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Explorer l'intelligence collective par l'intelligence collective

Le 11 août 2020

Face à l'émergence de crises sanitaires, écologiques, économiques ou sociales d'une ampleur et d'une complexité sans précédent, l'intelligence collective offre une médiation possible. Retour sur une expérience d’intelligence collective portée durant une année par l’association des auditeurs de l’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (AAIHEST), de la phase de préparation à la rédaction d’un « booksprint », une méthode d’écriture collaborative d’un ouvrage en un temps limité.

L'intelligence collective est au cœur de nombreux débats contemporains. Face à l'émergence de crises sanitaires, écologiques, économiques ou sociales d'une ampleur et d'une complexité sans précédent, l'intelligence collective offre une médiation possible. En intégrant une pluralité de regards complémentaires, elle contribue à former un tableau plus juste de situations qui échappent à la maîtrise du seul regard expert. Issu d'un projet porté par l'association des auditeurs de l'Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie, cet ouvrage est le résultat d'une volonté : croiser les regards et explorer ensemble les différentes facettes de l'intelligence collective.

Présenter une expérience d’intelligence collective vécue entre auditeurs de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST), intervient dans ce moment inattendu et grave liée à une pandémie lourde de conséquences. Plus que jamais, les controverses et incertitudes bousculent les rapports entre sciences et société, et interrogent la relation entre experts, gouvernants et citoyens. Les approches dites « d’intelligence collective » ont émergé comme un moyen possible pour dénouer l’écheveau de ces relations complexes.

Explorer les différentes facettes de cette notion, qui reste encore largement à définir, fut l’objet d’une expérience d’une année portée par l’association des auditeurs de l’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (AAIHEST). Une expérience riche d’enseignements pour laquelle les participants doivent souligner combien furent importantes les vertus de confiance mutuelle, générosité et pluralité, partagées par l’équipe durant cette année de construction collective. Ce furent là les clés de ce projet dont on peut transmettre sans prétention la méthodologie et souligner la diversité des contenus.

La pratique de l’intelligence collective est, un élément structurant de l’IHEST auquel l’ensemble des auditrices et des auditeurs sont introduits lors d’un des cycles annuels de formation(voir encadré). Cette démarche reflète la prise de conscience que nombre de problèmes complexes ne peuvent être abordés par de seuls points de vue experts, souvent réducteurs, parfois biaisés, mais requièrent au contraire la création de synergies et la mise en commun de regards complémentaires. Alors même que les enjeux du débat science-technique-société se font de plus en plus pressants, force est de constater qu’une telle approche reste encore bien peu utilisée : l’intelligence collective mérite certainement un écho plus large. Portés par cette prise de conscience, un objectif s’est dessiné, celui de rassembler nos expériences pour produire un ouvrage collectif sur ce thème.

L’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST) est un établissement public à caractère administratif, sous tutelle des ministères chargés de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche créé par décret du 27 avril 2007. L’IHEST assure une mission de formation, de diffusion de la culture scientifique et technique et d’animation du débat public autour du progrès scientifique et technologique et de son impact sur la société.

Au fil des ans, à l’issue du cycle annuel, des auditeurs se regroupent au sein d’une association des auditeurs (AAIHEST), pour apporter leur concours au rayonnement de l’institut de formation et promouvoir une culture partagée de la science et de la technologie. Ainsi, ils forment un réseau porteur des liens entre “Science et société” et mettent au service du Bien Commun cette formation et leurs expériences comme en témoigne cet ouvrage ”Regards croisés sur l’intelligence collective” initié par l’association.

Le livre publié en 2020 par un collectif d’auteurs issus du cycle annuel de l’IHEST n’est pas un ouvrage spécialiste sur l’intelligence collective mais le croisement d’expériences et de réflexions rédigées en intelligence collective selon une méthodologie présentée dans cet article.[1] Regards de praticiens, récits de grands témoins, de spécialistes et de simples observateurs se mêlent au fil de l’ouvrage pour livrer une vision composite, partielle - et parfois partiale - de l’intelligence collective. Résultat d’une année d’échanges durant laquelle se sont succédé colloques, ateliers, questionnaires, appels à contribution et finalement - pour les plus aventureux – « booksprint », l’ouvrage condense et croise les regards d’un groupe animé par une intention commune : la volonté de mettre en application les principes de l’intelligence collective portés par l’IHEST.

Comment réaliser un ouvrage en intelligence collective ? Le format « booksprint » (consistant en la rédaction d’un ouvrage en un temps court par un petit groupe, voir encadré), est apparu comme une réponse originale à ce défi. Ce format d’écriture partagée, encore peu développé en France, a démontré son efficacité à l’étranger, de la rédaction de manuels à la production d’ouvrages académiques. Il nous a semblé d’autant plus pertinent qu’il met en jeu nombre d’outils d’intelligence collective qui constituent le thème de l’ouvrage envisagé et permettrait, ce faisant, de lier le « fond » à la « forme ».

Qu’est-ce donc qu’un booksprint ? C’est d’abord une méthode d’écriture collaborative d’un ouvrage en un temps limité. Il consiste en « une session de travail intensif organisée pour l'écriture complète d'un livre, par plusieurs auteurs, réunis ou à distance, souvent encadrés par un facilitateur non rédacteur ». Le principe du booksprint s’inspire des cycles de développement itératifs, incrémentaux et adaptatifs caractéristiques des méthodes « agiles » développées pour faciliter la création d'applications informatiques au début des années 2000.

Ses bases reposent sur l’engagement d’un groupe de taille limitée (typiquement constitué de 5 à 15 participants) accompagné d’un ou d’une facilitatrice. Cette équipe se réunit sur un même lieu pour une période de quatre à sept jours durant lesquels les participants définissent de manière collective le contenu de l’ouvrage et sa table des matières, puis en rédigent les différentes parties. Des outils d’écriture collaborative sont le plus souvent utilisés pour faciliter l’échange d’information et distribuer les textes en cours de réalisation à tous les rédacteurs.

Découvrir l’intelligence collective : colloques et ateliers

Mais avant d’engager le temps de l’écriture, une phase préparatoire - collective elle aussi - s’est avérée nécessaire. Car si nous avions pour la plupart une intuition de l’intelligence collective (pour l’avoir rencontrée dans un cadre professionnel ou associatif, ou lors des cycles de formation de l’IHEST), nous n’en avions pas formulé un concept précis ni n’en étions véritablement spécialistes. De fait, beaucoup d’entre nous la pratiquaient, comme monsieur Jourdain, « sans le savoir ». Une phase de collecte d’information et de mûrissement, s’est donc avérée nécessaire pour en développer une notion plus précise. À cette fin, plusieurs ateliers préparatoires, temps de rencontres et de réflexion, ont été imaginés.

L’idée d’intégrer une rencontre avec des spécialistes et des praticiens de l’intelligence collective est immédiatement apparu comme un ingrédient essentiel de notre projet. Deux moments d’écoute ont donc été organisés dans le cadre des « Paroles de chercheurs » de l’IHEST afin de nourrir le débat et les discussions.

Le premier colloque a réuni Willie Robert (vice-président de Wikimédia France) et Joël Chevrier (professeur associé au Centre de Recherches Interdisciplinaires). Le second a accueilli les interventions du climatologue Jean Jouzel (membre du Conseil économique, social et environnemental depuis 2010, membre de l’Académie de sciences, ancien vice-président du comité scientifique du GIEC, organisme qui s’est vu décerner le prix Nobel pour la paix en 2007 au titre de lanceur d’alerte sur l'urgence climatique) et d’Olivier Piazza (directeur de la formation en « intelligence collective » à l’Université de Cergy-Pontoise) pour des regards croisés sur les principes et la mise en œuvre pratique de l’intelligence collective. Ces présentations et les débats qu’ils ont pu susciter sont venus enrichir nos réflexions ultérieures : ateliers, questionnaires et enfin, temps de rédaction collective de l’ouvrage.

Forger un espace de confiance et une plateforme de dialogue

L’idée d’engager les différentes promotions de l’IHEST dans la conception d’un projet en intelligence collective s’est traduite par la mise en place d’ateliers. Ouverts à tous les auditeurs, ces trois moments, distribués entre mars et juin, devaient non seulement nous aider à définir nos attentes, mais devaient aussi permettre de préparer le contenu de l’ouvrage et nous éclairer sur les modalités pratiques de ce moment d’écriture collective particulier que serait le booksprint.  

L’expérience des ateliers fut l’occasion d’exercer notre qualité d’écoute et de respect des points de vue les plus variés. Car c’est certainement là une des clés du succès de l’exercice : établir au plus tôt un espace de confiance, une plateforme de dialogue dans lesquels puissent surgir, en toute liberté, les idées, pertinentes ou farfelues, autant que les doutes et les incertitudes. Ces ateliers furent en ce sens non seulement l’occasion d’aborder le thème de l’intelligence collective » mais aussi, en mettant à l’épreuve certaines ses facettes essentielles, d’en expérimenter les méthodes.

Résultat de ces travaux préparatoires, quatre questions sur l’intelligence collective ont été soumises à l’ensemble des auditeurs. Les réponses ont été analysées par le groupe de rédaction lors du booksprint et ont alimenté la construction de l’ouvrage. Cette approche « ascendante », inclusive, a permis d’ancrer directement la réflexion sur le fond d’expériences des participants. Un ensemble de « grands témoins », identifiés pour leur expérience personnelle de l’intelligence collective ont enfin été contactés directement pour les inviter à partager leur pratique. Les ateliers et questionnaires ont ainsi formé un socle essentiel à la phase de rédaction à proprement parler : le « booksprint ».

Concevoir et rédiger ensemble : le booksprint

La phase de co-écriture de l’ouvrage, le « booksprint », consiste en la réunion d’une dizaine de participants sur un même lieu : cinq jours d’intenses réflexions, d’échanges d’idées, ponctués de temps de rédaction, pour mettre en forme les fondations de l’ouvrage. Les temps de discussions et de « brainstorming » suivent les moments d’écriture, seul ou en groupe, et de partage des travaux. Une construction organique dans laquelle le projet d’ouvrage émerge par touches successives, au travers d’un croisement d’idées et de « mise à plat ». Une expérience intense dans laquelle tous les outils d’intelligence collective se voient peu ou prou déployés.

Au-delà de la production d’un texte, les principes de respect mutuel, d’écoute, de construction d’un espace de confiance s’y trouvent appliqués, comme un échafaudage nécessaire sans lequel le projet ne saurait aboutir. Le temps de rédaction collective, aussi intense et vibrant fut-il, nécessita néanmoins encore un travail de lissage. En aval du booksprint, une étape de mise en forme engagea à nouveau le groupe pour concrétiser ces efforts dans l’ouvrage final.

En quoi consiste ce recueil ? S’y croisent parole experte des grands témoins et regards d’auditeurs au travers de grandes questions : quelles définitions, quelles réalités pour l’intelligences collective ? Quelle typologie d’usages ? Quelles approches, quelles méthodologies ? Mais aussi, quelles perspectives, quelles utopies cette notion sous-tend-elle ? L’ouvrage ne se veut pourtant pas une apologie aveugle de l’intelligence collective et une dernière partie en interroge, justement, les mésusages et les éventuels dévoiements. Pour donner corps et illustrer ces grandes questions, un ensemble de témoignages ont été recueillis. Ils recouvrent des sujets aussi larges que le rapport entre intelligence collective et intelligence émotionnelle, la place de l’intelligence collective dans la pratique scientifique ou au sein d’organismes telles que Wikipédia, les institutions européennes ou encore le Conseil économique, social et environnemental, mais également des applications sectorielles de l’intelligence collective, dans l’urbanisme, l’éducation, la lutte contre le changement climatique, et bien d’autres sujets encore.

Hors des sentiers battus et des formats traditionnels, l’ouvrage assume sa structure en forme de « kaléidoscope » pour mieux multiplier les perspectives et susciter la surprise, à l’image sans doute d’une notion d’« intelligence collective » ouverte, toujours en mouvement, toujours à (re-)définir.

Quelles leçons tirer de cette expérience ?

Au-delà de toute tentation de définition « dogmatique » ce projet à fait émerger une volonté commune, celle de construire un tableau composite, de proposer un faisceau de points de vue personnels et d’expériences. Car l’intelligence collective est un espace toujours en construction. Elle ne saurait se réduire à un définition « taille unique ». Mais n’est-ce finalement pas là le cas de tant de sujets complexes qui dépassent le seul regard expert ?

Ne pas ignorer les contextes variés dans lesquels un sujet peut se déployer semble - dans cet exercice au moins - un impératif si l’on ne veut sombrer dans une représentation étroite, au risque d’aliéner toutes celles et ceux qu’elle ignore. Inclure les regards pour mieux comprendre, donc, mais aussi pour créer un groupe, pour fédérer un ensemble d’individus autour d’un projet commun, pour faire front ensemble, en permettant à chacun de s’engager dans un projet et d’y contribuer. Chacun se voit alors accorder la possibilité d’apporter son expérience personnelle au profit d’un effort collaboratif. Puisque tous les acteurs (y compris les « non-experts ») ont voix au chapitre, puisque leur parole est entendue et qu’ils contribuent à l’élaboration d’une solution originale, le travail de chacun est valorisé.

En ce sens, l’exercice de l’intelligence collective s’est aussi révélé une expérience personnelle, susceptible d’enrichir chacun des participants à l’exercice. Voilà donc quelques-uns des enseignements de cette approche.

Il ne faudrait pourtant pas en déduire que le pari de l’intelligence collective est aisé. La réussite d’un tel projet tient à un équilibre subtil, fragile, toujours remis en question, entre ouverture et écoute, entre respect des points de vue et volonté de débattre. Cette alchimie passe par la mise en place d’une plateforme d’écoute, un espace de confiance et de transparence dans lequel chacun est à même de s’exprimer librement. Car ce n’est que dans ces conditions que l’intelligence collective est susceptible de remplir son pari : réunir un collectif pour explorer ses complémentarités, provoquer les synergies, croiser les regards et rendre compte qu’enfin, « 1+1>2 ».

[1] Jean-Marc Deltorn, Audrey Mikaëlian, Évelyne Pichenot « L’intelligence collective : regards croisés », L’Harmattan, 2020.

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Par

Jean-Marc

Deltorn

Chercheur au laboratoire de recherche UR 4375 du Centre d'études internationales de la la propriété intellectuelle de l'Université de Strasbourg

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