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Ancrer notre revitalisation industrielle dans les territoires

Le 6 novembre 2022

À l’issue d’un quart de siècle marqué par une désindustrialisation plus intense en France que chez ses partenaires européens, liée à un modèle de croissance privilégiant la consommation intérieure et l’investissement à l’international de nos grands groupes, la relocalisation et le développement d’activités de fabrication dans l’Hexagone présupposent un très fort ancrage territorial des nouvelles stratégies industrielles. Consolider ou faire émerger des éco-systèmes productifs performants passe par une logique d’investissement patient sur les savoir-faire et les qualifications, la mise à disposition de sites bien équipés, des connexions étroites avec les lieux d’innovation. Lancé fin 2018, juste avant la crise des Gilets jaunes puis la crise sanitaire, le programme Territoires d’industrie s’inscrit dans cette perspective.

Commun à de nombreux pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de l’Union européenne (UE), le phénomène de désindustrialisation s’est traduit en France par une intensité plus soutenue depuis le début des années 2000. Considérée au sens strict1, la base manufacturière hexagonale est devenue en un quart de siècle l’une des plus étriquées, avec seulement 12 % de l’emploi et 13 % de la valeur ajoutée recensés dans les différentes branches d’activité de fabrication.

Les pénuries de la crise sanitaire et les désorganisations logistiques qu’elle a provoquées ont mis en évidence la dépendance extrême de nos différentes chaînes de valeur aux importations de produits finis ou de composants en provenance de pays à bas coûts, mais aussi de nos principaux partenaires commerciaux de l’UE.

Une balance commerciale en dégradation constante

Malgré un début de stabilisation de l’emploi industriel depuis 2016-2017, et un solde légèrement positif des créations d’usines et sites de production, le creusement de nos déficits commerciaux s’est encore amplifié en 2021 et 2022 avec la reprise tonique des achats de biens d’équipement par les ménages. D’une position excédentaire au tournant des années 2000, l’économie française se retrouve vingt ans plus tard marquée par une balance commerciale lourdement dégradée. Avec l’explosion des prix de l’énergie, les déficits commerciaux atteignent des sommets hors-normes de 71 milliards d’euros au premier semestre 2022 et de 122 milliards d’euros sur douze mois glissants. Même calculé hors énergie, le déficit commercial français est de l’ordre de 6 milliards d’euros par mois. Le léger rebond industriel national constaté depuis cinq ans contribue paradoxalement lui-même à l’accroissement des approvisionnements extérieurs en matières premières et composants.

Les explications de la désindustrialisation française sont plurielles et ne peuvent être réduites aux seuls enjeux de compétitivité-coût et au poids des impôts de production. Des institutions publiques comme France stratégie, le nouveau Haut-commissariat au plan, la direction du Trésor ont produit un certain nombre d’analyses approfondies pour mieux comprendre les raisons profondes de cette érosion de l’appareil productif national. Dans leurs ouvrages respectifs récemment consacrés à la désindustrialisation française, l’économiste Élie Cohen2 et le directeur général de la Banque publique d’investissement (BPI), Nicolas Dufourcq3, en recensent à leur tour un certain nombre. Parmi les explications avancées figurent les faiblesses des qualifications professionnelles, l’insuffisante innovation technologique de notre tissu de petites et moyennes entreprises (PME), le poids élevé des cotisations sociales, les complexités et lenteurs administratives, la perte d’intérêt des décideurs nationaux pour le secteur manufacturier, la trop faible proportion d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) dans notre économie, l’image dégradée des métiers de l’industrie dans le regard des parents d’élèves et des enseignants, l’aversion au risque des institutions bancaires et des investisseurs, les problèmes de transmission d’entreprises suscités par la fiscalité patrimoniale et successorale, etc. Le tableau général qui résulte de ces travaux n’invite pas à l’optimisme.

Une préférence pour une économie de consommation

Notre désindustrialisation s’inscrit dans une histoire longue, marquée par des séquences distinctes. Dans les années 1990, les gains de productivité de l’industrie et l’externalisation de certaines fonctions vers les services ont expliqué la part principale des régressions de l’emploi manufacturier. Ce processus est intervenu dans des proportions alors assez comparables aux autres économies avancées. En revanche, les deux décennies suivantes ont été davantage marquées par les effets directs de l’unification monétaire, de l’élargissement de l’UE et des accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Nombre de territoires français et de bassins manufacturiers se sont mal préparés à ces chocs externes qui les ont brutalement exposés à la concurrence sans filtre des pays à bas coûts et de compétiteurs plus innovants sur les créneaux du moyen-haut de gamme.

Il est solidement établi (Fonds monétaire international [FMI], Trésor) que la parité élevée retenue pour convertir le franc en euros a fortement avantagé le pouvoir d’achat et nos consommations intérieures, mais au prix d’une dégradation de notre compétitivité externe qui s’observe dès 2002. La France fait alors le choix explicite d’un modèle de croissance fondé sur la consommation. Les fabriques et les ateliers ferment quand se multiplient les zones et galeries commerciales. Fait symbolique, le ministère de l’Industrie disparaît en cette période, fondu dans un grand ministère de Bercy où les banques, les assurances et la grande distribution disposent d’une écoute très attentive. Du côté patronal, le Centre national de la propriété forestière (CNPF) se transforme en Mouvement des entreprises de France (MEDEF) et entend faire une plus grande place aux services et à la « nouvelle économie ».

Des groupes industriels français qui exportent beaucoup… depuis l’étranger

Les performances de nos secteurs d’excellence, comme l’aéronautique ou le luxe, ne suffisent pas à contrebalancer l’hémorragie subie par les filières automobiles, le textile-habillement, le jouet, l’électronique, les industries de base, etc. Ce n’est pas tant par des délocalisations « physiques » d’entreprises, plutôt rares, que s’opère la désindustrialisation que par les nouvelles stratégies d’achats et d’investissements des grands groupes donneurs d’ordre. Les relations historiques avec les tissus locaux de sous-traitance se distendent. Le « cost killing » exigé par les directions financières est mis en œuvre avec zèle par les services achats dans leur logique de « sourcing ». Les tensions entre acheteurs et fournisseurs sont telles que l’État devra mettre en place en 2010 une médiation des relations inter-entreprises afin de policer les rapports donneurs d’ordre/sous-traitants.

Raisonner « made in France » n’est pas encore à la mode en ces années de globalisation accélérée.

Dans le même temps, nombre de PME sont alors restructurées, et parfois déstructurées, par des opérations financières de type LBO (pour « leverage buy-out », rachat avec effet de levier). Certains établissements de grands groupes sont cédés à l’encan. Des fleurons historiques de l’industrie lourde, comme Arcelor ou Péchiney, passent sous contrôle étranger. Les fermetures de sites industriels se multiplient sans que leur flux ne soit compensé par l’ouverture de nouvelles unités. Le déficit d’investissements dans les qualifications, les innovations et les parcs-machines au sein de nombreux établissements industriels indiquent que les stratégies des maisons-mères regardent ailleurs.

La fuite vers les pays ateliers

Raisonner « made in France » n’est pas encore à la mode en ces années de globalisation accélérée qui voit les grands groupes français privilégier des stratégies de croissance externe par des politiques massives d’acquisition à l’étranger. Les champions nationaux entendent passer à l’échelle et s’internationalisent à vitesse accélérée pour rester dans la course.

L’entreprise « sans usine », selon la célèbre formule de Serge Tchuruk, PDG d’Alcatel en 2001, signifie la logique de recentrage des grands acteurs industriels sur des cœurs d’activité à forte valeur ajoutée et l’externalisation des activités de fabrication basique vers des fournisseurs de plus en plus lointains. L’enjeu est d’augmenter son pouvoir de marché tout en disposant d’une plus grande flexibilité productive à travers la sous-traitance. Avec les États-Unis et le Royaume-Uni, la France est le pays avancé qui s’engage le plus loin dans cette division du travail.

La désorganisation des chaînes logistiques par les crises sanitaires et géopolitiques, les tensions sur les prix, la volonté de sécuriser les approvisionnements ont naturellement changé la donne en l’espace d’une poignée d’années.

Elle se retrouve ainsi avec une base exportatrice faible, marquée surtout par un poids très élevé des « intrants » importés dans ses propres chaînes de valeur. À travers ses grands groupes internationaux, la France reste un très grand pays industriel, mais qui produit de plus en plus off-shore. Une part élevée de nos propres importations relève d’ailleurs d’échanges internes à ces grands groupes, entre filiales étrangères et maisons-mères. Sont évaluées à 1 200 milliards d’euros les exportations des principaux groupes industriels français à partir de leurs différentes bases dans le monde alors que le volume d’exportations françaises à partir du sol domestique se réduit à 500 milliards d’euros.

Le cabinet Trendeo a calculé que si les groupes français portent 3,5 % de l’investissement industriel mondial, le « site France » n’accueille que 1,8 % de celui-ci. L’investissement des groupes étrangers dans l’Hexagone est donc loin de compenser la propension des groupes tricolores à investir à l’international. Au tournant des années 2010, la France devient pour les romanciers, comme Michel Houellebecq4, un gigantesque parc à thème, tournant résolument le dos à son passé productif. Dans leur récent ouvrage à succès, La France sous nos yeux, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassély5 décrivent, non sans une certaine mélancolie, ces territoires où les entrepôts Amazon ont remplacé les chaînes de montage et les hauts fourneaux.

Un nouveau cycle productif dicté par la transition écologique

La désorganisation des chaînes logistiques par les crises sanitaires et géopolitiques, les tensions sur les prix, la volonté de sécuriser les approvisionnements ont naturellement changé la donne en l’espace d’une poignée d’années. Déjà, la crise financière de 2008-2009 puis les pénuries de semi-conducteurs provoquées par la catastrophe de Fukushima avaient commencé à ralentir le processus d’étirement des chaînes de valeur et les recentrer sur des logiques plus continentales. Mais c’est désormais le mot d’ordre de la revitalisation industrielle qui tend à prévaloir aussi bien en France que dans d’autres pays, à l’instar des États-Unis où s’opère un massif mouvement de relocalisation (« re-shoring »), mais aussi des projets de « Global Britain » qui servent de cap au Royaume-Uni post-Brexit.

S’il n’est ni envisageable ni souhaitable de tout rapatrier et produire en France, le raccourcissement des chaînes d’approvisionnement, la sécurisation de productions stratégiques et le développement de nouveaux produits en phase avec les impératifs des transitions écologiques et énergétiques sont à l’ordre du jour. Dans la course qui s’engage pour décarboner l’économie mondiale, la France dispose d’atouts majeurs pour prendre part à ce gigantesque champ d’innovations dans les énergies renouvelables, les mobilités du futur (véhicules électriques, à faible émission, etc.), l’industrie du recyclage, les éco-matériaux, les aciers bas-carbone, la filière hydrogène, les pompes à chaleur, l’alimentation de qualité, etc. Alors que, depuis le Grenelle de l’environnement en 2007, les soutiens massifs apportés aux énergies renouvelables ont surtout eu pour effet de stimuler les importations de panneaux photovoltaïques chinois ou des composants d’éoliennes venus d’Europe du Nord, il s’avère hautement stratégique de reconstruire des capacités de production qui ne se limitent pas aux fonctions d’assemblage final. La transition énergétique sera un gigantesque chantier industriel, exigeant en ingénieries et en innovations.

Au-delà des technologies d’avenir, relocaliser certaines productions standards avec de nouveaux procédés décarbonés est un levier pour réduire notre empreinte carbone nationale. Avec le Royaume-Uni, la France est en effet l’un des pays développés dont l’empreinte est la plus massivement affectée par le contenu carbone de ses importations. Réduire nos seules émissions « territoriales » de gaz à effet de serre (GES) ne saurait aucunement suffire. C’est d’ailleurs notre désindustrialisation qui a le plus contribué depuis deux décennies à la réduction de nos émissions territoriales. Émissions que l’on retrouve peu ou prou dans nos consommations importées et qui ont été en fait délocalisées. Peut-on se satisfaire d’un tel bilan ?

Un enjeu territorial majeur

C’est également la dimension territoriale de la question industrielle qui est aujourd’hui mieux appréhendée. La désindustrialisation a contribué de manière évidente au sentiment de déclassement, voire d’abandon de nombreux territoires et catégories sociales. Sentiment qui s’exprime avec une vigueur croissante dans les urnes comme l’ont montré les élections nationales du printemps 2022. La régression de l’industrie a certes affecté la plupart des régions françaises et de nos bassins d’emplois, mais dans des proportions extrêmement inégales. De nombreux travaux ont mis en évidence la plus forte résistance des régions du grand Ouest, industrialisées plus tardivement, sur le fondement d’activités à plus forte valeur ajoutée. Une étude réalisée en 2018 par le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), ancêtre de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), montrait d’ailleurs qu’une trentaine de zones d’emplois (sur plus de 300), majoritairement situées dans les Pays de la Loire et en Bretagne, sont parvenues à être créatrices nettes d’emplois industriels au cours des trente dernières années. Les bastions historiques de l’industrie française, situés dans les actuelles régions des Hauts-de-France, du Grand Est, de Bourgogne Franche-Comté, ont vu en revanche leurs emplois manufacturiers réduits de plus de moitié.

Des pertes d’emplois non compensées dans de nombreux bassins

Dans les espaces de faible densité, ruralités organisées autour de petites villes ou villes moyennes, 500 000 emplois industriels disparaissent en deux décennies, sans être véritablement remplacés. L’économie de proximité, fondée sur le commerce, l’artisanat, les services aux personnes, s’avère insuffisante pour y maintenir une dynamique de développement territorial, attirer des cadres et des jeunes ménages, proposer des postes stables et bien rémunérés. À l’image de l’Île-de-France, massivement désindustrialisée, les régions les plus urbanisées et les aires métropolitaines parviennent à absorber le choc de la désindustrialisation avec des emplois de substitution très qualifiés, notamment dans les services aux entreprises (finance, recherche, conseil, ingénieries, audit, design, etc.). Ces espaces aimantent les valeurs ajoutées à partir des années 2000 et plus encore à partir de la crise de 2008, d’où la polarisation territoriale de la croissance du produit intérieur brut (PIB) qui s’opère en France en cette période. Selon l’OCDE, 81 % de la croissance hexagonale se concentre sur les aires urbaines de plus de 500 000 habitants entre 2000 et 2017. La France est la championne incontestée de cette concentration spatiale, devançant l’Irlande et le Danemark, petites nations dont l’unique métropole-capitale capte un peu plus de 60 % de leur croissance. La moyenne des pays de l’OCDE se situe autour d’un indice de concentration de la croissance de 52 % dans les métropoles de plus de 500 000 habitants. La France est située près de 30 points au-dessus !

Il en va de même de l’emploi. Entre 2008 et 2017, l’économie nationale peine à redynamiser sa « job machine ». La création nette d’emplois, d’environ 300 000 postes supplémentaires seulement au cours de la décennie, est le fait d’une petite dizaine de zones d’emploi seulement, principalement métropolitaines.

La crise sociale et territoriale de 2018, à travers le mouvement des Gilets jaunes, contribue à exprimer l’amertume suscitée par ces mutations économiques. Elle surgit au moment même où commence pourtant à se dessiner une inflexion notable des politiques publiques avec la structuration des filières industrielles au sein du Conseil national de l’industrie (CNI), le lancement des démarches Industrie 4.0 et French fab, la montée en puissance de la Banque publique d’investissement (BPI), le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), les réorganisations des compétences économiques des collectivités autour du binôme région-intercommunalité. Esquissé à partir du rapport de l’ancien patron Louis Gallois remis au Premier ministre fin 20126, et des premières initiatives d’Arnaud Montebourg en tant que ministre du Redressement productif, ce changement d’état d’esprit se prolonge lors du dernier quinquennat.

Construire des « éco-systèmes » performants

Alors que la stratégie française se focalisait durant les années 2000 sur la recherche et l’innovation d’excellence à travers la création d’une grande agence nationale dédiée, le très généreux crédit d’impôt recherche (CIR), la constitution de pôles de compétitivité, le programme d’investissement d’avenir (PIA) centré sur des grands appels d’offres en direction des universités et laboratoires, des start-up et des pépites de la tech, etc., la période récente se veut également plus attentive aux activités de fabrication concrète, nécessairement plus diffuses dans les territoires.

Concevoir des nouveaux produits et procédés est une chose, les industrialiser et les fabriquer en France en est une autre. Et il importe pour cela de regarder au-delà des limites des métropoles et des grands campus scientifiques pour découvrir les lieux où persistent des savoir-faire industriels, une main-d’œuvre qualifiée et motivée, une population disposée à vivre à côté d’unités de production, des réseaux d’entreprises solidement organisés et à fortes capacités d’innovation. Il est surtout essentiel de disposer de bassins d’emploi disposant de fonciers aménageables ou recyclables à des prix maîtrisés, correctement desservis, préservés des concurrences agressives des espaces commerciaux et des entrepôts des grandes plateformes logistiques, en un moment où les obligations réglementaires de réduction des consommations foncières vont exacerber la course aux parcelles stratégiques. Requalifier du foncier à destination de l’industrie et maintenir l’intérêt fiscal des collectivités à accueillir des usines sont des objectifs, semble-t-il, mieux compris au niveau national. Le législateur a en effet veillé fin 2020 à compenser intégralement aux communes et aux intercommunalités les effets de la réduction de moitié des valeurs locatives des locaux industriels décidée dans le cadre de la baisse des impôts de production. Adopté sous forme de « quasi-dégrèvement », le dispositif de compensation devra néanmoins devenir un dégrèvement à part entière pour maintenir dans la durée les retombées de nouveaux flux d’investissement industriel dans la fiscalité locale.

Les ambitions du programme Territoires d’industrie

Annoncé en novembre 2018 (quelques jours avant le démarrage de la crise des Gilets jaunes), le programme Territoires d’industrie s’est donné pour objectif d’apporter la pièce manquante, mais essentielle, au puzzle des différents dispositifs nationaux d’appui aux activités industrielles. À la différence des approches « par le haut », adossées à des logiques de grandes filières pilotées par l’État en lien avec les fédérations professionnelles et les champions nationaux, Territoires d’industrie s’est voulu, dès sa préfiguration, une démarche ascendante, « bottom-up », très ancrée dans les territoires. 128 bassins (qui deviendront finalement 146), constitués d’une ou plusieurs intercommunalités adjacentes, ont été pré-identifiés à partir du poids, supérieur à la moyenne, des emplois industriels dans leur tissu économique local. Sous la coordination des régions, avec l’appui d’une délégation dédiée et des grands opérateurs (Banque des territoires, banque publique d’investissement [BPI], Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie [ADEME], etc.), était proposée une démarche d’accompagnement sur mesure aux acteurs intéressés. À charge pour ces derniers de s’organiser autour d’un binôme constitué d’un élu local et d’un industriel, désignés par leurs pairs, et proposer des actions très opérationnelles à destination des financeurs.

Un mode de pilotage et d’animation original

Regroupées en quatre grands mots d’ordre (« attirer, simplifier, innover, recruter ») ces actions recouvrent des enjeux divers tels que l’attractivité tant des métiers de l’industrie que des territoires qui les accueillent, les qualifications professionnelles, les transitions écologiques et énergétiques, l’innovation et la numérisation des PME, la création de services supports aux entreprises (fab lab, imprimantes 3D, équipements mutualisés, réseaux numériques, etc.) et à leurs salariés (logement, transport, santé), la réhabilitation de friches, etc. Le programme s’est installé assez rapidement dans environ 80 % des espaces ciblés, qui impliquent au total 542 intercommunalités. En l’espace de quelques mois, 1 500 fiches-action ont été établies par les parties prenantes locales du programme. L’animation créative du dispositif par la délégation aux territoires d’industrie, en lien avec les associations représentatives des régions (régions de France) et intercommunalités (AdCF devenue Intercommunalités de France) a permis d’enrichir régulièrement la boite à outils du programme et les moyens d’appui aux démarches émergentes, que ce soit pour assurer le financement de postes de chefs de projets, recenser à travers les « sites clefs en mains » les offres foncières capables de recevoir dans des délais très courts des investissements industriels majeurs, faciliter la création d’écoles de production et la mise en place de nouvelles formations pour faire face aux difficultés de recrutement.

Sans financements réservés, le programme a servi de facilitateur et de catalyseur pour susciter des dynamiques locales et amplifier celles qui préexistaient dans certains bassins d’emploi. L’effet de labellisation du programme confère une notoriété accrue à des territoires parfois peu visibles au niveau national, voire au niveau régional. Il a de toute évidence permis de rapprocher nombre de territoires et d’industriels des grands opérateurs et financeurs nationaux comme la BPI, l’ADEME, Business France, la Banque des territoires, etc.

Une nouvelle maïeutique du développement industriel

Alors que la crise sanitaire aurait pu compromettre le déploiement du nouveau programme juste au moment où s’engageait sa phase opérationnelle, les mesures de relance ont au contraire permis de lui faire franchir un cap, en amplifiant le financement des projets à travers le fonds d’accélération des investissements industriels (1 400 projets soutenus dans 70 % au sein des territoires d’industrie), mais aussi via d’autres appels à projets thématiques des agences nationales (comme ceux du fonds friches ou de la filière hydrogène) ou des crédits déconcentrés auprès des préfets (dotation de soutien à l’investissement local [DSIL]). Favoriser l’accès aux multiples dispositifs budgétaires, accélérer le cheminement des projets et lever les obstacles administratifs, faire vivre une communauté d’acteurs très engagés dans le renouveau industriel et une « intelligence économique territoriale », etc., ces premiers objectifs du programme national ont été largement atteints en l’espace de trois ans. Sa première phase aura été une propédeutique et une maïeutique. Il reste désormais à connaître les nouvelles perspectives qui lui seront données dans le cadre du plan d’investissement 2030 engagé par le président de la République et le rôle d’incubateur d’expérimentations qu’il pourrait jouer en matière de transition écologique et énergétique, notamment pour décarboner l’économie française. Sa force est d’avoir anticipé de quelques années les nouvelles priorités nationales et européennes de l’action publique.

Le développement industriel ne se décrète pas. Aucun projet à valeur ajoutée ne saurait de nos jours s’installer à l’aveugle dans un territoire sans une analyse au préalable des qualités de l’éco-système environnant, des savoir-faire et compétences disponibles, du degré de bienveillance des collectivités d’accueil, de l’accessibilité de ressources technologiques et de services qualifiés, de la culture entrepreneuriale locale, etc. C’est en travaillant sur ces « sucres lents » (Pierre Veltz)7 qu’une trentaine de territoires ont su résister en France à la désindustrialisation et « surperformer ». Territoires d’industrie doit contribuer à conforter ces résiliences éparses, mais aussi en diffuser les acquis et les enseignements pour élargir le socle géographique d’une stratégie de revitalisation industrielle ambitieuse.

Incidemment, offrir des perspectives aux territoires les plus industrialisés, donner à voir des ouvertures d’usine et des nouveaux produits « fabriqués en France », relocaliser de l’emploi dans de nombreux bassins en souffrance… sera un élément clef pour apaiser les conflits inter-territoriaux de la décennie passée et conduire une politique d’aménagement et de cohésion du territoire encore en quête de récit et de projection à l’horizon 2030.

  1. De récentes études de l’Insee tendent à réévaluer le poids réel des emplois au sein des entreprises industrielles en raisonnant à l’échelle des groupes (dont le cœur d’activité est industriel) et non des seules « unités légales » (sociétés au sens juridique). Les découpages des grands groupes en de multiples filiales contribuent en effet à réduire la proportion des effectifs recensés dans l’industrie au sens strict. Par ailleurs, une étude du cabinet OPC pour l’AdCF a permis de mesurer la part importante des emplois dits « hyper-industriels » qui sont largement adossés à l’industrie, notamment dans les activités de services aux entreprises, mais qui ne sont pas comptabilisés dans les emplois manufacturiers. Ce sont, par exemple, tous les emplois situés dans l’ingénierie ou l’informatique à Toulouse qui travaillent pour l’aéronautique. Ces emplois « hyper-industriels » représentent une part croissante de la valeur ajoutée.
  2. Cohen É., Souveraineté industrielle. Vers un nouveau modèle productif, 2022, Odile Jacob, Économie.
  3. Dufourcq N., La désindustrialisation de la France. 1995-2015, 2022, Odile Jacob, Économie.
  4. Houellebecq M., La carte et le territoire, 2010, Flammarion, Littérature française.
  5. Fourquet J. et Cassély J.-L., La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, 2021, Seuil, Sciences humaines.
  6. Gallois L., Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, rapport, nov. 2012.
  7. Veltz P., « Temps de travail et efficacité : un lien à repenser », in de Terssac G. et Tremblay D.-G. (dir.), Où va le temps de travail ?, 2000, Octarés, Travail.
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