentier ». Par expérience, une cinquantaine d’œuvres constitue un bon départ dès lors qu’un soin important a été accordé à la diversification des sources (par époque, par médium, par nationalité de l’auteur principal).

Car le design fiction est une pratique paradoxale. Élaborée en contre-point du design thinking qui agite l’innovation en vue d’identifier des gains rapides centrés usagers, le design fiction tente de penser le temps long, de rendre concret l’incertitude en mobilisant, comme matière première, les imaginaires de futurs qui structurent notre vision des choses. Or, l’avenir est devenu, depuis quelques années, non plus un horizon d’attentes à construire, mais une focale quotidienne, un objet de discussion infini. Si l’on pouvait encore, il y a trois ou quatre ans, s’enthousiasmer sans trop de réserve pour cette nouvelle pratique, on doit aujourd’hui se montrer plus prudent quant à son rôle, aux attentes que nous pouvons raisonnablement en avoir et, par extension, continuer de se montrer plus que jamais exigeants quant à la manière de conduire une telle démarche. Car, dans la relative saturation des approches visant à raconter les futurs, de nouveaux effets émergent.

L’opposition utopie et dystopie nécessite plus que jamais d’être retravaillée. Comme l’a très clairement exposé l’auteur britannique China Miéville2, elles constituent les deux faces d’une même pièce, tant leurs soubassements peuvent être communs, les tensions exprimées s’avérant parfois plus superficielles qu’il n’y paraît. Soit parce qu’elles entérinent la posture du retrait comme seule alternative (De Don Quichotte de la Mancha de Miguel Cervantès à La horde du contrevent de Alain Damasio, il ne manque pas d’exemples), soit parce que solutions et problèmes agissent en miroir (la série Black Mirror est une belle mise en abîme d’elle-même en ce qu’elle expose à la critique ce qui la nourrit : société de l’image, du spectacle).

Par ses origines liées au design critique, le design fiction a longtemps porté en son sein une volonté d’exposer le pire pour l’anticiper et inventer ses propres contre-mesures. On constate aujourd’hui que cette approche ne peut être efficace que dans un cadre ajusté où il est possible d’offrir une « réplique ». C’est, par exemple, le cas de l’initiative Red Team Défense3 que nous pilotons pour le compte du ministère des Armées. Ici, la démarche s’appuie explicitement sur l’idée de jouer l’ennemi, littéralement. Dans ce modèle, le travail de création de scénarios fictionnels vise volontairement à créer la rupture afin d’éprouver le modèle actuel et d’accroître la résilience de l’institution militaire. Cette logique de la crise repose sur un long travail de cadrage et de documentation quant à l’état de la préparation des armées à différents défis, puis sur la conception d’un monde suffisamment en tension entre le proche et le lointain pour inventer des scènes et actions à la fois crédibles et inédites pour quelques années encore. Par conséquent, la valeur de ces récits, nécessairement inégale depuis les quatre années de lancement de ce programme, ne porte pas sur le caractère inédit de chaque scénario, mais a contrario, mais sur la capacité à rendre crédible des menaces réelles, de manière à en explorer un maximum de conséquences quant à elles inédites. Ici plus qu’ailleurs, le diable est dans les détails. S’agit-il encore de dystopie ? Dans un sens certainement, car les récits inventés ne sont clairement pas des visions d’avenir préférables. Pourtant, en réalité, la question n’est pas là. Ce sont plutôt des exercices de mise en critique des stratégies actuelles, visant à en identifier les failles et à les bonifier, et à ce titre l’enjeu est tout autre. Il fonctionne cependant, on vient de le montrer succinctement, sur un dispositif de création de récits (mobilisant une dizaine d’auteurs de science-fiction, des designers et des illustrateurs) auquel répond un non moins important dispositif de dialogue avec l’institution (une « blue team » composée de plusieurs dizaines de militaires pertinents et intéressés), des séances de travail pour « crédibiliser d’abord, envisager des contre-mesures ensuite. Il s’agirait presque de concevoir une sorte de « war gaming » le temps de l’écriture en somme.

C’est un principe qui nous semble en effet décisif : il faut ajuster le design fiction à son audience, de sorte que le transfert d’une pratique de design fiction d’un projet à un autre ne va pas de soi. Nos pratiques plus récentes nous apprennent également que ce travail de domestication des futurs procède d’un exercice qui peut s’avérer particulièrement dense dans certains cas. En contexte industriel, l’inscription de la démarche dans un processus – un parcours d’innovation en étapes, une méthodologie dite du « design thinking » – force en quelque sorte l’avancée du projet. Non parfois sans heurt, car à chaque étape des choix sont réalisés et les engagements vis-à-vis des de l’avenir étant par nature stratégiques, il est parfois difficile de décider, et donc de renoncer. Mais au-delà de ce point de difficulté, c’est le maillage des outils qui est un exercice important à bien réaliser.

Ainsi, dans le cadre d’un accompagnement pour une collectivité territoriale désireuse d’envisager les futurs possibles et préférables d’un important quartier de sa ville, le travail de projection dans les imaginaires a été augmenté de trois autres outils pour favoriser l’appropriation et réaliser le maillage entre projection et expérience. Les problématiques identifiées en amont de la démarche font d’abord l’objet d’une démarche ethnographique, une immersion rapide destinée à traduire en expérience les défis identifiés a le cas échéant à les reformuler. Une série d’imaginaires en miroir est proposée pour préciser la nature des futurs préférables (surtout) et explorer des usages qui ne sont pas observés aujourd’hui. À ce dispositif éprouvé, nous en avons ajouté un second : une fois les axes clés arrêtés, une balade urbaine projective (« et si… en changeant cela, alors… ») ancre les premiers éléments narratifs dans le réel du contexte urbain étudié, ce qui facilite et précise le travail de projection. Un atelier collaboratif s’appuyant sur le travail d’une intelligence artificielle (IA) contextuelle permet rapidement de tester des visuels et ce faisant de préciser les contours et principaux traits de solutions envisagées. En dépliant le dialogue entre projections et contexte territorial, la démarche a gagné en fluidité, en capacité à embarquer les citoyens et experts invités, et in fine a permis de lever certains blocages inhérents à la traduction de ces travaux projectifs en projets réalistes.

Bien qu’il ne constitue qu’un des ingrédients de ces démarches, la fabulation par les images constitue une ressource décisive dont l’importance mérite sans nul doute d’être mieux appréhendée. Toute une palette d’interventions est possible en fonction des résultats recherchés. Les IA textuelles sont un outil intéressant pour générer rapidement des représentations descriptives de futurs possibles, afin de communiquer des idées, mais aussi profiter des accidents de réalisation : ces IA génèrent des formes parfois surprenantes et l’écart entre le résultat projeté et celui réalisé, dû aux mécanismes algorithmiques eux-mêmes, peuvent être stimulant d’un point de vue créatif. En ce sens, elles complètent le travail de designers mobilisés pour (re)présenter des ébauches de scénarios projectifs, en questionnant autant qu’ils ne réalisent, les futurs qui leur sont présentés. Ces illustrations jouent pleinement leur rôle d’objets intermédiaires nécessaires à l’élaboration d’une réflexion collective. Mais c’est aussi en amont du processus que le soin apporté à l’image va s’avérer décisif, surtout lorsqu’il s’agit de communiquer des visions préférables de futurs inventés lors d’ateliers de projection.

Avec une région du sud de la France, nous explorions récemment les futurs du travail. Plusieurs modèles ont été inventés dans le cours d’ateliers collaboratifs. Le recours à une illustration quasi photoréaliste permet de rendre compte de la complexité des situations décrites avec les principaux points de désirabilité identifiés. Toutefois, à ce moment, le travail de mise en jeu de l’image d’une institution agit massivement sur le processus qui déplace le cadre de débat de la désirabilité citoyenne à la préférabilité institutionnelle. Classique dans le contexte d’une démarche prospective, ce déplacement des débats trouve un nouvel écho dans le cadre du travail de design fiction puisqu’il se déplace ici dans le champ de l’illustration et de l’audiovisuel. Ce travail nous a invité à revoir notre approche de production d’images, d’une démarche collaborative totale, mélangeant et parfois confondant les différents niveaux de lecture, à un processus en escalier permettant, avec différents niveaux de réalisation, de restituer plusieurs niveaux de lecture dans une œuvre finale.

En définitive, l’enjeu reste bien l’action. Tout un répertoire d’effets sont ainsi recherchés, entre interpeler, choquer, convaincre, débattre, motiver ou encore engager. Toutefois, on constate que si le design fiction peut s’avérer très engageant pour ceux qui ont contribué à concevoir des objets fictionnels, le partage de ces questionnements dépasse difficilement le cadre de ces ateliers. C’est pourquoi des outils de médiations doivent être inventés. Dans nos démarches avec des entreprises, nous utilisons volontiers un outil d’interpellation : le faux atelier de test consommateur. Prenant la forme d’un groupe de discussion autour de produits et services identifiés sur des marchés étrangers, il propose de faux produits, fictions exprimant les défis d’avenir que nous souhaitons sonder, afin de créer un dialogue sur la désirabilité, l’acceptabilité et les usages inédits à inventer de ces pistes ainsi matérialisées. Cette suspension momentanée de l’incrédulité est à la fois très puissante par la qualité des retours qu’elle génère, dépassant certains filtres classiques – « je n’y crois pas », « de toute façon je ne partagerai jamais de données avec une entreprise », etc. – pour ouvrir des questionnements plus en prise avec la complexité des mécanismes d’adoption de toute rupture. Lorsque nous employons cette approche, c’est précisément pour observer au-delà du mur des imaginaires actuel, questionnant les représentations de chacun autant que celles portées par l’organisation réalisant cette démarche. C’est là sa force, mais aussi un risque qu’il faut accepte de prendre.

Or, précisément, parce qu’elle joue sur le registre du « fauthentique », parce qu’elle accepte de tromper momentanément, nous savons que cette approche trouve plus difficilement sa place dans le secteur public. Lorsque nous l’avons expérimenté de la sorte, c’est en prenant la forme de fausses entreprises dans un salon ou de résultats fictionnels de travaux de recherche financés par les services publics réunissant un mélange de décideurs, de partenaires et de citoyens de tout type. Nous faisons l’hypothèse que c’est dans ce domaine de la création de fabulations assumées, d’expériences de transformations qui assument leur caractère instable, fictif et à la fois porteur d’une vision alternative, que les collectivités territoriales ont aujourd’hui le plus à gagner pour entreprendre ce travail au prospectif, collaboratif et imaginatif avec et pour leurs concitoyens.

Pour aller plus loin

Parent O., « La science-fiction peut-elle être source d’inspiration pour les politiques publiques ? », Horizons publics nov.-déc. 2022, no 30, p. 101 à 106.

  1. Nous renvoyons le lecteur intéressé au cahier no 53 que nous avons réalisé dans ce cadre, proposant à la fois une présentation détaillée du design fiction et de ses défis d’une part, et d’autre part une restitution de l’atelier prospective jeunesse réalisé dans la foulée (https://eak.hauts-de-seine.fr/les-publications/cahier-n°53-le-design-fiction,-un-outil-pour-inventer-le-futur-des-collectivités-territoriales).
  2. Miéville C., “The Limits of Utopia”, Climate & capitalism 2 mars 2018 (https://climateandcapitalism.com/2018/03/02/china-mieville-the-limits-of-utopia/).
  3. https://redteamdefense.org
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