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Un incubateur de lanceurs d’alerte de demain ?

CitizenCampus
Les sessions privilégient l'interactivité et la participation des étudiant.e.s, notamment par le système de posters que les "citizen-campusiens" rédigent par groupe afin de questionner l'intervenant sur certains aspects de son intervention.
©UGA
Le 14 août 2020

Depuis deux saisons, les organisatrices de CitizenCampus, en particulier Isabelle Forge-Allégret et Marguerite Pometko, m’ont sollicité, comme juriste engagé1, pour intervenir dans des sessions « Engagements et expertises » sur la thématique de « Encadrement juridique de l’alerte éthique ». En 2018-2019, dans le cadre de la thématique générale « Sciences, techniques et sociétés : qui gouverne le progrès ? », il m’a été demandé d’intervenir sur le statut du lanceur d’alerte.

J’ai notamment pris part à un débat, qui se déroulait dans les locaux d’Air liquide à Sassenage, avec Raymond Avrillier, lui-même citoyen impliqué ayant engagé de nombreuses procédures juridiques emblématiques2 et Laurent Bègue, porteur de l’initiative Lundi vert, professeur de psychologie sociale et directeur de la Maison des sciences de l’homme Alpes ainsi que Gilles Henri, co-fondateur des Cafés sciences et citoyens de l’agglomération grenobloise. En 2019-2020, il m’a été demandé d’intervenir en début de session 4 sur les usages du droit autour des questions d’engagements et d’expertises, à travers la notion de lanceur d’alerte.

Mon interrogation était : « Les experts ont-ils intérêt à être lanceurs d’alerte ? Quels sont les risques juridiques à dénoncer les périls scientifiques ? »

Une promotion de tous horizons et des sessions interactives

L’originalité et l’intérêt d’intervenir dans le cadre de CitizenCampus est, d’une part, que les promotions sont composées d’étudiant·e·s de l’université de Grenoble Alpes (UGA) de tous horizons. Cela oblige à être encore plus pédagogique et accessible que lorsqu’on intervient devant un public pluridisciplinaire et non seulement devant des étudiant·e·s en droit ou en Sciences Po. On se rend compte d’ailleurs que les termes juridiques peuvent avoir, pour des étudiant·e·s en physique, en chimie, en ingénierie, en ethnologie, en STAPS ou en sociologie, une signification différente. Dans la mesure où, lorsque j’étais doctorant, j’intervenais déjà dans des formations en droit des étrangers, pour des associations, devant des publics divers, notamment de travailleurs sociaux, des éducateurs spécialisés et même des lycéens, j’avais déjà pris conscience de cette difficulté et de la polysémie des termes utilisés en droit (ainsi, par exemple, l’« incompétence » ou l’« indisponibilité » ont un sens précis en droit qui n’est pas le même que dans le langage commun).

Cela permet, d’autre part, d’avoir une interaction et un file back différents de l’auditoire car les sessions de CitizenCampus privilégient l’interactivité et la participation des étudiant·e·s, notamment par le système de posters que les « citizens-campusiens » rédigent par groupes, afin de questionner l’intervenant sur certains aspects de son intervention.

Or, lors de ma dernière intervention, sur les risques pris par les experts s’ils lancent une alerte éthique (poursuites-bâillon3, placardisation ou licenciement, mesures de rétorsions diverses, comme le fait de supprimer des subventions ou des financements alloués à un chercheur ou l’accès à certains moyens ou revues, etc.), les quatre placards, que j’ai conservés en photo, interrogeaient davantage la place du droit – et de son instrumentalisation – dans nos sociétés que les mécanismes de protection de l’alerte éthique (« Un lanceur d’alerte doit-il attendre que la société soit prête à changer pour alerter ? » ; « Quelle est la place de l’interprétation du droit dans le cadre juridique des lanceurs d’alerte ? [notions de désintérêt, de bonne foi, etc.] » ; « Pourquoi, selon vous, les intégrer les personnes morales dans la définition légale du lanceur d’alerte ? » ; « L’intérêt politique a-t-il une influence sur la prise en compte d’un lancement d’alerte ? Celui-ci peut-il être utilisé comme arme politique ? » ; « Les possibles indemnisations ou héroïsation d’un lanceur d’alerte remettent-elles forcément en cause la nature désintéressée de l’alerte en droit français ? »).

Ces questions, auxquelles je n’avais pas nécessairement de réponse assurée, m’ont amené à m’interroger si, en réalité, le projet des initiateurs de Citizen Campus n’était pas de former les lanceurs d’alerte de demain – c’est-à-dire les lanceurs d’alerte du « monde d’après ».

Deux conceptions du lanceur d’alerte

Évidemment cela dépend de la conception du lanceur d’alerte qu’on développe. À notre sens, selon la réflexion que nous développons sur les lanceurs d’alerte depuis, qu’en 2013, nous avons consacré un congé de recherche à cette thématique émergente, un lanceur d’alerte est une personne, physique ou morale, qui, dans le cadre d’une relation de subordination économique (salariés, agent public, co-contractant, intérimaire, etc.) a un accès privilégié à des informations et, ayant une conscience accrue d’un danger existant pour un intérêt collectif, signale ou révèle celui-ci, de bonne foi, par des canaux appropriés.

Selon la réflexion que nous avons développée, avec Jean-Philippe Foegle, si le lanceur d’alerte est une vigie ou un parrèsiaste (dans le sens foucaldien), il n’est ni un traître, ni un héros4. Il n’a pas non plus nécessairement à être désintéressé (aux États-Unis les systèmes de whistleblowing les plus efficaces sont les dispositifs sectoriels qui reposent sur la rémunération des whistleblowers par un pourcentage des sommes récupérées selon le système de bounty law5).

Il existe deux conceptions du lanceur d’alerte. L’une restreinte, purement « managériale » et encadrée par la loi dans le cadre de laquelle ne peuvent être dénoncés aux autorités que des faits ou comportements que les pouvoirs publics cherchent à réprimer. Elle n’ouvre aux lanceurs d’alerte qu’un droit très restreint. Ils doivent être dans une situation de dépendance économique ou de lien de subordination avec l’organisme mis en cause. L’alerte doit être lancée de bonne foi et de manière proportionnée et s’adresser d’abord aux autorités internes avant d’envisager, en cas d’échec, de s’adresser à l’extérieur (autorité indépendantes, autorité judiciaire et en dernier recours les médias ou le leaking6).

L’autre conception, que l’on peut qualifier de « démocratique », est toute entière fondée sur le droit du public à l’information sur les sujets d’intérêt général. Elle ouvre un droit d’alerter sur un large éventail d’informations et comportements contraires à l’intérêt général. Dans ce cadre, des figures comme Émile Zola (« J’accuse ! »), le général Jacques Pâris de la Bollardière (torture en Algérie et essais nucléaire dans le Pacifique), les Femens, les Pussy Riot, Irène Frachon (le Médiator), Cédric Herrou (délit de solidarité), les décrocheurs de portrait, Piotr Pavlensky, voire même Didier Raoult ou Les veilleurs (de la Manif pour tous) peuvent être appréhendés comme des lanceurs d’alerte…

Des différences entre désobéissance civile et alerte

Ce paradoxe tient au caractère éminemment ambivalent de la démarche du lanceur d’alerte. Tout acte de porter l’alerte constitue un acte de déviance à la norme car celle-ci constitue à la fois une forme spécifique de dénonciation, et une forme particulière de désobéissance. En effet, d’une part, l’alerte vise à dénoncer un risque portant atteinte à un intérêt collectif (santé, sécurité, environnement, etc.) ou aux Droits de l’homme. Elle signale toujours des pratiques malhonnêtes, immorales ou jugées illégitimes. Mais, à la différence du délateur, le lanceur d’alerte n’est pas seulement dans une logique d’accusation mais aussi et surtout dans une volonté que le risque dénoncé soit pris en considération afin d’y remédier. Dans le même temps, le lancement d’alerte est une forme particulière de désobéissance à l’ordre établi. La désobéissance à un ordre et le refus de maintenir le silence sont les deux faces d’une même médaille. Toutefois, il existe des différences entre désobéissance civile et alerte car, le lanceur ne vise pas à obtenir un changement d’ordre politique, mais à faire en sorte, plus modestement, que soit mis un terme à qui lui semble être un comportement ou une action contraire au bien commun. Autrement dit, le lanceur d’alerte n’est pas en rupture avec l’ordre établi : il veut le préserver et le faire évoluer pour assurer sa sauvegarde.

Dans l’immédiat, comme on pouvait s’y attendre, dans le prolongement des réflexions menées par Anticor, Transparency international France7 et du Conseil d’État8, la loi française (loi dite « Sapin 2 » 9) et le droit de l’Union européenne10, ont retenu la conception la plus étroite, managériale, du « dénonciateur légal ». Mais il n’est pas interdit de vouloir aller plus loin11 en promouvant une conception plus citoyenne, et désobéissante, de l’alerte éthique. À n’en pas douter les citizens campusiens de l’UGA constitueront, dans un monde qui entre vraisemblablement dans une sombre période de crises à répétition (sanitaires, environnementales, climatiques, économiques, sociales), les vigies éthiques de demain.

  1. Dockès E. (dir.), Au cœur des combats juridiques. Pensées et témoignages de juristes engagés, 2007, Dalloz.
  2. Caron M., « Les citoyens et la transparence de la vie publique : retour sur cinquante ans de combats du lanceur d’alerte Raymond Avrillier », Politeia déc. 2017, n31, http://www.revue-politeia.com/anciens-numeros/n-31-a-40/13967-2
  3. Mazeaud D., Rapport sur les procédures bâillons, à la demande de M. Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2017.
  4. Slama S. et Foegle J.-P., « Lanceur d’alerte : traître ou héros ? », Sciences humaines mai-juin 2017 ; Dossier sur les lanceurs d’alerte, La Revue des droits de l’homme 12 juill. 2016, http://revdh.revues.org/2216
  5. Schwartz Miralles J., « Les récompenses financières des lanceurs d’alerte portent-elles atteinte aux droits fondamentaux ? Le cas du droit américain », La Revue des droits de l’Homme 12 juill. 2016, http://journals.openedition.org/revdh/2383 ; Le lancement d’alerte en droits français et américain, thèse de droit privé, 10 déc. 2019, AMU.
  6. Foegle J.-P., « Lanceur d’alerte ou “leaker” ? Réflexions critiques sur les enjeux d’une distinction », La Revue des droits de l’Homme 6 juill. 2016, http://journals.openedition.org/revdh/2367
  7. Transparency international France, Guide pratique à l’usage du lanceur d’alerte français #2, déc. 2017.
  8. Conseil d’État, Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger, 2016, La Documentation française, Les études du Conseil d’État.
  9. L. n2016-1691, 9 déc. 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
  10. Dir. (UE) 2019/1937, 23 oct. 2019, sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union.
  11. Rapport de la commission des lois sur la proposition de loi de M. Ugo Bernalicis et plusieurs de ses collègues visant à la protection effective des lanceuses et des lanceurs d’alerte, 4 mars 2020 ; Tribune initiée par la Maison des lanceurs d’alerte, « Coronavirus : faire taire les lanceurs d’alerte nuit gravement à la santé publique », Libération 7 mai 2020.
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