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Décisions sous quelles influences ?

Anne-Claire Mialot, directrice générale de l’ANRU, a rappelé l’importance de toujours se poser la question de ce qu’on va léguer lorsqu’on est décideur, mais aussi de douter et d’ouvrir ses horizons en allant chercher les expertises disponibles.
©Crédit : P. Bastien – INET.
Le 20 avril 2023

Pour décider, le cadre dirigeant s’entoure de compétences à même d’établir un diagnostic documenté d’une situation et de le conseiller utilement. Il peut solliciter l’avis d’un scientifique expert, déléguer l’analyse de la situation à un cabinet de conseil ou encore à une agence de design de service. Comment conserver son indépendance d’esprit ? Quelle est la place de chacun dans la décision ? Comment les scientifiques peuvent-ils travailler en bonne intelligence avec les collectivités ? Quelle place pour les interpellations des citoyens ? Les décisions prises par le cadre dirigeant peuvent également provoquer des réactions immédiates dans d’autres espaces comme les réseaux sociaux ou encore l’espace public. Comment les prendre en compte tout en gardant le cap ?

Temps fort des Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2022, la deuxième conférence plénière a porté sur un thème d’actualité – « Décisions sous quelles influences ? » – relancé par la polémique récente sur le recours aux cabinets de conseil au plus haut sommet de l’État. C’est aussi un thème qui réinterroge la question des groupes de pression et des lobbies (pharmaceutique, pesticide, tabac, etc.) sur la prise de décision dans nos démocraties… Trois personnalités ont été invitées à témoigner et à confier leurs impressions : Anne-Claire Mialot, directrice générale de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU), François Gemenne, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et auteur d’un essai intitulé L’écologie n’est pas un consensus1 et Raul Magni-Berton, professeur de sciences politiques et directeur adjoint à l’École européenne de sciences politiques et sociales (ESPOL) rattachée à l’Université catholique de Lille (UCL).

À la question « quel type d’avis consultez-vous avant de prendre une décision ? », les participant·es aux ETS 2022 ont répondu en majorité avoir recours à des conseils techniques et juridiques et se tourner vers l’avis des collègues en interne. Il est également ressorti de ce sondage flash une méfiance grandissante à l’égard des cabinets de conseil et l’importance accordée à l’expertise scientifique pour prendre une décision juste et informer convenablement les citoyens.

Croiser les expertises avant toute prise de décision

Première intervenante, Anne-Claire Mialot a expliqué la manière dont elle procède pour prendre des décisions. À la tête de l’ANRU depuis décembre 2021, une agence d’État créée par Jean-Louis Borloo il y a maintenant plus de dix-huit ans et aujourd’hui engagée dans la transformation urbaine de 450 quartiers en difficulté, elle considère que « la décision publique est toujours une construction collective. Avant de prendre une décision, il convient de croiser trois grandes catégories d’expertise :

  • les ressources internes à l’organisation : les premières ressources sont les équipes de l’ANRU et nos partenaires les collectivités locales ;
  • l’expertise d’usage des habitants et des acteurs locaux : il est essentiel d’aller dans les territoires, à la rencontre des habitants, des élus locaux ;
  • les expertises externes (juridiques, financières, scientifiques) : les chercheur·euses permettent de requestionner la façon dont on intervient, est-ce pertinent ? »
  • Par rapport au changement climatique, nous avons besoin du regard des experts, l’apport des scientifiques est essentiel pour bien fonder les décisions », précise-t-elle. La décision est ainsi la résultante de ces trois différentes expertises qui se cumulent, l’expertise d’usages, l’expertise scientifique et la compétence professionnelle.

Expertise scientifique et appropriation citoyenne

Quelle place prend l’expertise scientifique dans la décision ? Sur l’urgence climatique, les décideurs disposent de toute l’expertise scientifique, avec les rapports du GIEC, qui fournissent un état des lieux régulier des connaissances les plus avancées sur l’évolution du climat, et ce depuis plus de trente ans2. Pourtant, les décisions tardent à être prises… Comment l’expliquer ? Pour François Gemenne, l’expertise scientifique nécessaire à la décision publique doit d’abord être synthétisée et rendue plus accessible : « On se pose beaucoup de questions sur la manière de rendre les travaux scientifiques du GIEC plus accessibles, ces rapports sont extrêmement longs, ils font 10 000 pages ! Impossible de les lire de A à Z, l’idée est donc de produire un résumé avec des messages clés. » L’enjeu pour le politologue, c’est aussi de prendre en compte les contraintes des décideurs par rapport à l’état de la science : « Par exemple, la physique du climat ne correspond pas aux échelles de temps spatiales et temporelles de la prise de décision. Il existe une inertie climatique, car il s’écoule vingt ans – l’espace d’une génération – entre la décision et l’effet de cette décision. Il y a aussi un décalage géographique, les pays qui vont le plus souffrir des impacts du changement climatique sont ceux qui émettent très peu de gaz à effet de serre (GES). En d’autres termes, si vous voulez agir pour réduire vos émissions de GES, vous ne pouvez pas escompter en retirer les bénéficies vous-mêmes à votre échelle de temps et d’espace. Ce sont les autres qui vont en retirer les bénéfices, les générations futures ou les populations qui vivent dans les pays du sud. Quand un décideur politique doit prendre une décision, il va chercher à essayer de maximiser les bénéfices de cette décision dans l’immédiat et sur son territoire. Le problème avec le changement climatique, c’est qu’il y a un décalage entre le temps long du climat et l’échelle du temps politique qui est l’échelle du court terme le temps d’un mandat politique », explique-t-il.

La décision est la résultante de trois types d'expertises : l’expertise d’usages, l’expertise scientifique et la compétence professionnelle.

Pour François Gemenne, l’enjeu pour avancer sur la question climatique, c’est de sortir du discours de contrainte et du narratif négatif, notamment relayé par des militants écologistes radicaux. Les décideurs publics ont un rôle à jouer pour dépasser cette indignation et transformer l’adaptation climatique en projet de société mobilisateur : « Nous voyons encore la lutte contre le changement climatique comme une contrainte, un effort à consentir, un sacrifice, y compris dans le registre lexical. Si la lutte contre le changement climatique est perçue comme une contrainte, nous allons toujours chercher à y échapper, car nous cherchons à échapper par nature à la contrainte, au monde ravagé par les impacts du changement climatique décrit dans les rapports du GIEC. Cependant, si nous ne parvenons pas à voir véritablement la lutte contre le changement climatique comme un projet, c’est parce que nous n’avons pas de vision très claire de ce à quoi ressemblerait un monde décarboné. Le narratif oscille entre une approche techno-solutionniste à la Elon Musk, où nous vivrons tous dans un vaisseau en orbite autour de la terre, et une approche très naïve à la Max et Lili, roulant à vélo dans les champs de coquelicots, mais nous n’avons pas de vision réaliste crédible de ce à quoi ressemblerait un monde décarboné. Si nous arrivons à créer un récit mobilisateur, un imaginaire, un projet auquel nous aspirerions, nous pouvons embarquer la société, le changement climatique peut devenir un projet démocratique de société et un nouveau contrat social ; le vrai défi d’aujourd’hui c’est que les citoyens se l’approprient. »

Pour Raul Magni-Berton, le progrès climatique doit être équitable. La crise des Gilets jaunes en France l’a rappelé, les citoyens peuvent aussi avoir le droit de refuser un changement. Dans les Länder en Allemagne ou en Suisse, les votations citoyennes permettent de refuser une mesure ou une décision publique. Si elle est acceptée, elle sera d’autant plus pertinente. Faire de la pédagogie sur l’expertise scientifique n’est donc pas suffisant pour faire accepter la décision publique. L’expertise la plus demandée parmi les collectivités, c’est surtout l’expertise juridique : « Quand vous ouvrez le Code des collectivités locales, c’est 3 000 pages ! Il faut s’administrer librement dans la limite des 3 000 pages… Il y a deux positions extrêmes : l’expert a parlé, il a raison ; l’expert est là pour légitimer la position qu’on a déjà… La vérité se situe au milieu. »

Anne-Claire Mialot, directrice générale de l’ANRU, a rappelé l’importance de toujours se poser la question de ce qu’on va léguer lorsqu’on est décideur, mais aussi de douter et d’ouvrir ses horizons en allant chercher les expertises disponibles.

Prendre le recul nécessaire

Concernant l’expertise scientifique, Raul Magni-Berton a fait référence aux travaux de la philosophe américaine Naomi Oreskes pour inciter à prendre du recul. Naomi Oreskes a effectué des recherches sur des sujets environnementaux, dont le réchauffement climatique. Avec Erik M. Conway, elle a coécrit le livre Les marchands de doute3, ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique : « Elle est allée chercher l’ensemble des informations publiques sur le réchauffement climatique issues de l’expertise pour analyser quel pourcentage de ces informations correspondaient à un consensus scientifique, c’est un peu moins de 10 % ! 90 % sont basés sur des données scientifiques, mais qui peuvent se contredire. Donc, l’attitude correcte par rapport à l’expertise, c’est de considérer que c’est un point de départ de la discussion. »

Pour Anne-Claire Mialot, il faut absolument que la question climatique ne soit pas mise au second plan, mais la question sociale est aussi importante : « Il faut concilier la question climatique et la question sociale, c’est indispensable. » Face aux situations d’urgence, le décideur public doit se poser les bonnes questions, prendre une décision juste au bon moment et ne pas répéter des décisions par automatisme, surtout lorsqu’il est sur le pont 24h/24 comme pendant la crise sanitaire. La directrice de l’ANRU considère que dans ces situations, le recours à l’expertise scientifique, aux chercheurs, est plus que nécessaire : « Il faut des personnes pour résumer les rapports du GIEC ou vous interpeller sur ces sujets-là. Garder du temps pour prendre ce recul est indispensable, c’est ce que nous faisons à l’ANRU, échanger avec des experts, mais aussi en allant sur le terrain. »

Pour une décision publique co-construite avec les habitants

Les trois intervenants ont convergé pour reconnaître l’expertise d’usages des habitants. Raul Magni-Berton a pris l’exemple des votations en Suisse et en Allemagne, qui permettent justement d’accepter ou refuser une décision publique, avec les habitants. Anne-Claire Mialot a rappelé aussi l’importance d’être à l’écoute des habitants : « Il ne faut pas penser à la place des habitants. Nous avons beaucoup d’idées reçues sur les habitants des quartiers populaires : ils sont tout aussi concernés par la crise climatique et prêts à évoluer dans leurs habitudes que le reste de la France et ils n’ont pas envie de partir de leurs quartiers. » Et pour accélérer le changement, il faut permettre les conditions du collectif et s’intéresser aux détails pratiques. La santé peut être aussi un levier pour changer les comportements et faire avancer l’acceptation des mesures sur le climat : « C’est le sujet de préoccupation no 1 des habitants, on sous-utilise cet argument pour le désir de changement, il faut mettre en avant les co-bénéfices pour la santé de prendre en compte le changement climatique », explique François Gemmene, en répondant à la question d’un intervenant sur le rôle de la santé comme moyen de mobilisation.

En guise de conclusion, Anne-Claire Mialot a rappelé l’importance de toujours se poser la question de ce qu’on va léguer lorsqu’on est décideur, mais aussi de douter et d’ouvrir ses « chakras » en allant chercher les expertises disponibles (scientifique, d’usage et professionnelle).

  1. Gemenne F., L’écologie n’est pas un consensus. Dépasser l’indignation, 2022, Fayard, Documents, témoignages.
  2. GIEC, « Depuis plus de trente ans, le GIEC évalue l’état des connaissances sur l’évolution du climat, ses causes et ses impacts. Il identifie également les possibilités de limiter l’ampleur du réchauffement et la gravité de ses impacts et de s’adapter aux changements attendus. Les rapports du GIEC fournissent un état des lieux régulier des connaissances les plus avancées. Cette production scientifique est au cœur des négociations internationales sur le climat. Elle est aussi fondamentale pour alerter les décideurs et la société civile », rapport, 2023, Ministère de la Transition écologique.
  3. Conway E. M. et Oreskes N., Les marchands de doute, 2021, Le Pommier.
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